6. Vénus, ou la passagère inconnue

Marc Genty roule vitres ouvertes. Pourtant, en ce début de novembre, la température n'est guère clémente ; mais il fume en douce et ne veut pas que Mylène, sa femme, lui fasse encore une scène. Depuis quelques mois, le couple qu'il forme avec cette ravissante créature aux yeux de chatte bat de l'aile. Il a sa part de responsabilités dans cette histoire, ce qu'il reconnaît volontiers. Il traîne souvent avec ses vieux potes, ceux de l'école communale, retrouvés un peu par hasard après s'être perdus de vue pendant une quinzaine d'années.

« Traîner » est un euphémisme tout paternel : il picole trop, et il le sait bien. Mais bon, comment résister lors de soirées où les hauts faits d'armes de jeunesse des uns et des autres incitent à trinquer allégrement ? Là, en compagnie d'Arthur, Georges ou encore Damien, il avait tiré une taffe ou deux puis, de bouffée en bouffée, il s'est remis à fumailler clandestinement. Alors sa rousse râle davantage à chacune de ses sorties.

Elle s'est d'abord imaginé que Marc avait une maîtresse. Puis elle a compris qu'il n'est déjà pas un acharné du sexe avec elle ; alors, avoir une amante lui passe largement au-dessus de la tête. Par contre, elle a vite saisi qu'il boit un peu plus que la normale, et là, la pilule ne passe pas. Si en plus elle découvre des odeurs de cigarettes… ça va être sa fête, et il aura encore droit à l'hôtel du cul tourné, ou peut-être même que c'est sur le canapé qu'il va finir sa nuit, après sa soirée bien arrosée.

Il rentre du village avec quelques grammes dans chaque œil, alors il roule sur de petits chemins pour ne pas risquer une mauvaise rencontre avec les hommes en bleu. C'est sa hantise. Se voir retirer son permis de conduire serait la pire des catastrophes. C'est donc toutes vitres ouvertes à l'avant de son véhicule et en chantant à tue-tête qu'au loin, il aperçoit des lumières. Immédiatement celles-ci sont assimilées dans son esprit à des gyrophares ; et ces feux clignotants-là, il tient à les éviter à tout prix. Il s'arrête donc au beau milieu d'une forêt de sapins. Il coupe le moteur et se tait.

Le silence est lourd, pesant, et le froid de la nuit lui tombe sur les épaules ; tant qu'il roulait, c'était supportable. Mais ce sont surtout les lumières de police qui dégrisent légèrement Marc, qui fait quelques pas, avançant à couvert pour se rendre compte de ce qui motive le ballet étrange de ces lueurs lointaines. Ces cons vont encore le mettre plus en retard qu'il ne l'est déjà, et cette fois il est bon pour une sévère engueulade ; il n'y coupera plus, c'est sûr.

Bizarre comme les lumières semblent venir du dessus des grands arbres. L'idée saugrenue que les flics ont peut-être mobilisé un hélicoptère lui traverse l'esprit ; Marc se met à rigoler de sa connerie. Bon, il est sans aucun doute un peu gris, mais de là à lui envoyer la cavalerie ailée, il reste de la marge. S'avançant un peu sur le chemin, il découvre à plusieurs centaines de mètres de l'endroit où il se trouve un engin totalement inconnu se tient en l'air ; c'est lui qui émet des flashs lumineux comparables aux gyrophares des gendarmes.

Interloqué, notre buveur n'en revient pas. C'est quoi, ce truc qui se tient entre ciel et terre, presque à la cime des sapins ? Comme ceux-là ont entre vingt et trente ans, ils font quoi ? Pas loin de vingt-cinq mètres de haut. Il le sait, il les a repiqués avec son grand-père quand il avait six ou sept piges. Merde, c'est tout de même glaçant, ce spectacle… Il se jure que si c'est un tour de ses quinquets ou de l'alcool, il ne boira plus une goutte de bibine ni de pinard. Encore moins de son sky préféré. La boule en suspension au-dessus du faîte des arbres est soudain encore plus illuminée ; Marc a même l'impression qu'un rayon vert vient de balayer le sol autour de la chose qui stationne là-haut.

