Cette invitation, c'était stupide !

Mais quel idiot je fais ! Qu'est-ce qui m'a pris de faire ça ? À quoi pensais-je ? Aussitôt l'invitation envoyée, je regrette. Mais sérieusement, qu'est-ce que j'imaginais ? C'est ridicule ! La seule chose qui va se passer, c'est que je vais lui faire peur. Voilà ce qui arrive à toujours vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais sur ce coup, j'ai fait fort. Je me suis surpassé avec cette tentative pathétique. Quel crétin !

Du calme… Elle va refuser l'invitation, et toute cette histoire sera finie, tuée dans l'œuf. Je pourrai oublier cette idiotie et passer à autre chose. Non mais, c'est dingue ! J'imagine la tronche qu'elle va faire en lisant mon invitation… Je vais lui foutre la trouille à coup sûr ! Qu'est-ce que j'imaginais ? Elle ne l'acceptera jamais, et tant mieux !

Non mais, attends, et si elle l'acceptait ? En serait-elle capable ? Je l'ai éduquée de mon mieux et lui ai enseigné la prudence, mais elle est grande maintenant et doit être avide de nouvelles expériences. Je me souviens : à son âge, j'étais prêt à braver le monde, minimisant les risques encourus en me sentant capable de tout affronter. J'étais bien naïf et je me suis retrouvé dans nombre de situations délicates. Je ne veux pas de ça pour ma fille. Je ne veux pas qu'elle s'imagine que, puisqu'elle est majeure, elle peut se permettre de faire tout ce qu'elle veut et de prendre des risques. Elle ne doit pas baisser sa garde. À quoi sert l'expérience des parents s'ils ne peuvent la transmettre à leur progéniture ?

Et puis elle traîne à longueur de temps sur Internet. J'ignore ce qu'elle peut bien y foutre. Elle se croit peut-être protégée derrière son écran, mais ce n'est qu'une illusion : la toile est remplie d'araignées. Dieu seul sait combien de tordus ont pu déjà croiser sa route… En tant que père, je me dois donc de garder un œil d'une façon ou d'une autre pour la protéger. Mais si je le fais trop frontalement, elle va se braquer. Elle croira sa liberté en danger, et sa réactance la poussera à agir dans mon dos ; voire pire, braver tout ce que je lui déconseille. Il me fallait donc un moyen détourné.

Mais il n'y a pas que ça. Depuis déjà quelque temps, il est devenu de plus en plus difficile d'avoir une réelle discussion avec elle. Non, ce n'est pas que notre relation soit tumultueuse – bien au contraire – mais plutôt qu'elle se montre de plus en plus muette sur les sujets qui la touchent vraiment. Quid de ses aspirations, de ses doutes, de ses joies ou de ses peines ? Elle n'est pas non plus très bavarde sur ses histoires de cœur au lycée malgré toutes mes tentatives foireuses d'aborder le sujet. Une fille aussi belle qu'elle a dû forcément avoir affaire aux garçons, avec tout ce que cela implique. J'espère qu'elle reste prudente. Petite, elle n'avait aucun secret pour moi, mais maintenant je dois batailler juste pour savoir ce qu'elle a fait de sa journée.

Mais quoi ? Avais-je vraiment besoin d'en arriver là ? De créer un compte sur Twibook, le dernier réseau social à la mode que je sais qu'elle fréquente et de lui envoyer une invitation pour qu'elle m'ajoute à ses contacts ? Cette invitation, c'était stupide ! L'espionner – car oui, c'est le foutu terme adéquat – ainsi, c'est vraiment ce qu'il y a de plus pathétique. Et quelle idée de me faire passer pour un admirateur secret ? À coup sûr, elle va me prendre pour un vieux pervers en quête de chair fraîche ! Heureusement, elle ne saura pas que c'est son père qui se cache derrière ce faux compte. Qu'est-ce que j'imagine, qu'elle va parler avec un inconnu alors qu'elle ne parle pas avec moi, son père ?

