1. Jeannette, ou la mère infidèle

Histoires vraies, vécues ? Quelle importance ! Voici, pour votre plaisir, les récits de quelques vies de femmes. Celles-ci se sont confiées à moi, et de ce fait, ce qui va vous être narré peut bien entendu être parfois transformé par ma manière d'écrire, par aussi ma façon de décrire avec mes mots ces tranches de vie qui retracent pourtant le plus fidèlement possible les trajets personnels de ces femmes.
Merci pour elles.

Trente-deux ans, brune élancée et bien dans sa peau, Jeannette a tout pour réussir dans la vie. Un mari charmant, Yann, avec lequel elle envisage de faire de beaux enfants. Ils se sont rencontrés sur les bancs d'un amphithéâtre d'une faculté de province. Monsieur a un bon travail et sa douce moitié également, ce qui leur procure une existence plutôt dorée. Leur passion perdure donc depuis quelque cinq belles années d'un bonheur absolu. Ils sont amoureux, et se le montrent sans qu'il soit besoin de se le prouver.

Lui prend soin de cette femme qui fait le sel de sa vie. Il n'oublie ni son anniversaire ni celui de leur mariage. La maison qu'ils occupent est un reflet de ce qu'ils sont, des gens raisonnables et bien dans leurs pompes. Sa grande brune, toujours souriante, garde leur palais dans un état irréprochable. Mais en ce matin de février, juste après le petit déjeuner pris en commun, Jeannette semble pourtant triste. En bon mari aimant, bien évidemment Yann remarque de suite la mine plutôt grise de son épouse.

— Quelque chose ne va pas, ma chérie ?
— Non ! Non, ne t'inquiète pas, tout est en ordre.
— Pas à moi, mon ange. Tu peux raconter cela à tes amies, mais moi je sens bien que tu es tracassée par je ne sais quoi.
— Yann, s'il te plaît, on peut parler d'autre chose, tu veux bien ?
— Je ne te comprends pas. Depuis que nous sommes ensemble, tu n'as pas encore confiance en moi ? Tes ennuis sont mes ennuis, tout comme les miens sont les tiens. Il n'est pas difficile de s'ouvrir à moi et de me raconter ce qui te rend si triste ce matin. J'ai fait quelque chose de mal, ou dit un mot que tu ne voulais pas entendre ?
— Mais non ! Je n'ai pas envie de discuter, ce matin ; c'est aussi simple que ça.
— Et tu imagines que je vais me contenter de ce genre d'argument ? Un peu léger, non, comme réponse ; tu ne trouves pas ? Nous avons juré de ne rien nous cacher… et dès qu'un problème se pointe, tu t'enfermes dans un mutisme qui me dérange.
— Pff ! C'est bon, nous reparlerons de tout cela à midi. Pour le moment, je ne veux pas ouvrir la bouche.
— À ta guise, alors. Mais je ramènerai cette affaire sur le tapis au déjeuner, tu peux me croire.

Jeannette ne réplique pas, et Yann – déjà pas très en avance – file vers son bureau comme chaque matin. Mais cette histoire tourne en boucle dans sa tête et la matinée se déroule d'une manière plutôt maussade pour lui. Merde ! Ils avaient pourtant fait l'amour une bonne partie de la soirée. Sa femme avait l'air d'avoir pris son pied. Alors son attitude du matin est plus qu'incompréhensible pour ce brave type qui aime sa Jeannette plus que tout.

Les heures passent trop lentement, et celle du déjeuner se profile tout de même, après qu'il ait retourné toutes les hypothèses dans sa caboche.
Sur la route, il prépare déjà dans sa tête les questions pour une mise au point avec celle qui partage tout de son existence. Crever l'abcès devient urgent pour ne pas gamberger tout le reste de la journée.

