9. Mariette, ou l'amour vache

Tirée de son sommeil par des sons bizarres, des bruits suspects, Mariette tend l'oreille. Le bateau sur lequel elle se trouve tangue d'une manière pas très normale. Elle se lève, tâtonne un peu pour trouver l'interrupteur. L'éclairage cru vacille et finalement illumine la cabine. Le lit où Bertrand, son gamin dort encore à poings fermés est tout proche. La brutale lumière réveille en sursaut le jeune qui se redresse d'un coup.

— Maman ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Je n'en sais rien. Il y a des bruits que je ne comprends pas. Le bateau bouge beaucoup et ça me fait peur.
— La mer est grosse ? Je vais monter sur le pont voir ce qu'il se passe. Le temps de me fringuer.

Le jeune homme, Bertrand, vingt-et-un ans, s'habille à la hâte. Sa mère est blanche comme un linge. Dans sa tête, elle maudit la petite amie de son fils et ses parents qui ont décidé de cette croisière. Elle se veut rassurante, mais son esprit ne lui laisse aucun répit. Ce n'était pas une bonne idée d'accompagner les futurs beaux-parents de son gamin sur ce foutu océan ; elle a toujours eu la frousse de l'eau. Dès qu'elle n'a plus pied, elle est en stress. Et là, au milieu de nulle part…

— Attends-moi, je reviens. Merde, c'est vrai que ça balance pas mal. C'est sans doute un coup de vent. Jacques est un bon marin… il ne faut pas s'inquiéter, il sait gérer.
— … Oui !

Elle a dit cela machinalement. Ses mâchoires serrées comme un étau sous l'effet de trop de craintes lui font mal. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sent bien que rien ne semble aller comme prévu. Son fils est parti. Un violent mouvement du bateau la projette contre sa couchette et un cri fuse de sa gorge. Merde… cette fois, c'est la panique qui la gagne. Sortir, sortir de ce maudit rafiot, une nécessité absolue ! Elle hurle dans la nuit parce que la lampe vient soudain de s'éteindre.

Bertrand passe les trois marches qui mènent sur le pont de la petite embarcation. Petit, un Bénéteau Swift Trawler 41 de plus de treize mètres de long ? Un bijou de technologie qui tient bien la mer. Mais c'est vrai que ça bouge beaucoup. Dans la timonerie, Annabelle – la femme de Jacques –, tout affolée, et sa fille Vanessa voient arriver le garçon. La fille du couple pleure et la mère paraît bien impuissante.

— Bon Dieu, Annabelle, qu'est ce qu'il se passe ? Merde ! Où est Jacques ? C'est quoi ce cirque ? Il y a une tempête ?
— … Papa… papa est tombé à l'eau.
— Comment ça, tombé à l'eau ? Tu veux dire qu'il est dans ce paquet de mer ? Mais… qu'est-ce qu'il s'est passé ? Il a un gilet, au moins ? On n'y voit rien… Comment on se sert de la radio ? Il faut appeler les secours.
— Plus rien ne fonctionne. On a heurté quelque chose, et au moment où papa est sorti pour voir, une énorme vague l'a fait passer par-dessus bord. Je crois qu'on coule doucement !
— Comment ça ? On quoi ? On a heurté quoi ?
— Un container perdu par un de ces grands cargos qui circulent sur la route maritime toute proche. On coule ! Le bateau va aller au fond, et nous avec.
— Mais… vous avez bien un canot de sauvetage… Des fusées, des trucs pour signaler notre position aux sauveteurs.
— Nous ne savons même pas où nous sommes… Et puis le canot, nous l'avons jeté à Jacques pour qu'il ne se noie pas.
— Alors nous sommes… foutus ? Les gilets ! Il doit bien y avoir des gilets. Nous devons les mettre tout de suite.
— L'eau est froide : nous ne tiendrons pas plus d'une heure dans cet océan déchaîné, et il fait noir.
— Au moins pouvons-nous essayer… Je vais chercher maman. Sortez les brassières, c'est notre seule chance de nous en tirer.

Le jeune homme regagne à la hâte sa cabine. Sa mère est prostrée sur son lit. Elle lève les yeux vers le garçon qui revient.

