Deux Noëls, 60 ans d'écart
Lioubov26/11/20241954
Qui n'a pas connu le crissement de la neige qui s'écrase sous les semelles dans le quasi-silence que procure le blanc manteau qui atténue tout autre bruit tandis que des milliers de minuscules aiguilles acérées picotent le visage et qu'il fait si froid que l'atmosphère semble métamorphosée en cristal fragile ne peut comprendre.
Derrière moi, la luge glisse au gré de mes pas hésitants en zigzagant sur la neige où je m'enfonce jusqu'aux genoux, progressant péniblement en direction de l'immeuble où je réside. Un étage, et j'arrive derrière la porte qui s'ouvre avant même que je ne pose ma main sur la poignée. Je suis aveuglé par un flash : c'est Maman qui vient de me prendre en photo !
Je pénètre dans l'appartement surchauffé par le petit poêle à charbon Arthur Martin qui ronfle, chargé jusqu'à la gueule, et dans lequel il m'arrive de faire griller des châtaignes sous la cendre. Papa, assis dans son fauteuil à côté du sapin décoré, tire consciencieusement sur sa grosse pipe Ropp, celle que je lui avais offerte pour son anniversaire. Sur la table, un modeste repas de fête nous attend : c'est Noël !
Soixante-neuf ans après, une puissante émotion m'étreint le cœur chaque fois que je revois la photo maintenant jaunie de ce petit garçon de huit ans, le visage à moitié masqué par la capuche de son duffle-coat encore parsemée de flocons, et que je me remémore ces moments de bonheur à jamais disparus.
2014
Déjà trois apéritifs, et elle tient toujours le coup… Elle, la vieille, ma belle-mère qui, avec ses 125 kg, fait craquer la chaise au moindre de ses mouvements. La canne qu'elle a gardée à proximité d'elle semble bien fluette pour soutenir cette masse qui, tout à l'heure, va devoir rejoindre sa maison dans la nuit, même s'il n'y a qu'une cinquantaine de mètres à parcourir.
Dans quel état sera-t-elle après ce repas pantagruélique accompagné de force grands crus ? C'est qu'elle picole, la vieille ; elle lève encore bien le coude à 87 ans !
Je n'ose imaginer l'aspect de son foie. Quoique…
Les plats se succèdent ; les visages deviennent de plus en plus congestionnés au fur et à mesure que les verres se vident. Au plateau de fromages, elle est toujours vaillante. Café, pousse-café ; sa tête commence à dodeliner. À présent, les bouchons de champagne sautent.
Je remplis les flûtes et lève la mienne :
— À ta santé, Mamie, et une longue vie !
Hypocrite, moi ? Certes, je l'admets. Mais ses filles ne le sont-elles pas tout autant que moi, sinon plus ? Tous les regards sont fixés sur elle, guettant le moindre signe de défaillance ; la convoitise brûle dans les regards. C'est elle qui a le fric, la vieille, et chacun attend sa part d'héritage ; combien de temps va-t-elle encore s'accrocher à la vie ?
Heureusement, sur le chemin du retour, elle devra passer juste à côté de la mare. Une mare d'eau glacée.
J'ai vraiment envie de saboter sa canne…