À son arrivée chez eux, elle a dressé la table, et le fumet de sa cuisine vient titiller les narines de Yann. Il fait des gestes habituels, tels que se laver les mains avant de passer dans la salle à manger. Jeannette est là ; sa mine est un peu moins crispée. Elle lui détaille sa matinée par le menu, mais se garde bien d'aller sur le terrain de ce qui la chagrine. Alors, bien sûr, en bon mari, il ne la presse pas de questions. Mais il y songe pourtant, et après le repas, alors qu'ils s'octroient une pause-café sur le canapé, il ose enfin revenir sur ce qui affecte sa belle :

— Bon, alors ? Tu veux bien me raconter d'où te vient ta soudaine morosité ? J'ai pensé à cela toute la matinée.
— …

Jeannette vient de lever les yeux vers lui ; des yeux remplis de larmes. Il ne parle plus. Il sait bien qu'elle va y venir et qu'elle va se calmer d'abord et raconter ensuite. Il lui suffit d'être patient. Il l'est, depuis toutes ces années de vie commune ; une ou dix minutes de plus ne changeront pas le cours du monde ou de leur univers, de toute façon. La poitrine qui se soulève au rythme de sanglots contenus, elle finit par prendre sur elle, puis elle se libère d'un coup.

Ça commence par quelques mots murmurés :

— Elles sont revenues… j'ai tant espéré…
— … ? De qui parles-tu ?
— De ces saloperies de règles ! Presque quinze jours de retard, et l'espérance du bout du tunnel.
— Tu veux me dire que tu as tes règles et que c'est pour cela que tu te mets dans de pareils états ?
— J'y ai tellement cru, cette fois : quinze jours que la date était dépassée. Tu imagines ma déception ce matin… quand…
— Mais, mon amour, si ce n'est pas ce mois-ci, ce sera le mois prochain. Je comprends que tu veuilles me donner un enfant, mais l'important c'est que toi tu ailles bien, non ?
— Et comment veux-tu que j'aille bien si chaque mois qui passe me rejette un peu plus loin dans le désespoir ?

Yann sait bien que, là, il touche un sujet sensible chez Jeannette. Depuis le début de leur mariage, ils tentent de faire un enfant. Alors ils font l'amour si souvent que chaque arrivée de nouvelles règles devient insupportable pour son épouse. Comment faire, comment comprendre que la Nature soit si salope avec eux ? Sa femme et lui ont déjà visité tellement de médecins, de docteurs… Ils sont même allés outre-Atlantique pour voir des spécialistes qui sont absolument unanimes : tout est normal, il faut attendre et persévérer. Mais Jeannette n'arrive plus à y croire encore.

Du reste, s'il fait bonne figure, l'annonce de ce flux menstruel lui semble aussi une catastrophe. Surtout amplifié de la sorte par les états d'âme de sa femme adorée. Il n'est pas loin de craquer également, et pour l'heure il se tait. La brune aussi est silencieuse après cet aveu d'infertilité. Sa petite frimousse est calée contre la poitrine de cet homme bien impuissant à la satisfaire dans son désir de procréation. Il se hasarde à avancer une hypothèse :

— Nous retournerons voir notre bon vieux Gérodias ; il est notre médecin de famille depuis si longtemps…
— Mais, il est en retraite depuis un an ! Et puis, comme les autres, il nous a seulement trouvé… trop impatients. Comme tous, je l'entends encore me dire avec son sourire « Allons, Jeannette, laissez le temps au temps et faites avec Yann ce qui doit être fait. N'y pensez plus, et vous verrez ; un jour vous regarderez ce joli bidon s'arrondir. »
— Je sais bien, ma chérie, mais je n'ai pas de solution miracle et je suis comme toi, anéanti par cette fichue malchance.
— Je veux bien aller le revoir une dernière fois. Mais plus personne ne me tripote, plus aucun de ces médecins ne me fait mettre à poil juste pour me dire « Tout est en ordre, soyez patients. » Il doit bien y avoir une cause quelconque à cette impossibilité d'être enceinte, tu ne crois pas ?
— Si ! D'autant plus que nous faisons l'amour aussi souvent que possible, et que pendant les périodes propices nous redoublons d'intensité dans nos étreintes. L'amour ne suffit pas, mon cœur ; non, il ne suffit plus.