— Viens ! Viens vite, maman ! Le bateau prend l'eau, on va sombrer ! Nous devons passer un gilet de sauvetage et sauter à l'eau.
— On va mourir ! Je le savais, ce n'était pas un bon plan… Mais Jacques…
— Il est déjà tombé à la baille, lui. Alors, soit il est mort noyé, soit il est sur le seul canot de survie que lui ont lancé les deux filles. Viens, maman, viens vite !

Mariette le suit, terrorisée. Bertrand aide tout le monde à s'équiper et veille à ce que les gilets soient bien positionnés. Puis lui vient une idée.

— Attendez… pour ne pas nous perdre dans ce bouillon, nous devrions tous nous relier par une corde.
— Là ! Il y a des bouts. Mais ils ne seront jamais assez grands pour que nous nous attachions tous les quatre.
— Tant pis, nous allons nous unir deux par deux. Toi Vanessa, avec vous, Madame, et moi avec maman. C'est bon ? On n'a plus le choix, il faut sauter.
— J'ai… j'ai peur, Bertrand.
— Ne pleure pas, Vanessa, ça ne sert à rien. Et puis c'est la seule solution, sinon le bateau va nous entraîner dans son sillage. Tout l'avant est déjà dans la flotte. Il va bientôt se mettre debout et piquer vers le fond.
— On va mourir… c'est sûr, on va crever.
— Mais non ! Allez ! À trois on saute. Un… deux… et trois.

La nuit et l'eau froide engloutissent les quatre corps. Bertrand s'accroche à sa mère, et les gilets les tiennent comme des bouchons au-dessus des flots. Ils sont ballottés dans tous les sens, buvant de temps à autre un paquet de mer qui leur tombe dessus. Frigorifiés, ils n'aperçoivent plus l'autre équipage, qui sans doute vogue dans les parages. Mais il est difficile de scruter la surface alors que l'on est au niveau de la ligne de flottaison. Mariette est désormais tétanisée. Elle respire, mais ses dents claquent sans arrêt.

Les cris ne servent à rien dans la fureur du vent et le bruit des vagues monstrueuses qui forment des creux de plusieurs mètres de haut. Le temps semble bien long au jeune garçon qui tente désespérément de se raccrocher au maigre espoir de voir passer un navire. Mais dans cette nuit d'encre, par une tempête de cette envergure, qui pourrait bien remarquer deux points jaunes sur une telle immensité ? Personne, bien sûr ! Mais il ne veut pas perdre espoir. Finalement, il ne se souvient pas vraiment à quel moment il a perdu conscience.


Le matin se lève sur un jeune garçon et une femme recroquevillés avec des mètres de profondeur d'eau sous leurs pieds. La mer s'est calmée, mais aucune trace de Vanessa et de sa mère. Le petit point qu'ils forment est balancé mollement par un courant qui les entraîne sans qu'ils sachent bien où ils sont ni où ils vont. Mariette ne parle pas ; elle reste ancrée à ce fils pour qui elle a donné toute sa vie. Elle respire mais ne réagit pas vraiment à l'urgence de la situation. Le gamin, lui, ne peut que subir les évènements. Sans eau potable, sans manger, il évalue leurs chances de survie bien faibles. Il se doit d'être fort pour deux.

— Maman… parle-moi !
— Humm…
— Maman ! Bon sang, réagis ! Nous sommes encore vivants, donc tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir.
— …

Elle garde sa tête au creux de son épaule, ce qui permet à Bertrand de la tenir hors de l'eau, mais jusqu'à quand ? Une longue journée s'annonce, et elle comme lui somnolent sans pouvoir changer le cours des évènements. Une nouvelle nuit s'ensuit avec les frayeurs qu'elle apporte. Puis un second jour, et c'est le grand néant. Bertrand cesse de compter, ne sachant plus faire la différence entre des heures et des jours. Il sent toujours le poids de la femme à qui il est solidement arrimé. Le bouchon qu'il forme est à la dérive. Il ne sait plus s'il est vivant ou mort.