C'est dans un état second que je regarde sur mon écran les quelques lignes que je lui ai envoyées, réalisant à peine que j'ai pu franchir ce pas. Quel idiot je fais… Bon, il vaudrait mieux arrêter de se tracasser et de passer à autre chose. Je dois avoir confiance en ma petite Maëlle. Elle est grande maintenant, et je l'ai bien éduquée. Elle aura la sagesse et la prudence de refuser cette invitation. Allez, j'ai pas mal de boulot qui m'attend ; passons à autre chose.


Je rentre du bureau après une dernière réunion tardive. Maëlle m'accueille avec une bise sur la joue et m'annonce qu'un savoureux repas m'attend dans la cuisine. Je la remercie chaleureusement et me dirige vers mon menu. Hum, l'odeur est alléchante. On dirait qu'elle s'est surpassée ce soir. Je mets tout sur un plateau-repas et vais la rejoindre dans le salon pour profiter de la télévision, en espérant y trouver un programme intéressant.

Elle est là, assise dans son fauteuil, à pianoter sur son téléphone, ses fines lèvres dessinant un mignon petit sourire. Les émeraudes qui lui servent d'iris brillent d'une lueur joviale. Sa bonne humeur la rend encore plus resplendissante que d'habitude. Mais bon sang, qu'est-ce qui peut la mettre autant en joie sur ce foutu téléphone ?

— Je te trouve rayonnante ce soir. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
— Rien, papa ; j'ai juste passé une journée agréable. Et toi, ça a été ?
— Toujours autant de boulot, mais ça avance.

Quand je vois ses formes, son doux visage et sa longue chevelure d'or, je ne peux m'imaginer le nombre de garçons qui doivent lui courir après, essayant de la soumettre à leurs désirs pervers. Certains ont peut-être même déjà réussi. Cette idée me rend dingue ! C'est mon trésor qu'ils tentent de me ravir. Hier encore, elle n'était qu'une enfant, ma petite princesse, toujours collée dans mes bras, et demain elle se calera dans ceux de types qui n'ont jamais pris soin d'elle, des quasi-inconnus. Certains se foutront même totalement d'elle et l'embobineront juste pour la baiser. Et elle finira fatalement par partir loin de moi… Faut bien que l'oiseau quitte le nid.

Déprimé, je finis mon repas rapidement et pars jeter un coup d'œil à ma messagerie personnelle que je n'ai pas eu le temps de consulter dans la journée. Il n'y a pas grand-chose d'intéressant. Pris de curiosité, je me connecte sur le réseau social avec une sorte de boule au ventre. Ouf, aucun changement. Elle n'a pas encore accepté ce contact. Tant mieux !


Cette histoire m'est complètement sortie de la tête le lendemain au boulot. En ce moment nous sommes sur un contrat important avec mon entreprise, et j'ai intérêt à ne pas le louper. Bref, j'ai quand même un petit moment de répit ce mercredi après-midi, alors je me vois repenser à ce compte. Pris par la curiosité, je me connecte. Il me faut quelques secondes d'étonnement avant de réaliser que Maëlle m'a ajouté à ses contacts. Mais diable, pourquoi a-t-elle fait ça ? Je lui ai pourtant déjà expliqué qu'il ne fallait pas entrer en correspondance avec n'importe qui sur Internet !
D'un coup une page de messagerie instantanée s'ouvre, et je suis surpris d'y lire le message :

« Bonjour, je peux savoir qui tu es ? » écrit Maëlle. Merde, qu'est-ce que je lui réponds, moi, maintenant ? Je me fais passer pour qui ? Un copain de classe ? Non, elle devrait s'apercevoir rapidement que je mens. Les jeunes ont une façon de parler entre eux, et je ne maîtrise absolument pas ce langage. Je ne peux pas non plus lui dire que c'est son père : je vais passer pour quoi, après ?