La main de Yann caresse lascivement les tempes de cette Jeannette qui, les yeux dans le vague, fixe le plafond. Il donnerait tout pour la voir souriante et heureuse. Il ne l'est pas non plus, et la cause est récurrente. Mois après mois, il en vient à haïr cette période où la machinerie féminine de sa femme se remet en branle avec une régularité de métronome, même si cette fois un décalage trop prometteur lui avait redonné un regain d'espoir. Comment calmer cette douleur qui refait surface entre le vingt-neuvième et le trentième jour, dès le premier signe d'écoulement des règles ?

— Je prends rendez-vous avec le docteur Gérodias ou pas ?
— Parce que tu sais où le trouver ? Il ne travaille plus depuis… au moins un an.
— Allons ! Il a été le médecin de notre famille depuis ma naissance, et il a accompagné mes parents jusqu'au dernier jour. Alors pas besoin de te tracasser. Et puis cette fois il devra bien nous dire si nous avons une chance de te voir enceinte.
— Tu crois ?
— Jusque-là, ne te fais pas de mauvais sang… de toute manière ça ne changerait rien, sauf à te rendre inutilement malade. Et puis c'est bien à deux que nous devons affronter cette épreuve, il me semble… le curé et le maire ont bien dit « pour le meilleur et pour le pire ». Si j'ai bien tout saisi.
— Oui… Je t'aime, mais c'est plus fort que moi, que nous, ces déceptions répétitives. Embrasse-moi et n'en parlons plus… avant demain. Tu ne vas pas à ton bureau cet après-midi ?
— Si. Encore une chance que je sois le patron, parce que deux fois à la bourre dans la même journée, c'est un cas de licenciement !

Cette boutade arrache un sourire forcé à la jeune femme et Yann peut retourner à sa boîte sans avoir trop peur qu'elle fasse une bêtise. Il sera temps d'aviser après une vraie conversation avec ce bon Gérald Gérodias. À près de soixante-douze ans, il est un des rares toubibs en qui Yann a confiance. Il a tant vu de misère que finalement la pratique de la langue de bois n'est pas son truc. Il est… était partisan de la vérité ; et qu'elle soit bonne ou mauvaise, il sait la délivrer sans trop de fioritures.

Dès son retour au travail, le mari désolé se rue sur le téléphone, et le vieux généraliste accepte de recevoir le couple dans la soirée du lendemain. Au moins, ça va calmer sa Jeannette de voir que Yann a téléphoné à Gérodias. Si elle se trouve soulagée et prête à encore patienter, son homme, lui, se pose désormais des tas de questions. Il tient à son épouse comme à la prunelle de ses yeux, et l'imaginer malheureuse le rend dingue. Mais la Nature est ingrate, et la mariée trop belle. Il fallait bien aussi que quelques grains de sable se glissent dans une machinerie trop bien huilée.


La maison n'a pas changé de l'extérieur. Les murs de pierre bien épais sont pareils à ceux des souvenirs de Yann. Gamin, sa mère l'amenait ici ; et là sur la gauche, dès la porte franchie, il se souvient de la salle d'attente aux chaises à l'assise lustrée par les fonds de culotte. Puis il revoit le cabinet médical où le bon docteur le faisait se mettre en slip. Un sourire au coin de ses lèvres fleurit à l'évocation de ce temps déjà bien lointain.

La lourde porte de chêne tourne sur ses gonds, et le bonhomme qui les attend a plus mal vieilli que sa baraque. Ses cheveux sont devenus bien rares sur son crâne.