Lors de ses phases d'éveil, il tâte le pouls de cette mère qui n'a plus dit un mot depuis qu'ils ont quitté précipitamment le bateau. Où sont-ils ? Un cri familier surprend pourtant le gamin au lever du jour. Mais quel jour ? Il s'en est écoulé combien depuis qu'ils sont dans la baille ? Son esprit aussi s'est placé en hibernation. Ses doigts sont gonflés, l'eau salée n'arrange rien. Et ces piaillements répétés… Ils arrivent en enfer, ou au paradis ? Le bouchon est balancé mollement. Les paupières lourdes, Bertrand tente de deviner d'où proviennent ces cris qui lui parviennent.

Et là au loin il voit, ô miracle, une sorte de langue brune et verte au ras des flots. Celle-ci s'élance vers le ciel, coupant son bleu d'une ligne dentelée. Une terre… c'est une terre ! Quant aux piaillements, ce sont des mouettes qui volent au-dessus d'eux. Dans un dernier sursaut, il tente de battre des pieds ; ils doivent absolument se rapprocher de cette terre, synonyme d'espérance.

— Maman ! Maman ! Réveille-toi… nous sommes sauvés ! Là-bas… une terre, une île, je ne sais pas, mais c'est une terre, du solide… Réveille-toi, s'il te plaît.

Seule la brise légère qui amène le son des oiseaux répond au jeune homme. Alors il bat des pieds et des mains et finit au prix d'efforts démesurés à sentir sous ses pattes le fond sablonneux de la côte. Il respire un peu mieux et traîne plus qu'il ne la porte cette mère qui garde pourtant un souffle de vie. Elle respire, faiblement certes, mais la vie est toujours là, présente dans la femme qu'il tire sur le sable. Enfin il se détache, et dans un sursaut pour l'éloigner de ce fichu océan, il écarte du danger le corps de sa mère.

Les bras en croix, le nez tourné vers le ciel et le soleil, il reste là, sans force. Il ne sait pas combien de temps dure sa léthargie, mais son cœur bat violemment dans sa poitrine. Ils sont sauvés, sortis de l'eau. Un miracle ; c'est cela, il s'agit bien d'un vrai miracle. A-t-il récupéré pendant des heures ou seulement quelques minutes ? Incapable de le dire, le garçon, à la réouverture de ses yeux, n'a qu'une seule pensée en tête : sa mère. Où est sa mère ? Il se tourne vers le lieu où elle devrait se trouver.

Le vide pénètre son regard. Alors, mu par une sorte de pressentiment, il se redresse péniblement et scrute l'horizon, côté océan. Rien, personne. Alors c'est à genoux qu'il se colle pour hurler sa peine, mais son hurlement reste en suspens dans sa gorge parce qu'un peu éloignée du rivage une toute petite voix l'interpelle :

— Bertrand… Bertrand, mon chéri, où sommes-nous ?

Sa volte-face est plus rapide qu'il ne l'aurait voulue.

— Maman ! Quelle frousse tu m'as collée ! J'ai bien cru un instant que les flots t'avaient reprise. Mon Dieu, la trouille de ma vie…
— Tu n'as pas fait tout ce chemin pour que je meure ici ; tu m'as sauvé la vie.
— Je n'ai rien fait du tout : c'est le diable qui n'a pas voulu de nous, tout bêtement. Nous ne sommes pas encore sauvés ; il nous faut trouver de l'eau, pour boire. Écartons-nous du bord. Tu peux marcher ?
— Je vais essayer… J'ai bien cru ma dernière heure arrivée. Nous sommes restés combien de temps dans la flotte ? Et ta copine Vanessa et ses parents ? Où sont-ils ? Tu y penses à eux trois ?

Mariette n'a pour toute réponse qu'un haussement d'épaules du gaillard qui peine à trouver un équilibre sur ses deux guibolles.


Se retrouver à deux avec son fils sur un bout de terre inconnu perdu au milieu de nulle part, avec en tout et pour tout un couteau dans une poche du pantalon du garçon, n'a rien de folichon. Mariette stresse, mais son jeune se veut serein. Ils vadrouillent ensemble sur ce coin perdu à la recherche d'un point d'eau. Ce n'est que le troisième matin, après de longs moments d'abattement, qu'enfin elle entend hurler Bertrand, qui s'était éloigné d'elle. En courant du plus vite qu'elle peut, elle rejoint son fils.
Il a la tête plongée en bas d'une sorte de falaise d'où coule comme une cascade.