Dans ce halo d'une couleur indescriptible, il apparaît au bonhomme tremblant qu'une forme se déplace. Marc se prend le bras gauche entre pouce et index et se pince pour s'assurer qu'il n'est pas en plein rêve. Une silhouette sort lentement de ce torrent verdâtre qui donne une clarté étrange à tout ce qui l'entoure, éclairant autant que le soleil en plein jour. Le seul problème, c'est qu'il est vingt heures trente et qu'en novembre, à cette heure-là, il fait aussi sombre que dans une galerie de mine. Et comme si cela ne suffisait pas, le truc suspendu dans l'air s'éloigne rapidement sans émettre le moindre bruit.

Secoué par cette vision sortie tout droit de son cerveau embrumé, Marc Genty regagne fissa sa voiture. Il démarre et ferme les vitres. Il est gelé lorsqu'il reprend la voie ordinaire qui le mène chez lui. L'image de sa femme l'attendant ne le motive pas vraiment à foncer, mais il sent que ses tripes sont nouées par ce à quoi il vient d'assister. Et au croisement du chemin qu'il quitte et de la route départementale sur laquelle il doit faire encore un kilomètre, quelque chose surgit soudain dans le pinceau de ses phares.

En fait de quelque chose, c'est plutôt quelqu'un, et en l'occurrence une femme qui longe la route bitumée. Le pied de Marc écrase le frein pour éviter la silhouette qui lui fait sortir les yeux des orbites. Il y a de quoi être désappointé : dans le faisceau des phares, la femme qui marche est jeune, très jeune. De plus, elle est… entièrement nue. À l'extérieur de l'habitacle de sa petite routière, la température avoisine le zéro et un vent cinglant frappe de plein fouet la jeune femme qui ne semble pas avoir vu la voiture. Il ouvre la portière, mais la drôle de dame passe, tel un zombie, le long du fossé qui borde la route.

— Hé, attendez ! Vous allez attraper la mort. Où allez-vous comme ça ? D'où venez-vous en pleine nuit par un froid de canard pareil ?

L'autre ne fait pas mine de l'apercevoir et continue son chemin sans broncher. Marc court derrière la femme qui erre par un temps à ne pas mettre un chien dehors. Il lui attrape le bras. La créature est froide, comme morte. L'homme revoit le spectre lointain, aperçu dans la lumière de l'étrange engin qui vient de partir, il ne sait ni comment ni où. En courant, il repart vers sa bagnole, et muni d'une couverture il fonce vers la donzelle qui va mourir de froid, il en est convaincu. Cette fois, elle s'arrête et se laisse emmitoufler dans le plaid de laine.

— Venez ! Venez dans la voiture : vous allez attraper la mort à courir dans la nuit glaciale.
— …
— Vous êtes muette ou quoi ?

La créature, dans sa couvrante à carreaux rouge et noir, est assise à la place du passager avant. D'un coup, Marc réalise que ça va être coton de raconter à sa bourgeoise qu'il vient de « trouver » une femme à poil au milieu de nulle part. Mais décemment, il ne peut abandonner la nana en pleine nature par ce froid intense. Alors tant pis, advienne que pourra, la décision de la ramener chez lui n'est pas la plus facile qui soit. C'est pourtant ce qu'il fait. Ce sont donc deux personnes qui roulent en direction de Mylène.


Mylène, trente-sept ans, attend une fois de plus son mari. Marc a depuis quelque temps changé. Lui qui rentre d'ordinaire pour le dîner est de plus en plus souvent en retard. Alors, devant la table dressée, la blonde plantureuse s'énerve un peu. Les copains, c'est bien, mais à trop haute dose ça l'insupporte. Ce soir elle se sent – se sentait – d'humeur coquine. Elle s'est habillée assez court, avec l'espoir que Marc la regarde autrement. Elle veut renouer avec lui des relations mari-femme plus normales.

Ça fait combien de temps qu'il ne l'a pas touché ? Ça remonte à… si loin qu'elle ne retrouve plus le dernier soir, la dernière fois où il lui a fait l'amour. Elle frissonne en songeant que l'idée que son mari puisse avoir une maîtresse n'est pas si dingue que cela. Il lui raconte qu'il passe du temps avec ses amis, mais elle n'en sait rien, finalement. Et puis il boit trop. Alors ce soir, elle veut sortir le grand jeu. Le ramener dans le lit pour autre chose que dormir.