« Je crois que le nom de mon compte est pourtant clair : je suis un admirateur secret. »
« Ça, j'avais cru comprendre, mais ça ne m'indique pas ton identité. »
« Tu connais le sens du mot secret ? »
« Lol, oui, bien sûr. Donc tu ne veux pas le dire ! Est-ce que je te connais, au moins ? »
« Possible. Je peux te dire que moi je te connais, en tout cas. »
« Prouve-le ! »
« Tu te nommes Maëlle Sinclair. Tu vis dans une petite commune du nom de Solérèse et tu vas au lycée Alphonse de Lamartine de Méronze. Tu n'as ni frère ni sœur. Ta mère est morte il y a quelques années. Tu vis donc seule avec ton père. »

Avec ça, j'espère lui donner la frousse. Au moins, ça lui servira peut-être de leçon. À l'avenir, elle n'acceptera plus n'importe qui dans ses contacts.

« Tu ne sembles pas avoir menti. Il semblerait en effet que tu me connaisses. »
« Et qu'est-ce que ça te fait ? »
« Eh bien, je dois avouer que je suis intriguée. Tu ne veux vraiment pas me dire qui tu es ? Quelqu'un du lycée peut-être ? »
« Non, je ne suis pas un garçon du lycée. Tout ce que je peux te dire, c'est que je suis plus vieux que toi. »
« Plus vieux ? C'est-à-dire beaucoup plus vieux, ou non ? »
« Disons qu'on partage une certaine différence d'âge. »
« Hum, ça ne m'aide pas beaucoup, tout ça ! »
« J'espère bien ! Je n'aimerais pas te rendre la tâche aisée. »
« Lol. Mais comment je fais pour savoir que tu n'es pas un vieux pervers en train de t'asticoter la nouille pendant que je te parle ? Admirateur secret, c'est louche comme nom ! »

Tiens, je ne lui connaissais pas ce genre de langage. Finalement, elle se montre quand même un brin méfiante. Au moins, elle aura quand même écouté en partie mes leçons.

« Tu ne peux pas savoir, justement. Je pourrais te donner ma parole et essayer de gagner ta confiance, mais ça pourrait être un tas de mensonges. »
« Oui, effectivement ! Alors on est dans une impasse. »
« Tout ce que je peux te dire, c'est que je voulais juste parler avec toi afin d'apprendre à te connaître mieux. Sinon, tu es libre de supprimer mon adresse de tes contacts à tout moment, et je fais la promesse que si tu le fais, je n'essaierai plus jamais de te contacter. »
« Ça m'a l'air honnête. Mais encore une fois, comment savoir si tu mens ou pas ?! »
« Tu ne peux pas. À toi de voir si tu prends le risque ou non. Tu es libre de me supprimer dès maintenant. »
« Disons que j'ai envie de te laisser une chance, cher admirateur secret. Que veux-tu savoir de moi ? »
« Je suis désolé, mais il va falloir que j'y aille. Peut-être une autre fois. »
« D'acc, je serai connectée ce soir si tu veux. »

C'est plus par peur de la suite que je mets fin à cette conversation. Je ne m'attendais pas à une telle réaction de sa part. Est-elle folle ou quoi d'avoir accepté de me… de parler à cet inconnu ? Après toutes les leçons que j'ai tenté de lui inculquer, je ne puis croire qu'elle se laisse avoir si facilement. Et moi, qu'est-ce qui me prend d'avoir joué le jeu ?

Quoi qu'il en soit, son attitude me prouve que j'avais des raisons de me méfier de ce qu'elle foutait sur Internet. Je me demande jusqu'à où elle serait prête à aller. J'espère qu'elle aura la sagesse de mettre fin à cette folie si la situation devenait un peu trop ambiguë.

Merde, avec tout ça, mon boulot m'est sorti de la tête. Il faut que je m'y replonge. Ce n'est pas le moment de perdre ce contrat, sinon les conséquences risquent d'être fâcheuses, genre perdre mon entreprise !