— Regarde, regarde, maman. De l'eau. Et elle est bonne, je viens de la goûter.
— Tu… tu crois qu'on ne va pas être malades ?
— De toute façon, nous n'avons pas le choix. Mourir de soif ou tenter de survivre en buvant cette flotte qui me semble limpide et claire.
— Après tout, tu as sans doute raison.

Devant eux, une large cuvette recueille cette manne tombée du ciel et permet peut-être de se baigner, ou du moins de rester propre. Alors c'est au bord de cette mare bienfaisante qu'ils décident d'installer un campement de fortune. Il y a assez de bois mort et d'arbres couchés pour construire une cabane sommaire. C'est donc sur le tronc d'une sorte de palmier qui soutient l'ensemble d'un toit précaire que le fils de Mariette trace trois entailles.

— Qu'est-ce que tu fais, Bertrand ?
— Je coche les jours que nous passons ou passerons ici. Même si on ne sait plus depuis quand nous avons sombré, au moins aurons-nous une idée du nombre de jours qui nous séparent de la civilisation.
— Tu crois que cette île n'est pas habitée ?
— Je n'ai remarqué aucune empreinte, et tu sais bien que les hommes laissent partout des traces de leur passage.
— Mais qu'est-ce qu'on va devenir ? J'ai faim, et même si on peut boire… comment va-t-on tenir le coup tous les deux ici ?
— Pour la bouffe, je vais voir. Il faudrait qu'on trouve une pierre comme un silex pour essayer de faire du feu.
— Tu crois que c'est si simple ?
— Tu n'as donc pas vu le film Seul au monde ? On peut toujours tenter le coup. Il doit bien y avoir des noix de coco puisque ces arbres-là ressemblent à des cocotiers, non ?
— J'en sais rien. Je suis fatiguée, et je ne me sens pas vraiment en forme.
— Essaie tout de même de me trouver un bon caillou, et je m'occuperai du reste. Je vais voir si je peux attraper un poisson ou ramasser quelques coquillages. Surtout, ne te perds pas. Je sais bien que ça a l'air tout petit cet endroit, mais il se peut qu'il y ait des animaux sauvages, ou pire, des araignées ou des serpents venimeux.
— Eh bien… tu fais tout pour me rassurer !
— Allons… L'océan n'a pas voulu de nous ; la terre ne va pas nous rejeter.

Mariette voit son gamin s'engager sur la frange de sable ou de terre qui les sépare des vagues qu'elle aperçoit pas très loin. Il a l'air d'un homme du haut de ses vingt-et-une piges. Elle, malgré sa lassitude, se force à sourire. Elle tourne autour de la hutte ; quelques lianes coupées au couteau assurent une certaine cohésion à l'ensemble. Au moins seront-ils abrités du vent et de la pluie si jamais il pleuvait. En fouinant sans trop se départir d'un périmètre de sécurité, elle découvre une pierre, ou plutôt un galet poli par les intempéries.

Celle-là devra faire l'affaire ! De toute manière, il n'y a pas grand-chose dans ce trou paumé. Puis elle s'assoit un instant sur un tas de feuilles fraîches amassées là en guise de natte. Elle se sent morte de fatigue et aussi salie de la tête aux pieds. Comme son garçon n'est pas là, pourquoi ne pas mettre à profit ce temps de solitude pour aller se décrasser ? L'eau de la mare peut aussi servir à ça. En deux temps trois mouvements, la voici en sous-vêtements. Elle gagne la berge de ce qui leur sert de réserve. Et là, elle glisse un orteil dans le liquide frais.

Le bien-être la surprend agréablement. Alors elle se retourne, tente de voir si Bertrand n'est pas dans les parages, et quitte le reste de ses vêtements. Ceux-ci, comme tous leurs effets, ont bien besoin d'être nettoyés. Alors elle entre carrément dans l'onde douce, et l'eau est si claire qu'elle a envie de s'y tremper entièrement pour se laver des souillures. Comme c'est bon, cette baignoire improvisée ! Elle se délasse un long moment et finit par revenir sur la rive, nue comme au premier jour.