Il fait entrer le couple, et après un salut cordial à Jeannette et Yann, il les dirige non pas vers ce qui servait de salle d'attente, mais vers une pièce où une cheminée dispense une chaleur bienveillante. Dehors, la soirée annonce une nuit glaciale. Là, une petite femme à la peau ridée comme une pomme desséchée leur sourit et se lève pour les embrasser.

— Eh bien, la Mathilde et le Jacques seraient fiers de l'homme qu'ils nous ont pondu ! Mon Dieu, comme tu as grandi. Et vous, Madame, on voit que vous en prenez soin de ce grand dadais de Yann. Je l'ai connu tout petit… le premier jour de sa naissance. Un vrai braillard… Espérons pour vous qu'il se soit assagi.
— Bien, les enfants, Raymonde va nous préparer un petit vin cuit. Par le temps frisquet qui nous arrive, mieux vaut réchauffer les corps. Je suppose cependant que vous n'êtes pas venus pour trinquer à ma santé. Alors lequel me dit de quoi il retourne ?
— Ben… vas-y toi, Yann : tu es plus à l'aise avec monsieur Gérodias…
— Eh bien mon garçon ? Ne crains rien, je t'écoute.
— Alors voilà…

Et Yann se met en devoir de confesser leurs difficultés pour avoir un enfant. Il narre par le détail tout ce qu'il sait, le nom des praticiens de tout poil qu'ils ont déjà consultés, et le retraité écoute sans jamais lui couper la parole. Pourtant son regard devient insistant et se fixe sur la jeune compagne de ce garçon qu'il connaît depuis toujours.

Au bout d'un long moment et après un silence pesant, il s'adresse au jeune homme :

— Quand tu m'as appelé hier après-midi, j'ai bien senti que ton affaire tournait autour de ce bébé qui se fait appeler « Désiré », et j'ai un peu remué mes archives. Vous m'aviez tous les deux déjà consulté ensemble, lorsque j'exerçais encore. Ça remonte à quatre ans maintenant. Tu vois, Yann, malgré mon incapacité à utiliser un ordinateur, mes documents sont précieusement gardés et bougrement utiles, donc !
— Nous n'en avons jamais douté, vous le savez. Et c'est bien en désespoir de cause que nous revenons vous ennuyer, Monsieur Gérodias.
— Tu es gentille, petite. Oui, gentille. Alors écoutez-moi attentivement. Pour faire un petit, il faut être deux ; c'est bien votre cas. Et un facteur supplémentaire de réussite doit être que les deux soient féconds, vous me suivez ?
— Je crois pour ma part que oui. Jeannette aussi, je suppose ?
— Bien entendu, je comprends.
— Alors imaginons que ce ne soit pas toi, petite, qui ne puisses pas faire d'enfant ; vous avez fait quelques examens en ce sens ?
— Ben… franchement non. Aussi idiot que ça puisse paraître, vous êtes le premier à venir nous dire cela.
— Bien ! J'ai retrouvé dans ton dossier les analyses que j'avais prescrites au moment où vous étiez venus me consulter. Curieusement, l'enveloppe te concernant avait été rangée sans être décachetée. Madame Ligier, ma secrétaire – Dieu garde son âme – avait parfois des absences, et elle a sans doute classé ces résultats dans la chemise à ton nom.
— Mais… je ne me souviens pas que vous me les ayez prescrits.
— En tout cas, je l'ai ouverte, moi, l'enveloppe ; et voici ce qu'il en ressort : toi, Jeannette, tu peux coucher mille ans avec ce gamin-là… jamais tu ne seras enceinte de lui.
— Mais… pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt ? Alors il suffit de trouver un donneur et de procéder à une procréation assistée.
— En paroles, ça paraît simple à dire, mais un peu plus complexe à réaliser. Enfin, c'est une des solutions possibles. Je ne te cache pas, Jeannette, que ça va être long et fastidieux, et que les chances de réussite ne sont pas garanties. Nous n'en sommes qu'aux balbutiements d'un procédé complexe, vous voyez ?
— Mais alors… que nous reste-t-il comme espérance ?
— Si j'avais vingt ans de moins, je vous proposerais mes services.
— Vos services ? Vous sauriez faire un bébé éprouvette ?
— Non ! Pas ce genre d'appui ! Je songeais à une solution bien plus pratique et rapide. Elle sous-entend cependant que tu ne sois pas trop jaloux, Yann. Mais je suis certain que dès le mois prochain ou le suivant ce joli petit ventre pourrait bien s'arrondir.
— Je… j'ai mal compris ? Je n'ose pas imaginer que vous puissiez seulement envisager qu'un autre pourrait…
— Attends, Yann ! Laisse monsieur Gérodias nous expliquer. Vous ne parliez pas de vous, n'est-ce pas ?
— Non : je suis bien trop fatigué et vieux pour ce genre de gymnastique. Mais dans vos amis… personne ne pourrait vous rendre ce service ?
— Vous me voyez dire à un de mes potes « Tu ne voudrais pas engrosser ma femme ? »
— Quant à moi, je ne veux pas d'un amant occasionnel. À combien estimez-vous nos chances d'avoir un enfant par le biais d'une intervention médicale ?
— Je ne saurais vous le dire… peut-être vingt pour cent pour une FIV, et moitié moins pour une insémination classique. Mais ça peut marcher. Reste à savoir que le temps est très long, et que dans votre cas… une ou deux tentatives avec un partenaire étranger au couple pourraient peut-être régler votre problème en quelques semaines, quelques mois tout au plus… Un choix difficile, je le conçois ; mais là, c'est le médecin qui vous parle. Vous allez vous entredéchirer à trop attendre, et les échecs minent aussi les couples qui espèrent.
— Je ne peux pas penser une seule seconde que…
— C'est bon, ma chérie… nous reparlerons de tout ceci à la maison, entre nous. Nous n'allons pas vous embêter plus longuement avec nos problèmes.
— Et vous ne voulez pas prendre un doigt de porto ? Raymonde et moi serions si contents de prendre l'apéritif en votre compagnie… Tiens, la voici qui revient.