Et pour cela, elle a mis le paquet. Jupe courte malgré le temps exécrable de ce début d'hiver. Un chemisier dont l'échancrure non boutonnée devrait réveiller, chez celui qu'elle aime malgré tout, des ardeurs un peu en berne depuis trop longtemps. Sous ses oripeaux qu'elle juge plutôt… suggestifs, pas de culotte ni de soutien-gorge. De surcroît, elle a passé un long moment à la salle de bain, prenant soin de ce corps qu'elle compte bien lui offrir. Mais encore faudrait-il que ce con revienne.

La nuit est tombée, et avec elle le gel et la froidure. Alors dans le salon elle vient préparer le feu dans la cheminée : un plus pour ce qui lui trotte dans la tête. Le dîner est prêt, et deux assiettes s'acoquinent avec des bougies qu'elle n'allumera qu'à la dernière seconde, au retour du maître de céans. Retour qui se fait appeler « Désiré », ravivant ses vieux démons et ses suspicions légitimes. La pensée d'une maîtresse potentielle fait une réapparition progressive dans l'esprit de la blonde.

Elle grommelle depuis quelque dix minutes, pestant après son Marc qui gâche toujours tout. Un coup d'œil par la fenêtre de la cuisine lui montre au loin des lueurs suspectes. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé… Et s'il s'était fait rattraper par la patrouille ? Il lui arrive de plus en plus fréquemment de rouler un peu bourré, conséquence directe de ses retrouvailles avec ses anciens amis d'école. Mylène se tord les doigts en imaginant le pire. Au-dehors, le thermomètre indique une température négative. Merde, où est-il encore passé, cet idiot ?

Mais voici que dans la longue allée qui va de la route à la cour de leur maison, les pinceaux des phares avancent lentement. Ouf ! Le cœur de la blonde fait un grand bond dans sa poitrine. Marc arrive, et elle est bien décidée à exécuter son plan de sauvetage de leur mariage en perdition. Alors elle ferme les volets roulants de la cuisine puis s'avance sur le perron. Marc est près de sa voiture et tient la portière passager ouverte. Elle ne comprend pas vraiment ce qui se passe.

— Mylène, viens m'aider. Viens vite !
— Quoi ? Ne me dis pas que tu as ramené un de tes poivrots de copains beurré à la maison ?
— Mais non ! Viens me donner un coup de main. Regarde ce que j'ai trouvé sur le bord de la route : une femme complètement à poil.
— Mais… une femme à poil ? Tu te fiches de moi, là ! Dis-moi que tu n'as pas fait ça…
— Quoi, ça ? Elle semble muette et elle était complètement gelée. Je ne pouvais pas la laisser sur la route dans cet état.
— C'est ta maîtresse, et tu me mènes en bateau, c'est bien cela ? Tu me prends pour une conne pour de bon…
— Mylène, nom de Dieu ! Donne-moi un coup de main pour sortir cette dame de la voiture et l'emmener au chaud. Elle va bien finir par nous dire, nous expliquer ce qui lui arrive.
— Je crois que tu vas avoir toi aussi de sérieuses explications à me fournir ; si tu t'imagines que je vais gober ton histoire de gonzesse nue sur la route… il fait moins dix !
— Elle te racontera son histoire toute seule. Donne-moi donc un coup de main !

Ensemble, ils parviennent à extraire la femme qui ne réagit pas du tout. Puis, pour qu'elle ne marche pas les pieds nus sur le sol gelé, dès qu'elle est hors de l'habitacle de son véhicule Marc la soulève et l'emporte vers l'intérieur de la maison. Machinalement, Mylène est passée devant eux et ouvre la porte.

— Mets-la dans le salon, il y a du feu dans la cheminée.
— …
— Oui, j'avais envie de passer un moment avec toi sur le canapé, mais visiblement tu as déjà rempli tes devoirs extraconjugaux ailleurs.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je ne pouvais pas la laisser dans le froid et pas non plus appeler les flics… j'ai dépassé la dose autorisée pour conduire… je n'avais que cette solution.
— Mais bien sûr ! Va à la salle de bain chercher mon peignoir. Elle y sera mieux que dans ta couverture. Et elle a bien un prénom ta… naufragée de la route ?
— Je ne la connais pas ; comment dois-je te le dire ?