Puis, sans songer que son fils est peut-être dans le voisinage, elle se met à frotter ses vêtements pour les rincer abondamment. Sa robe, son chemisier – celui qu'elle porte depuis le naufrage –, enfin également sa culotte et son soutien-gorge, tout y passe. Oubliée sa fatigue, envolées ses craintes de mourir ; l'eau, c'est la vie, et là elle est abondante. Mais son estomac émet des signaux qui lui rappellent sa faim. Alors elle trouve un morceau de liane ramené à la baraque de fortune pour en faire une corde à linge, puis elle se ceint les reins d'une large feuille et entoure sa poitrine d'une autre, et la voici comme neuve.

C'est curieux comme le fait d'être lavée, proprette, lui procure une sensation de bonheur. Elle finit par s'endormir sur le tas de feuillage destiné à faire une couche. Elle n'entend pas rentrer ce fils qui veut se montrer à la hauteur de la tâche immense qui l'attend. Il a trouvé deux noix de coco ; reste encore à les ouvrir, ce qui n'est pas une mince affaire. Il découvre aussi la pierre que sa mère a déposée près de l'entrée de leur nouvelle demeure.

Il a un franc sourire en voyant se balancer mollement au vent les vêtements posés sur la corde improvisée. Finalement, sa mère a bien plus de ressources qu'il ne l'aurait imaginé. Il fait comme Tom Hanks, et le système s'avère bien plus complexe que prévu. Il s'escrime, jure et peste contre ces foutues ampoules qui lui brûlent les doigts, mais au prix d'efforts insensés, une étincelle apparaît. Les fibres qui entourent les noix de coco servent de carburant, et finalement une pauvre flammèche vacillante, hésitante, tremblotante, fume avant de crépiter en embrasant les fibres de la noix, puis monte lentement vers le ciel de ce paradis paumé.

Un petit morceau de bois vient alimenter ce premier feu que le jeune homme a su créer. Il court chercher des branches, craignant de voir son œuvre mourir faute d'être soutenue par du bois. Et c'est le moment que choisit Mariette pour revenir du royaume des ténèbres.

— Oh, Bertrand, tu as vraiment réussi ? Du feu ! Jamais je n'aurais imaginé que des flammes me feraient autant plaisir. Et tu as trouvé de quoi manger un peu ?
— Juste deux noix de coco… mais je dois encore dégoter le moyen de les ouvrir, et ce n'est pas gagné.
— Avec une grosse pierre et une petite, comme un marteau et une enclume, non ? Ça ne marcherait pas ?
— Ben si… peut-être. Mais où trouver les matériaux pour fabriquer ces deux outils indispensables ?
— Un peu plus loin, au bord de notre étang… non ?
— Je vais y aller. Tu alimentes le foyer ; ça a été le rôle des femmes de tout temps, non ?

Elle sourit à ce diable de gamin débrouillard, et une autre branche rejoint celle qui brûle déjà. Il est reparti. Elle s'aperçoit soudain que son cache-seins n'est pas si hermétique qu'il le devrait… Après tout, il les a tétés. C'était il y a bien longtemps, et puis à son âge il doit bien savoir comment sont faites les femmes. Cette pensée qu'il est maintenant un homme lui en rappelle une autre : elle aussi est une femme, et à ce titre elle a certains besoins, quelques envies aussi parfois. Mais pourquoi cette idée se plante-t-elle dans sa cervelle ?

Elle ne le voit plus, mais le bruit d'une pierre qui frappe sur quelque chose de dur la ramène à une réalité plus terre-à-terre. Il tente encore de casser ses noix, et après une longue absence inchiffrable en temps, il revient, un sourire victorieux sur les lèvres.

— Tiens ! Attention, celle-ci contient encore du lait ; au moins, tu vas pouvoir boire autre chose que de l'eau… Et puis nous mangerons la chair de ces trucs. C'est pas si simple à briser, ces coquilles-là !