Les deux couples trinquent, mais chez les jeunes le cœur n'y est plus. Chacun de son côté, ils songent à ces mots que leur a martelés le bon toubib. Et leur retour à la maison se fait dans un silence aussi glacial que la température de la nuit. Les jours suivants, ni lui ni elle ne reviennent sur le sujet. Le message est cependant bien passé, et il tourne dans les deux têtes même si d'aucune des bouches ne sort un mot relatif à cela. Vient tout de même une soirée où les règles de Jeannette sont derrière eux, et l'envie est grandissante. Sur ce plan-là, personne ne rechigne à faire l'amour.

L'acte n'est ni bâclé ni écourté. Comme si aucun malaise ne subsistait, les deux amants accomplissent les gestes ancestraux qu'il convient de faire entre une femme et un homme qui s'aiment. C'est seulement lors de la pause qui survient après la communion de la chair que les cerveaux ressassent les évènements des jours précédents. Alors que Yann joue avec la chevelure brune de cette Jeannette alanguie contre sa poitrine, il se sent tellement coupable. Un sentiment étrange qui ne le rassure pas vraiment.

Quant à la jeune femme, elle nage encore dans les vapeurs de cet après-sexe. Béatitude des amours bien nées, et bonheur passager des couples qui se sentent bien. Dans sa jolie caboche également trottent des idées saugrenues. Des images dont elle se garde bien de parler à ce mari aimant. Les mots du vieux médecin de famille ont laissé des traces. Depuis l'entrevue avec le retraité, elle rêve d'une étreinte fugitive qui lui apporterait… ce qui lui manque le plus. Mais l'impossibilité désormais réside dans le fait que Yann serait forcément au courant d'un débordement, même unique.