Marc file chercher le peignoir, et c'est Mylène qui se charge de la couvrir. Lorsque la couvrante quitte le corps de la femme qui est brune, dans la lumière du salon l'épouse de Marc émet comme un sifflement.

— Eh bien, tu ne te refuses rien ! Ça ne m'étonne pas que nous ne fassions plus jamais l'amour : je ne pourrai jamais rivaliser avec… ça. Toi, mon bonhomme, tu vas me le payer. Tu ne perds rien pour attendre.
— Mais…
— Ça va, Madame ? Comment vous appelez-vous ?
— …

La brune ne semble pas entendre, mais son visage reprend quelques couleurs. Ses yeux hagards scintillent d'une lumière étrange. Enfin sa respiration saccadée reprend un rythme proche de la normalité. La femme renaît. Elle tend les mains vers l'insert.

— Vous avez faim ? Mylène – c'est mon épouse – va vous mettre une assiette. Nous appellerons les gendarmes demain matin, si vous voulez.
— …
— Marc a raison. Venez, nous devons dîner.

Ils aident l'étrangère à se remettre debout. Mylène se déchausse, et les mules qu'elle porte terminent leur course aux pieds de la créature que son mari a amenée chez eux. De plus, dans l'esprit de la blonde, une lueur de soulagement naît : Marc ne peut pas avoir inventé un truc pareil. Et il a encore bu un peu, elle l'a senti. Tout comme elle a reniflé l'odeur de tabac dont ses fringues sont imprégnées. Quant à cette femme sortie de nulle part, elle ne dégage aucune fragrance d'un quelconque parfum ; seul celui qui émane de son peignoir est ostensiblement présent. Du reste, la créature sort peu à peu de sa torpeur.

Alors Marc lui narre par le détail les lumières bizarres, sa peur d'un contrôle de police, puis la découverte de la personne nue sur le bord de la route. Il tente même d'expliquer qu'il a eu la sensation que cette personne venait de la boule qu'il a vue en suspension au-dessus des arbres. Mylène ne l'interrompt pas, elle le laisse raconter. Ses yeux sont rivés sur le visage de la nana qui, sur sa chaise, revient peu à peu à elle.

— C'est une très belle femme. D'après toi, elle sort du néant ?
— Je n'en sais rien. Je dis juste que j'ai vu comme un rayon vert et qu'une silhouette qui pourrait bien être elle en est sortie. Mais je ne fais qu'avancer une hypothèse. Pas forcément la bonne.
— Elle n'a donc pas encore dit un mot ?
— Non, rien. Mais peut-être va-t-elle enfin sortir de sa torpeur et nous raconter… qui elle est et d'où elle vient.
— On devrait la nourrir, lui donner la becquée comme à un gosse. Merde, ça me fout la trouille, cette affaire !
— Et moi donc… J'aurais dû appeler les flics, mais mon permis et tout le bordel qu'un retrait peut entraîner…
— Madame… Madame, vous m'entendez ?

La tête aux cheveux bruns vient de se tourner vers la source de l'appel, vers la musique de la voix. Pas un son audible ne sort cependant de la gorge qui tente un gargouillis incompréhensible. Les deux billes brunes roulent dans leurs orbites. La fourchette chargée d'aliments que Mylène porte aux lèvres de l'inconnue est happée par les mâchoires entrouvertes. Lentement, l'autre mastique la bouchée. La déglutition se fait au bout d'un long moment. L'épouse de Marc tente alors de lui mettre le couvert dans la main.

Finalement ça fonctionne, et la brune arrive à manger doucement. Marc et Mylène font de même. C'est seulement à cet instant que le mari s'aperçoit que la table était déjà dressée avant son arrivée et que ce qui est étalé pour le dîner n'est pas ordinaire : les bougies – bien que non allumées – la bouteille de champagne dans le seau à glace, rien n'est habituel.