Au fil des marques sur l'arbre, les jours s'enfuient. Les deux naufragés sont comme perdus, oubliés du monde des vivants. Ils sont plus soudés que jamais pour faire face à cette adversité à laquelle ils doivent livrer bataille matin après matin pour survivre. Mais Bertrand est plein de ressources. Il sait désormais attraper les poissons, les faire cuire. Il a appris à déterrer des racines dont ni Mariette ni lui n'ont idée du nom. Ils savent seulement que ça cale l'estomac et que c'est comestible. Et puis il y a des tas de baies sauvages, des fruits au goût sucré. Ils apprennent à vivre loin de tout, de tous, au rythme des levers et des couchers de soleil.

Mariette se baigne régulièrement dans cette coulée d'eau claire, vaste étang où atterrit la cascade. Elle le fait alors qu'elle pense que son fils loin de là, mais il revient souvent en douce pour admirer le spectacle du seul corps de femme proche de lui. Bien entendu, ses instincts de mâle sont contrariés par le fait que ce soit sa propre mère. Elle aussi parfois se caresse aux souvenirs d'un sexe qui lui manque, mais seul son fils est présent et elle se refuse à tout rapprochement de ce genre.

Pourtant, les évènements peuvent parfois décider pour les êtres humains. Il y a déjà plus de deux cent quarante coups de canif dans le calendrier boisé du jeune homme. Un soir, dans cette guitoune qu'ils ont au fil du temps améliorée et qui les protège de la pluie et du vent mais pas du fracas des orages, le ciel s'obscurcit très rapidement. Et celui qui leur tombe dessus est d'une violence extrême. Il dure toute la nuit et persiste encore au milieu de la matinée. Le vent froid et soutenu provoque chez Mariette une chair de poule qu'elle ne peut réprimer ; Bertrand s'en aperçoit.

— Tu as froid, maman ?
— Oh, ça va passer ; le soleil va bien finir par revenir. J'ai surtout peur que la foudre nous tombe dessus.
— Tu veux venir contre moi ? Nous nous tiendrons plus chaud. Et puis nous nous rassurerons mutuellement.
— Je ne sais pas si c'est vraiment… raisonnable.
— Raisonnable ? Mais nous sommes paumés dans le trou du cul du monde, et tu me parles d'être raisonnable ? Je ne peux pas croire cela. Allons, viens. Au moins nous serons plus forts ainsi soudés.

Dans les paroles du jeune homme, il y a une sorte de sagesse. Et cette mère finit par craquer. Elle se retrouve contre son fils. Il la tient dans ses bras et la couve comme le lait sur le feu. Elle se sent bien, trop peut-être. Puis contre sa cuisse, alors qu'elle se serre plus fort contre lui, ce qu'elle sent n'a vraiment rien de filial. Elle n'ose plus bouger, de peur de lui montrer qu'elle sait, qu'elle a compris. Les mains de son fils lui encerclent le dos ; elles sont douces, pour ne pas dire câlines. Du reste, elle ferme les yeux en imaginant la balade de ces deux pattes si chaudes.

Rêve-t-elle, ou bien lui a-t-il semblé que les doigts qui la caressent sont descendus bien bas sur son dos ? Ils se sont arrêtés à la limite de son unique culotte, et elle tremble de plus belle. Ce quelle redoute risque bien d'arriver car le jeune homme bande ; de cela elle en est désormais plus que certaine. Il se presse aussi contre sa poitrine, et la pointe de ses seins qui la trahissent s'enfonce dans la peau du torse de son fils. Bertrand vient encore de franchir un cap. Elle a bien remarqué que l'élastique de son sous-vêtement se soulève, et que le Saint-Esprit est tout à fait étranger à cette opération, mais son corps tout entier est maintenant en fusion, et lutter devient difficile.

Un autre coup de tonnerre la propulse plus en avant, et comme par hasard sa main heurte cette chose qui d'ordinaire repose au calme dans le slip du garçon. Pourquoi les doigts se referment-ils sur cette branche raide ? Elle n'en sait rien. Mais Mariette apprécie aussi que les phalanges de son rejeton longent depuis un moment un endroit qui réclame de la tendresse. Et la bouche qui vient en conquérante vers le visage de Bertrand ne cherche pas vraiment sa joue !