Elle pense aussi tout en appréciant la main qui sait l'attendrir et la calmer. Envisager ce moyen simple de faire un enfant sans repasser par la case « hôpital » avec tout ce qu'elle comporte comme contraintes, humiliations et déconvenues. Et elle envisage le fait que si l'idée venait de son mari… ce serait sans doute moins traumatisant pour lui ; pour elle aussi, peut-être. Comment l'amener à aborder ce sujet sans qu'il se braque, se vexe ou se fâche ? Là réside toute l'astuce de le faire venir sur le terrain miné d'un dialogue à haut risque.
Pourtant, la pression est si grande que finalement c'est bel et bien elle qui revient sur les propos de monsieur Gérodias :

— Tu as réfléchi, Yann ?
— À quoi, mon ange ?
— À ce que nous a raconté le docteur de ta famille ; il n'avait peut-être pas tout à fait tort. Et si c'était cela, la solution ?
— Parce que tu pourrais me tromper pour parvenir à tes fins ? Je n'arrive pas à y croire ! Tu serais capable d'aller jusqu'à te donner à un autre pour faire un enfant ?
Nous faire un enfant ! Pas pour le plaisir de te faire cocu, mets-toi bien cela dans le crâne. Juste pour sentir un petit être croître et se développer là… dans ce ventre que tu viens de visiter.
— Je me doutais bien que tu allais faire rejaillir la faute sur moi ; je m'en doutais depuis quelques jours. Tu rumines dans ton coin, et bien sûr… je fais figure de coupable idéal.
— Il n'y a pas de notion de culpabilité ou de chose de ce genre. Lorsque je pensais que c'était moi qui ne pouvais pas faire ce bébé, tu as su me le seriner à longueur de temps. J'ai fini par accepter cet état de fait. Il en est de même pour toi. Ce n'est la faute de personne si ça ne fonctionne pas, et que ce soit chez toi n'y change rien. Soit nous acceptons cela et nous acceptons de le vivre seulement tous les deux, soit nous avançons.
— Je sais bien… mais peut-être que nous pourrions envisager une intervention médicale.
— C'est rassurant pour toi ? Tu sais ce que c'est que de passer entre les pattes de types qui te regardent sous toutes les coutures, qui te tripotent sous prétexte qu'ils sont hommes de science ? Je me suis prêtée à ce jeu en songeant que mon ventre était incapable de fabriquer ce morceau de nous dont je… nous rêvions toi et moi. Mais depuis que je sais que tout fonctionne là, je n'ai plus envie de recommencer ces séances où je suis un cobaye !
— De là à envisager… l'arrivée, même brève, d'un troisième personnage dans notre vie de couple…
— À toi de voir ! Mais où Gérodias avait encore raison, c'est bien sur le point que nous allons droit dans le mur, et que tôt ou tard notre couple – comme beaucoup de ceux de nos amis – un jour ou l'autre va rentrer dans une crise dont toi et moi connaissons déjà la cause première.
— Donc, tu me mets un couteau sous la gorge ? Je dois accepter de te laisser baiser avec un autre sans rien dire ? Te savoir dans les bras d'un… étranger, tu peux imaginer ce que pour moi ça peut représenter ?
— Pour une femme, ne pas avoir d'enfant, tu sais ce que c'est ? Le désir de maternité peut aussi faire faire des tas de conneries. Il n'en demeure pas moins que c'est toi que j'aime ! Tu es ma seule raison d'être, d'exister, de vivre aujourd'hui. Je ne suis pas certaine que ce qui me manque le plus n'entraîne pas une folie passagère de ma part.
— … Quoi ?
— Ne peut-on pas imaginer une seconde que nous pourrions ensemble assumer cela ?
— Comment ça ? Explique-moi, parce que je ne comprends pas tout à fait où tu veux en venir.
— Faire de ce moment douloureux pour toi et moi, une fête, une communion. Que notre vie s'offre une parenthèse, un regain d'énergie avec un partenaire particulier choisi ensemble, et ensuite nous reprendrions le cours de notre existence avec un petit plus, qui sait ?
— Tu suggères donc que nous trouvions de concert celui qui va me faire cocu pour de bon ? Me crois-tu masochiste à ce point ? Rien que d'y songer, ça me fait déjà tellement mal aux tripes !
— Et si une fois de plus tu raisonnais avec ta tête plus qu'avec ton cœur ? Pèse le pour et le contre, et regarde de quel côté penche la balance.
— Entre quoi et quoi, ma chérie ? Dis-moi l'alternative que tu entrevois.
— Eh bien entre un coup de canif dans le contrat de mariage que nous donnerions ensemble et une séparation inéluctablement inscrite dans le cas d'un refus total. C'est aussi bête que cela. Mais je suis bien certaine que tu le sais déjà… Je n'irai plus voir ces prétendus grands pontes qui ne sont pas foutus de nous trouver une vraie solution. Et c'est en cela que j'admire tout de même ton Gérodias : lui est un vrai bonhomme puisqu'il a eu le courage de m'ouvrir les yeux. Je trouve dommage que tu n'en aies pas pris conscience toi aussi.
— … ?
— Ne sois pas attristé ! Je te le dis et te le répète : je t'aime. Mais un enfant est important pour que je me sente femme à cent pour cent. J'en ai besoin, c'est vital pour notre couple.
— Si je saisis bien tes propos, pas d'enfant équivaudrait à un divorce à venir ?
— Allons, ne me fais pas croire que tu ne le sais pas. J'ai enduré cinq ans de cabinets médicaux, d'examens gynécologiques avilissants et plus encore pour apprendre que si je change de « mâle » tout est possible. Tu imagines le choc ? Mais je serais très heureuse que tu m'accompagnes dans cette démarche plus que personnelle. Mieux, que tu m'épaules et vives cet évènement main dans la main avec moi.
— Je… j'ai droit à un temps de réflexion ?
— Nous ne sommes plus non plus à quelques journées près. Prends le temps qu'il te faut, mais fais un choix.
— Je vois ! Le tien est déjà fait ?
— Non : il me faut attendre ta réponse, et ne pense pas que ce soit si simple. Pour moi non plus rien n'est facile.