— On fêtait quoi ? Je ne me souviens pas que ce soit l'anniversaire de quelqu'un, ce soir.
— Non. J'avais seulement envie… de te dire que je t'aimais toujours.
— Moi aussi, Mylène, je t'aime toujours, et je ne t'ai jamais trompée. C'est vrai que je bois trop, que je vois trop souvent mes anciens copains d'école, mais je te promets que je vais y remédier.
— Quant à ton cadeau d'amour… il est très, très étrange.
— Je… je suis désolé, tu me comprends ? Je ne pouvais pas la laisser mourir de froid.
— Oui, oui, mais qui est-elle, et d'où vient-elle ? Elle n'est tout de même pas tombée du ciel ! En tout cas, elle retrouve l'appétit. Sers-nous donc un petit verre de bulles…
— Tout de suite ma chérie. Tu crois qu'elle peut en prendre aussi ?
— C'est une adulte, sans aucun doute. Alors verse-lui une flûte aussi. Souhaitons, surtout pour toi, que sa version des faits soit identique à la tienne.

Le repas prend fin sans que la brune n'ait prononcé une seule parole. Ses regards vont et viennent sur tout ce qui l'entoure. Mylène a comme l'impression que – c'est bête à dire – mais que ces quinquets sont semblables à des appareils photo et qu'ils s'imprègnent de tout ce qu'ils entrevoient. Un sentiment de malaise couve dans le crâne de la blonde. Elle chasse l'idée persistante que Marc et cette poupée muette sont amants. Pourquoi éprouverait-il le besoin d'inventer une fadaise de cette ampleur ? Pour le plaisir de lui faire mal ? Ça n'aurait aucune signification ; et puis elle connaît bien son Marc : il n'a pas l'esprit aussi tordu. Machinalement, elle dessert la table, puis son mari et elle, en compagnie de la passagère de la nuit, retournent au coin du feu. À nouveau la brune a ce geste simple de tendre les bras, approchant ainsi ses mains de la source de chaleur. Instinctivement, Mylène lui parle.

— Oui. Les flammes. Il fait bon, n'est-ce pas ?
— Bon… n'est… cee… paaas ?
— Eh ben voilà ! On sait que vous avez une langue.

La voix de l'étrangère est rauque, métallique. Comme si elle sortait d'un ordinateur, d'une machine. C'est bien l'impression bizarre qu'en retirent Mylène et Marc. La femme respire de nouveau plus vite. Elle semble chercher au fond de ses tripes quelque chose qui ne veut pas sortir, puis elle reprend d'une voix toujours neutre et monocorde :

— Je m'appelle Vénus. Je ne suis pas humaine. Je suis fabriquée à l'image des Terriens… femelles.
— … Quoi ? C'est une plaisanterie, Marc ! Ta copine débloque totalement. Elle délire.
— Mon système de bord détecte vos voix, vos sons, et les accorde en fonction d'un programme implanté sur mon disque dur. Je ne pouvais pas vous parler avant que l'analyse soit réalisée totalement. Ce n'est pas parfait, mais je pense que vous pouvez me comprendre.
— …
— J'ai ingéré vos aliments pour analyse : c'est viable pour les habitants de votre planète. Je ressens aussi le chaud mais je dois m'en tenir éloignée pour ne pas risquer de voir fondre certains de mes composants.
— Vous vous foutez de nous ?
— Si « foutez » est là assimilé à « moquez », la réponse est non. Je suis là pour parachever une étude sur la nature des relations entre les mâles et les femelles de cette planète. Mes constructeurs vous ont mis sur écoute depuis des millénaires. Ils viennent régulièrement, et des spécimens dans mon genre sont expédiés sur cette terre. Ils recueillent toutes sortes de données, et lors de leur rapatriement, les renseignements ainsi collectés sont dépouillés et comptabilisés. Nos concepteurs s'assurent de cette manière de votre évolution au fil du temps.
— Mais… c'est une blague ! Vous êtes la maîtresse de mon mari !
— Maîtresse ? L'analyse de ce vocable renvoie à plusieurs interprétations de son sens.
— Pour… pourquoi alors êtes-vous sur Terre, vous ?
— Pour étudier, voir les différentes manières employées par les êtres vivants de cette planète pour se reproduire.
— Vous sous-entendez que vous regardez les gens faire l'amour ?
— Si « faire l'amour » signifie « se reproduire », alors oui.
— Mais vous êtes bien une femme ?
— Je suis conçue sur le modèle standard femelle le plus courant sur votre monde. Si vous voulez faire une démonstration de votre mode de reproduction, je peux me mettre en veille. Je n'enregistrerai que les images et les sons, sans aucune intervention de ma part.
— Quoi ? Vous voulez dire que vous voulez nous mater en train de… baiser ? C'est insensé ! Qu'est-ce qui peut vous donner à penser que nous sommes dans une ambiance amoureuse ?
— Les études des mœurs des humains faites précédemment : des vêtements adaptés, l'ingestion d'aliments différents de ceux habituels ; et puis les femelles sécrètent des phéromones que mon analyseur de particules a décryptées ici.