Je rentre chez moi après une journée des plus harassantes. Ayant travaillé comme un forcené, je suis donc lessivé. Maëlle m'accueille avec le sourire. Heureusement, elle a déjà préparé à manger. Nous passons donc à table tranquillement. Tandis que nous dégustons l'entrée, Maëlle me demande comment je vais. Je lui raconte rapidement ma dure journée de labeur et la questionne sur la sienne.

— Oh, j'ai juste traîné un peu sur Internet et j'ai maté un film.

Bizarrement, je ne suis pas étonné qu'elle n'évoque pas l'admirateur secret. Elle le devrait pourtant, et elle le sait. Pourquoi ne le fait-elle pas ? Venir me parler dès que quelqu'un de louche tourne autour d'elle, c'est pourtant ce que je lui ai toujours conseillé. Elle a affirmé être intriguée par l'admirateur ; peut-être que la curiosité la pousse à faire fi de toute prudence. Bon, d'un autre côté, si je me débrouille bien, je pourrai apprendre un tas de choses sur elle qu'elle ne m'a jamais dites. Je me sens idiot de me jouer ainsi de ma fille, mais je me rassure en me disant que c'est pour son bien. Si elle me cache déjà l'admirateur, alors qui sait ce qu'elle peut bien me cacher d'autre…

Cette nuit-là, éreinté, je ne suis pas long à m'endormir.


La journée du lendemain est chargée. C'est identique jusqu'à la fin de semaine, si bien que je n'ai pas le temps à repenser à cette histoire avec Maëlle. L'avantage, c'est que je signe finalement un partenariat avec l'entreprise Deplos Imex, permettant ainsi de m'ouvrir à un plus grand marché. L'avenir de ma propre entreprise est donc assurée. C'est satisfait et d'humeur victorieuse que je rentre chez moi et retrouve Maëlle. Elle semble étonnée par mon enthousiasme, surtout quand elle me voit déboucher une bouteille de champagne. Nous trinquons, puis nous festoyons une heure après.

Elle part s'isoler dans sa chambre peu après le repas. Ayant envie de me distraire, j'allume l'ordinateur du salon et surfe sur le net. C'est là que je me souviens du compte que j'ai créé. Je me connecte pour voir si Maëlle n'a pas laissé de message ; rien ! Elle a eu raison de ne pas le relancer. Je reste connecté et continue à surfer sur le net. Ce n'est que quelques minutes plus tard qu'une page de messagerie instantanée s'ouvre : c'est Maëlle.

« Salut ! »
« Salut. »
« Je pensais que tu avais changé d'avis ; tu ne t'es pas connecté mercredi soir. »
« Oui, désolé, j'ai été débordé. »
« Tu veux donc toujours que je te parle de moi ? »
« Bien évidemment. Visiblement, toi aussi tu n'as pas changé d'avis. »
« J'avoue que c'est toujours plaisant quand quelqu'un s'intéresse à soi. »
« N'est-ce pas mieux si on sait qui est la personne ? »
« Pas forcément. C'est assez excitant de s'imaginer que tu peux être n'importe qui. Si ça se trouve, je t'ai croisé des tas de fois cette semaine. Tu en connais déjà pas mal sur ma vie ; tu dois donc être quelqu'un de mon entourage. »
« Et ça ne t'effraie pas ? Même pas un peu ? »
« Peut-être un peu. »
« Alors on devrait mieux arrêter là. C'est préférable, je pense. »
« Quoi ? Tu t'es donné tout ce mal pour entrer en contact et tu veux arrêter là ? Tu n'es pas sérieux ! Non, on continue un peu plus et on verra par la suite. J'ai envie de discuter ce soir, et tu es dispo, alors… »
« Maëlle, ce n'est pas la décision la plus prudente, et tu le sais. »
« Arrête, j'ai l'impression de lire mon père ! Assez tergiversé, il est temps de passer aux choses sérieuses. Allez, commençons ! »

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