— Yann ! Yann ! Réveille-toi ! Bon sang, réveille-toi !
— Quoi ? C'est la fin d'un monde ? Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est… je crois que c'est maintenant !
— Hein, quoi ? Maintenant ? Il est deux heures du matin.
— Et alors ? Tu crois qu'il va attendre que tu décides de l'heure de sa venue ? Je te dis que ça commence.
— Qu'est… qu'est-ce que je dois faire ? Je ne sais pas ! On doit y aller tout de suite ? Merde alors ! Je n'arrive pas à y croire. Tu es sûre ? Certaine que…
— Bon sang, regarde ! Je viens de perdre les eaux… Lève-toi, tu vas être papa.

Dans la chambre conjugale, c'est l'effervescence. Yann a un regard d'halluciné qui ne saisit pas vraiment ce qui lui tombe dessus. Sur la commode, la valise de Jeannette, faite à l'avance, semble le narguer. La confusion règne dans sa caboche embrouillée. Hagard, il s'habille à la hâte, pressé par sa femme qui se tient au pied du lit. Elle porte une robe de chambre sous laquelle sa chemise de nuit en coton est trempée sur le devant. Ce qui lui arrive là est à lui, sans l'être tout à fait.

Il n'a cependant plus le temps de songer à tout cela. Tout s'accélère, et sur le trajet il commet quelques fautes d'orthographe au Code de la route. À leur arrivée, une infirmière leur ouvre la porte. Eh oui ! Il faut montrer patte blanche pour pénétrer dans le sanctuaire de la vie de cette maternité, surtout de nuit. Une autre dame habillée de blanc prend en charge la patiente. Curieusement, c'est au mari qu'elle s'adresse en premier.