Marc écoute Mylène discuter avec la poupée. Il n'arrive pas à croire que ce qui se tient là, dans leur salon, n'est pas vraiment une femme. Son épouse a également la même impression de malaise. La chose, la créature, parle d'une voix apparentée à celle de leur ordinateur. Neutre et métallique, sans émotions particulières, accrochant certains mots ou les anglicisant parfois dans leur terminaison. De là à croire que c'est un automate, il y a loin de la coupe aux lèvres. Une poupée gonflable plus vraie que nature.

Il n'en demeure pas moins vrai que ce truc, cette machine, croit avoir senti que son épouse est en attente d'un moment câlin. Ce qui expliquerait donc la table mise, l'accoutrement légèrement outrancier de Mylène, et même le champagne accompagnant le dîner. Mais une poupée de latex qui mange et boit, lui non plus n'arrive pas à y croire. Le mieux à faire est donc de s'adresser à la seule personne qui détient la réponse.

— Mylène ? Tu avais vraiment envie de… faire l'amour avec moi ce soir ?
— C'est si surprenant ? Tu n'aurais pas toi aussi aimé cela ?
— Si ! Si, bien sûr. Tout ce décor signifie donc que cette étrangère a raison ?
— Ce qui me surprend, c'est qu'elle a bien analysé la situation. Mais de là à accepter le fait qu'elle soit une espionne martienne… balivernes que tout ceci !
— Pas martienne : je viens d'une planète qui gravite autour d'une étoile située dans cette zone d'espace que vous dénommez « constellation du Centaure », mais je ne peux pas vous révéler mes origines précises. « Espionne » n'est pas non plus le bon choix ; « étudiante androïde en mission d'exploration du cosmos » serait plus approprié. « Baliverne » est inconnu de mon logiciel de traitement de votre parole. J'ai une mission à accomplir, et sept-cent-vingt heures de votre temps pour exécuter ma tâche.
— Un mois ? Et comment comptez-vous vous y prendre ? Marc et moi ne sommes pas des cobayes, et un voyeur – femme extraterrestre ou pas – ce n'est pas notre truc.
— Tu dis ça, Mylène, mais moi, ça m'émoustillerait plutôt de savoir qu'une partie de jambes en l'air entre nous pourrait devenir un sujet d'étude pour des scientifiques interplanétaires. Et puis c'est comme faire l'amour devant la télévision allumée, tu ne crois pas ?
— Je te trouve bien égrillard, ce soir…
— Qui a tout préparé pour que ce soit ma fête ? Et puis le robot n'interviendra pas, il nous l'a fait remarquer, il me semble.
— Oui… mais il y a trop de similitudes avec une vraie femme ; c'est plutôt gênant.
— Je ne suis pas sexuée ; vous pouvez vérifier. Les mâles et les femelles androïdes n'ont de différents que le torse et la voix. Pour d'autres missions, c'est impératif qu'ils se rapprochent le plus possible du modèle d'origine des terres visitées.
— Parce que vous allez aussi ailleurs ? Sur la Lune, par exemple ?
— Non. Nos pères créateurs ont cessé de coloniser la face cachée de la Lune dès qu'ils ont compris que vous étiez en mesure de vous y poser. Toutes les ressources utiles à la survie de leur forme de vie se trouvant sur votre satellite sont taries depuis longtemps. Que vous réalisiez en ma présence votre acte de procréation me ferait avancer dans ma mission ; ça écourterait aussi mon passage sur votre planète.