Il répond à son baiser comme si plus rien d'autre n'existait au monde, et c'est ainsi que les évènements s'enchaînent dans un ordre presque trop parfait. Les gestes, les mouvements de l'un et de l'autre les amènent à s'unir dans un corps-à-corps qui leur fait oublier jusqu'aux éclairs qui continuent de zébrer le ciel de leur prison. Ils se font l'amour comme deux damnés détenus dans un enfer paradisiaque, loin du monde. Ça dure plus longtemps que l'orage lui-même, et personne ne cherche à savoir si c'est bien ou mal. Ils sont vivants, et personne ne saurait les blâmer.

Le soleil est haut dans un ciel bleu azur lorsque la mère sort de la cabane, entièrement nue. Elle court vers la piscine naturelle creusée au pied de la montagne, plonge dans l'eau et disparaît sous la surface dans une gerbe d'éclaboussures. Un second cratère creuse la surface, et deux corps filent sous celle-ci. Ils se rejoignent un peu plus loin avant que les têtes n'émergent pour une inspiration bienvenue. Il veut prendre la main de la baigneuse, qui telle une anguille s'esquive. Il s'ensuit une course effrénée.

Elle arrive cependant à sortir de l'eau juste avant le jeune homme qui rit en la pourchassant, et c'est à côté du tas de cendres du feu mort que les amants refont l'amour. C'est plus feutré, plus tendre aussi que sous l'orage. Le jeune refait sur son ventre des cajoleries auxquelles une seule autre fille avait eu droit avec lui avant… leur accident : Vanessa. Si loin, peut-être morte. Les ventres se chevauchent dans des jeux qui font partie de la vie. Mariette ne crie pas au scandale ; n'est-ce pas elle qui a osé faire le pas qui les a menés à ce genre de situation ?

Et puis, perdus au milieu de nulle part, que reste-t-il des convenances des hommes civilisés ? Rien sans doute qui vaille que l'on oublie que les êtres humains sont faits pour aimer et être aimés. Sans un mot, mais en riant, ils se donnent l'un à l'autre avec des gémissements qui ne dérangent que les oiseaux ou les insectes invisibles aux alentours. L'île devient un refuge, celui d'un amour incestueux que la Nature impose. Pourquoi se priver du seul petit bonheur qui leur reste dans ce monde ?

Après cela, Mariette voit son fils qui, sur l'entaille du jour, en dessine une seconde. Les deux traits de couteau se croisent en un X parfait. Il marque d'un cran cette journée amoureuse. Il fera de même chaque fois qu'elle et lui se laisseront aller au petit jeu de la jouissance physique. Alors avec amusement, tous les matins, elle vient voir si son diable d'amant a validé la nuit passée : les croix sont quotidiennes, et elle ne s'en plaint pas du tout. Personne ne parle de cela ; ça se fait sans se le dire, c'est tout.

Depuis quelques jours il monte en haut de la cascade, sur cette minuscule bosse pompeusement nommée montagne. De son sommet, il distingue l'océan qui s'étale sous ses yeux. Un espace immense totalement vide de toute présence s'étend à perte de vue, mais l'espérance de voir passer un navire reste chevillée à l'âme de Bertrand. Curieusement, Mariette s'accommode bien de leur nouvelle existence en marge de toute société normalisée. Plus de conventions à respecter, et souvent du sexe. Bien plus que dans le monde civilisé où elle n'avait plus d'amant depuis longtemps. Ici, elle se rend compte que, bien entendu, c'est avec sa propre chair qu'elle fait l'amour, mais elle songe aussi que rien ni personne ne saurait le lui reprocher. La rudesse de cette existence est finalement bien pratique.

Elle ose maintenant avec lui des scènes que depuis des années elle n'avait renouvelées avec un homme ; par exemple, les fellations. Dans son esprit, la dernière qu'elle ait pratiquée sur un amant remonte à… trop loin pour que ses souvenirs soient nets. Son fils, c'est aussi un mec. Il n'a rien fait pour empêcher la bouche gourmande de happer sa queue, et c'est avec délice qu'il a subi le supplice de cette succion magique. Et il n'a pas non plus tenté un geste pour retirer du gosier maternel sa trique alors qu'il sentait monter son éjaculation. Mariette n'a pas recraché la semence qui giclait contre son palais, et après avoir dégluti elle a continué à lécher le sucre d'orge en l'astiquant gentiment.