— Ça ira ? Dans la salle d'accouchement, vous n'allez pas tourner de l'œil ? Nous aurons déjà fort à faire avec votre dame sans encore avoir à vous réanimer.
— Euh… je ne sais pas…
— Et vous ? C'est votre premier bébé ?
— Oui… J'ai mal au ventre.
— Les contractions ; c'est normal. Allez, on s'installe sur le lit. Je mets les étriers et vous y logez vos talons. Maintenant je vais voir à quel stade en est le travail. Vous êtes prête ? Je sais, ce n'est jamais agréable, mais je dois me rendre compte de l'ouverture du col.
— Yann, donne-moi la main, s'il te plaît.
— C'est ça. Au moins, vous serez utile à quelque chose ! Je vous jure… ces hommes, vous êtes déjà tout pâles, et on en est qu'au tout début…
— Au tout début ? Pourtant les contractions sont de plus en plus rapprochées.
— Vous êtes terrible ! L'ouverture n'en est qu'à six ou sept centimètres ; ça avance normalement. Restez sagement dans cette position. Je repasse vous voir dans un quart d'heure : j'ai une autre patiente qui est plus avancée que vous ; je vais lui rendre une petite visite. Vous là, le papa, vous pouvez aller boire un café à la machine qui se trouve dans le couloir. Et ne faites pas trop de boucan, tout le monde dort.
— … Mais si ça se précipite ?
— Eh bien votre épouse ne serait pas la première femme qui enfante seule. Et elle et le bébé ne vont pas s'envoler !
— …
— Ne faites pas cette triste mine ; je vous appellerai le moment venu. Pour l'instant, vous ne pouvez nous être d'aucune utilité.

L'homme, les yeux dans le vague, s'éloigne finalement pour ce fameux caoua dont tout le monde s'accorde à dire qu'il est exécrable. Il voit ensuite repasser la sage-femme, puis deux infirmières pressées. Personne ne lui demande rien. Ce n'est qu'au bout d'un temps interminable qu'un dragon en blouse rose revient vers lui. Cette infirmière s'adresse à lui sur un ton plutôt neutre :

— C'est bon ; venez, nous en sommes en phase terminale. Votre bébé va arriver dans quelques minutes.

Dans ses mains, le carton contenant un reste froid de café tremble dangereusement. Yann ne sait pas quoi répliquer. Ses jambes sont en coton, mais il prend sur lui et franchit les quelques mètres qui le séparent de l'antichambre de la vie. Il n'est plus tout à fait lui-même. La première vision de son bébé, c'est une tache plus sombre entre les cuisses largement ouvertes de sa Jeannette. Elle a le visage en sueur, le teint rouge à force d'efforts. Et lorsqu'il veut lui serrer la main en pensant la soulager, elle repousse la sienne avec violence.


Il est dix heures du matin. Un joli poupon rose dort dans un berceau transparent, près du lit d'une femme souriante. Cette fois, la main de son mari est dans la sienne. Elle le regarde, puis se tourne vers la minuscule chose qui paisiblement se repose. Le visage de Yann est tout proche du sien. Alors, dans un dernier effort elle lève le bras, celui qui n'est pas relié à un goutte-à-goutte. La main féminine s'accroche au cou du bonhomme qui sait ce qu'elle veut. Le baiser est doux comme du miel.

Lorsque les lèvres des deux amants se dessoudent, les yeux de la brune sont comme deux mers calmes. Alors elle lui murmure à l'oreille quelques mots qui finalement résument toute l'humanité de la situation qui les a amenés là, et où ils vivent ce grand bonheur d'être parents.

— Yann, je t'aime, et tu vois que ça valait le coup que nous fassions une entorse aux règles de notre mariage…

Le mari lui sourit. Finalement, le fils qui dort tout près, c'est bien le sien en cet instant ; le reste n'est que bla-bla et littérature. Un long moment s'écoule avant que l'homme ne réagisse et laisse tomber doucement dans le creux de l'oreille de la femme alitée :

— Je t'aime… Non : je vous aime aussi.

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