Les deux époux se regardent et se sourient. La poupée qui parle les laisse perplexes. La chose est assise sur un fauteuil ; sa tête reste immobile, yeux braqués sur le couple installé, lui, sur le sofa. Les mains des deux amants sont l'une dans l'autre. Lequel prend l'initiative d'embrasser son vis-à-vis ? Ce n'est plus important à ce stade. Mylène se sent comme remuée de l'intérieur par ce premier baiser échangé. Elle y répond avec fougue, empressement, pourtant mêlé d'une certaine retenue : la présence de l'étrangère n'arrive pas à couper l'embrasement de ses sens. Marc revient à la charge par d'autres pelles qui enflamment les corps.

Les pattes de son mari découvrent rapidement l'absence intégrale de sous-vêtements. Il semble rendu fou par la sensation d'abandon total de ce corps qu'il étreint farouchement. Bientôt deux jolies pommes sont découvertes, puis c'est au tour de l'entrejambe de Mylène qui ne tarde pas à être dévoilé grâce aux caresses précises de son Marc. Le reste n'est plus que jeux amoureux sans se soucier de l'étude entreprise par l'être venu d'ailleurs. Vénus ne bronche plus ; les appareils photo ou caméras qui constituent ses yeux brillent d'une lueur sans âme.

Dès que le feu est allumé dans la peau de la femme qui reconquiert son mari, elle en oublie la présence de l'androïde. Mylène se déchaîne, sa passion prenant le dessus sur sa peur. Marc, tout heureux de revivre un épisode aussi singulier, profite de ce retour de flamme ; il a toujours apprécié la manière de faire l'amour de cette femme dont il est amoureux depuis le premier jour. Il refait pour elle, avec elle, des gestes oubliés, des mouvements dont il a perdu jusqu'à la saveur. Et les gémissements, les soupirs remplissent leur salon. Elle est belle, il bande, et le rituel immuable de l'amour les étreint tous deux.

Vénus, si elle n'en perd pas une miette, n'exprime aucun sentiment. Elle suit sans état d'âme les prouesses sexuelles des deux qui se donnent, jouissent et renouvellent plusieurs fois leurs jeux d'amour. Mais comme pour toutes les bonnes choses, il arrive un moment où les corps s'épuisent. Alors, dans les bras l'un de l'autre, les deux amants se refont quelques caresses, puis Mylène se rend à la salle de bain. Les traces luisantes sur son ventre et ses cuisses attestent que Marc n'a pas fait semblant. Celui-ci reste nu sur le canapé dont le plaid est souillé de sécrétions mélangées. Et comme s'il s'agissait d'une vraie personne, l'homme parle à cette Vénus immobile :