D'autres détails refont surface ; des petits riens qui ailleurs seraient innommables, mais qui sur ce coin isolé deviennent une norme par la force des choses.


Le tronc n'est plus assez haut pour que le couteau trace encore des marques. Un deuxième fait office de calendrier. Et toujours aucun navire, ni de près, ni de loin : l'océan reste obstinément vide. Bertrand monte moins souvent sur son mirador ; l'attente est en berne. Tous deux continuent de profiter de la vie simple que leur offre l'île ; ils font de longues balades – enfin, ils tournent en rond durant des heures, traversant toujours le même territoire – en discutant de tout, juste pour garder le son d'une voix, ou le bonheur d'écouter la musique de celle de l'autre. La baraque sommaire du départ est devenue, depuis bien des plaies dans le cocotier, plus vaste, mieux agencée. Elle supporte presque tous les grains dont la Nature, avec un malin plaisir, arrose leur lieu de villégiature forcée.

C'est un matin qu'un bruit étrange arrive aux oreilles de Mariette. Elle stoppe tout ce qu'elle fait, se sentant d'un coup dépassée par ce qu'elle croit reconnaître : un chant, oui un chant, s'élève de la plage, celle où son fils et elle sont arrivés ! Elle avance prudemment vers l'endroit d'où proviennent ces sons auxquels elle n'ose pas encore croire. C'est aux abords de la langue sablonneuse et des cocotiers que Bertrand la rattrape par le bras. Il met un doigt en travers de ses lèvres. Elle se tait, et comme lui elle se fond dans le décor.

— Chut ! Ne fais pas de bruit tant que nous ne savons pas qui ils sont !

« Ils », ce sont les occupants de deux pirogues échouées sur la grève ; en tout, une douzaine d'hommes à la peau tannée et brunie par le soleil et les embruns. Installés en cercle sur la plage, ils discutent tranquillement. Apparemment, ils ne sont pas belliqueux et n'ont pas remarqué la présence des naufragés.

— Je vais aller voir ces hommes. Reste bien cachée là ; on ne sait jamais… Si tu vois que ça tourne mal, va te cacher. Surtout, ne te montre pas.
— Attends, Bertrand, attends…
— Oui ?
— Tu ne voudrais pas… une fois encore ? Tu sais, si nous quittons cet endroit, je crains que nous ne puissions plus… tu comprends ce que je veux dire ?
— Pourquoi ? Nous sommes tous deux majeurs et n'avons aucun compte à rendre à quiconque !
— J'ai peur, et j'ai surtout envie de faire l'amour. Viens, retournons à notre maison et…
— Tu es folle ? Et s'ils partent avant que nous ayons fini ?
— Nous ne serons pas longs ; enfin, je veux dire nous ferons le plus vite possible.

Le garçon a haussé les épaules… mais il s'est exécuté. Puis il est revenu vers la plage. Les deux canots sont toujours là, et les hommes assis en cercle voient déboucher un grand type barbu. Une sorte d'épouvantail mal fagoté, qui fait de grands moulinets avec ses bras.

— Hello !
— Qui… qui êtes-vous ?
— Vous parlez ma langue ?
— Ben oui… Nous venons d'une autre île à trois heures de pirogue de cet endroit. Mais vous, qui êtes-vous ?
— Oh, c'est une longue histoire…
— Comment vous avez fait pour survivre ici ? Tout seul, en plus ?
— Non : je suis avec ma mère.

Les grands gaillards entourent le jeune homme. Quand les embarcations reprennent la mer, deux passagers supplémentaires font route vers le monde civilisé.

Quelques jours plus tard, Mariette et Bertrand retrouvent une existence bien plus facile.

Ils ont changé de ville et vivent sous le même toit. Personne n'a revu Jacques et son épouse, pas plus que leur fille Vanessa. Il reste des souvenirs à ce couple qui, une fois par an, revient comme en pèlerinage dans une cabane qui leur manque parfois plus que le luxe de cette existence dorée qu'ils ont reprise.