— Alors, vous avez réussi à mettre en images ce que vous venez de voir ?
— Oui. C'est donc cela que vous appelez sur cette planète « faire l'amour » ?
— Il y a plein d'autres mots pour décrire ce qui s'est passé. On dit plus vulgairement « baiser, s'envoyer en l'air, tringler, niquer » ; enfin, ce ne sont pas les mots qui manquent pour cela. Vous avez aussi analysé le plus important de cette affaire ?
— Je ne comprends pas le sens de vos propos.
— Pour que cela soit réussi, il faut que les émotions emportent tout sur leur passage. Les corps s'épousent, se marient, et pour que l'union soit totale, les deux protagonistes doivent absolument lâcher prise et laisser leurs esprits exprimer les sentiments qui les réunissent.
— Je ne suis pas programmée pour ressentir les émotions. Je ne fais qu'enregistrer ce qui se passe. Mais je peux, grâce à un programme spécial, dire si vous étiez dans le bon tempo, si vous étiez à l'unisson.
— Et ? Nous avons réussi le test de passage ?
— Test ? Il n'y avait pas de test. Je peux simplement affirmer que les cris et les soupirs de la femelle et du mâle étaient synchronisés. La quantité de semence implantée dans celle que vous nommez « Mylène » est suffisante pour concevoir beaucoup de petits Terriens. Par contre, le mécanisme de fécondation ne paraît pas très au point puisque le gâchis est trop important au regard des efforts fournis.
— Parce que vous comparez la quantité et le volume et quantifiez le temps passé à l'acte ? Mais ça ne marche pas comme ça entre les hommes et les femmes !
— Les données que je répercute tiennent compte de tous ces paramètres. Je n'y suis pour rien.
— Et vos… créateurs ? Comment se reproduisent-ils donc ? Ils ont bien un moyen de faire l'amour, tout de même…
— Impossible de répondre à votre question : je suis en sommeil entre mes missions. Mon ordinateur interne est désactivé.
— En fait, vous n'êtes qu'un morceau de chair équipé d'un processeur et programmé pour certaines tâches ?
— Oui. Il existe beaucoup de modèles ; certains sont prévus pour d'autres expériences avec votre population. Peut-être même qu'ils sont conçus pour recréer les conditions sexuelles de votre planète. Les logiciels sont formatés dès le départ.
— Mais ne m'avez-vous pas dit être asexuée ?
— C'est exact. Pour ce passage-là, mes concepteurs en ont décidé ainsi. Je ne saurais vous en dire plus.
— Il n'y a que des androïdes qui séjournent sur notre monde ?
— Je ne suis pas habilitée à répondre non plus à cette question. De plus, je dois recharger mes batteries.
— Ah bon ! Et comment faites-vous cela ?
— J'ai seulement besoin d'une source lumineuse. Votre étoile ; le Soleil, par exemple.
— D'accord… donc vous devez attendre le jour, c'est-à-dire demain. Et que va-t-il se passer là, tout de suite ?
— Je vais me mettre en veille pour garder un peu de vitalité, et dès que la source de lumière sera suffisante, l'auto-rechargement de mes accus se fera automatiquement.
— Alors votre étude est abandonnée durant votre mise en veille ?
— Pas tout à fait : mon cerveau électronique enregistre et transmet toujours certaines données relatives à ma mission.


La conversation est brusquement interrompue par le retour de Mylène. Elle rigole de voir Marc discuter avec la poupée.

— Ça me fait drôle de t'entendre parler à une marionnette. On va se coucher ? Ta copine extraterrestre peut dormir dans le fauteuil, non ?
— Oui. Je crois qu'elle s'est mise en veille.
— Elle peut encore enregistrer notre discussion ? Je crois que malgré le fait que ce ne soit pas une vraie femme, j'ai joui plus fort de savoir que cette machine-là nous épiait et nous filmait.
— Moi aussi, j'ai senti que c'était différent. On ne deviendrait pas un peu pervers sur nos vieux jours ? En tous cas, j'ai adoré ta manière de me faire l'amour, mais ce n'est pas un scoop ; je suis toujours aussi amoureux de toi ma belle.
— Tu crois que la voyeuse va passer un mois chez nous ?
— Je n'en sais fichtre rien. Mais si c'est chaque soir aussi agréable et fort, le robot peut passer sa vie ici !
— Tu crois qu'on peut parler de vie pour un ordinateur ?
— Je m'en fous ! Tu sais quoi ? J'ai encore un soupçon d'envie. On abandonne la poupée ici et on va dans notre lit ?
— Pourquoi pas ? Je suis certaine que l'appétit vient en mangeant. Et rien que de t'écouter, je sens que… moi aussi… tu vois ce que je veux dire ?
— D'accord. Bonne nuit, Vénus ; fais de beaux rêves. Et surtout, reste sage ; nous allons oublier de l'être, Mylène et moi !

Une lumière clignote dans les yeux de la chose. Et comme si elle avait déjà appris beaucoup des humains, une de ses paupières extrêmement bien imitée se ferme en un clin d'œil coquin.

Seules les flammes de la cheminée éclairent encore le salon. Quelque part au fond de l'univers, des ondes porteuses de sons et d'images d'un couple forniquant s'envolent en silence. Dans un lit tout proche, deux amants recommencent les gestes éternels d'un amour qui n'a rien de platonique.

La roue tourne, et au lever, l'androïde a disparu.
Mylène et Marc ont-ils rêvé toute cette histoire ? Ils semblent cependant si sincères en me la narrant que j'y crois, moi !