2. Adèle, ou la mort de l'âme

Vingt ans, le plus bel âge d'une vie ! C'est bien ce que se dit Adèle ce matin au lever. Depuis quelque temps, elle est amoureuse. Son unique problème, c'est que l'objet de ses obscurs désirs n'est pas libre. Il est également plus âgé qu'elle, mais dans son jeune esprit ça ne représente en rien un handicap. Elle croise tous les jours cet homme pour lequel bat son cœur, et pour le moment ça suffit à son bonheur.

Il n'est pas question de faire l'amour avec lui. Du reste, sa femme veille sur le bonhomme ; et puis comment déclarer sa flamme à un type qui a le double de son âge ? Alors depuis des mois, elle se contente de l'observer, d'épier aussi ses moindres faits et gestes, sans chercher à aller plus loin dans une relation compliquée. Il est tout ce que son jeune cerveau admire : beau, intelligent, aisé sur le plan financier. Malheureusement aussi, marié à une autre dont il semble éperdument amoureux.

Par contre, Adèle est heureuse parce que chaque jour que Dieu fait, cet homme, Daniel, lui fait une bise le soir, et souvent une aussi le matin. Et puis avec son épouse, la jeune fille entretient des liens plutôt cordiaux. Bon ! Elle admet également que parfois sa jalousie cachée refait surface et qu'elle ne se montre pas très agréable envers l'épouse de son amoureux. Mais dans l'ensemble, tout va pour le mieux. Elle sait – sent bien – qu'un jour ou l'autre elle osera et saura enfin !

Pour l'instant, elle poursuit des études qui s'annoncent prometteuses ; là-dessus, tous ses professeurs sont unanimes. Côté sentimental, malgré son amour immodéré pour le mari d'une autre – une brune de quarante-huit piges nommée Suzanne –, elle doit s'avouer que c'est le grand désert. Jamais elle n'a connu le sexe, ni même un baiser sur la bouche. Alors comment expliquer que ça la titille depuis quelque temps ? Son corps réagit aux stimuli de plus en plus présents que sa jeunesse lui renvoie.

Suzanne aussi lui fait des bisous très souvent, ce qui fait que passer à l'action lui laisse un goût amer et que, chaque matin, elle remet au suivant l'exécution de ce premier geste envers l'homme qu'elle aime. Pour couronner le tout, elle vit à temps plein chez ces deux-là qui n'hésitent jamais à se relécher sous son nez. Jusque-là, elle fait semblant de ne rien remarquer, de ne rien voir. Mais les nuits… virent au cauchemar. Suzanne, si prude en public – encore qu'elle réponde aux baisers de son mari – devient dans la chambre conjugale une panthère, une amazone. Une amante, quoi.

Et Adèle, qui de plus en plus nerveuse, épie tous les bruits nocturnes de la maison où elle vit, entend, reçoit en pleine gueule les miaulements de chatte en chaleur de la femme honnie de celui dont elle espère toujours un petit signe. Pour couronner le tout, elle se relève désormais chaque fois que les premiers gémissements font leur apparition, dans le calme ennuité d'une maisonnée où un semblant de bonheur règne. Elle sort subrepticement de sa chambre d'étudiante studieuse.

Sur la pointe des pieds, la voici qui lors de ces séances torrides, alors qu'elle imagine ce que son bien-aimé peut faire à l'autre, cherche non plus à entendre, mais plutôt à voir. Le son n'est plus suffisant : il manque la vision des choses, pour apprendre peut-être un peu également et savoir comment celui qui la fait vibrer en silence s'y prend avec… l'autre. Un curieux mélange de voyeurisme et d'apprentissage qui se révèle en elle.

Alors derrière la porte close, par le trou d'une serrure dont la clé n'est pas tournée, elle s'agenouille pour une prière muette. Celle d'une mateuse qui s'excite à la vue de deux corps se donnant du plaisir. Bien entendu, ses mains ne restent pas inactives et elle suit l'évolution de ces deux amants qui jouissent sans se douter que derrière la cloison mobile se trouve un œil qui décline chacun de leur geste. Adèle soupire parfois à s'en fendre l'âme, et si elle ne se fait pas repérer, c'est vraiment que les cris et gémissements de sa rivale sont à l'unisson de la jouissance que les deux-là se donnent.

Plus passe le temps, plus l'esprit malade de notre jeunette se torture de savoir, de voir aussi – soyons honnête – ces instants sublimes de bête à deux dos dont le mari et l'épouse se gratifient. Il lui faut absolument trouver une solution à son problème et comment, à vingt ans, rivaliser avec une donzelle dont le mari est amoureux. D'une part, la vieille a de l'expérience, mais elle possède un atout supplémentaire : celui de l'amour que lui voue Daniel. Et là, ce n'est pas une mince affaire. Et voilà comment un plan machiavélique se développe dans une caboche tout juste sortie de l'enfance.


De jour en jour, l'esprit se fixe sur une idée idiote au départ. Mais au fil du temps, Adèle ne sait plus faire la part des choses. Ce type, cet homme, elle le veut, elle le désire au-delà de tout. L'obstacle, c'est sa femme, et il lui faut trouver le moyen de la mettre sur la touche. Pour cela elle envisage toutes les possibilités, toutes les éventualités. Elle se pavane dans la maison en slip et soutien-gorge, fait tout pour être remarquée, en fait. Bien sûr, l'épouse de Daniel la reprend, lui fait la morale, la leçon. Et c'est mal venu dans la cervelle de la fantasque jeune fille.

Quand commence l'étrange rituel auquel elle se livre ? Personne ne le sait, ne le saura. Mais c'est bien dans le cabanon du jardin potager que la belle brune a découvert une boîte de fer-blanc frappée d'une étiquette rouge : PRODUIT DANGEREUX. Adèle la lit et se dit que c'est la fin de son problème. C'est ainsi que durant des mois, jour après jour, elle épice tous les repas de la femme amoureuse. Oh, elle s'arrange toujours pour que seule l'assiette de Suzanne soit agrémentée de sa poudre d'horreur.

Au bout de quelques semaines, le pauvre mari voit son épouse se tordre de douleur. Les examens médicaux ne décèlent pourtant rien d'anormal. Encore faudrait-il que ceux-ci soient axés sur la recherche précise de ce que la brune lui fait ingurgiter. Mais qui imaginerait… l'impensable ? Au fil des mois, soignée avec amour par son Daniel et surveillée comme le lait sur le feu par Adèle, la malheureuse dépérit. C'est à vue d'œil que son état empire. Et finalement, un peu plus d'une année plus tard survient le drame.

Malgré tous les efforts de la médecine, la bonne Suzanne ne survit pas et s'éteint comme une chandelle sur laquelle on souffle trop fort. Ça ne se passe pas évidemment sans douleur. La maison tout entière est endeuillée. Pour le médecin de famille, la brutalité de ce décès amène tout un tas de questions. Et l'éthique veut qu'en cas de doute, il refuse un permis d'inhumer qui enterrerait avec le corps de Suzanne la vilénie accomplie de la jeunette. Les résultats de l'autopsie sont incroyables, surprenants, ahurissants.

Daniel ne veut pas croire ce que les policiers venus pour enquêter lui racontent. Son épouse, sa chérie est morte empoisonnée par de la mort-aux-rats. Dans un premier temps, il fait l'objet de tous les soupçons. Aucun produit n'est retrouvé dans la maison du pauvre veuf. Il subit de longs interrogatoires, une garde à vue prolongée, même. Mais en fin de compte les policiers ne trouvent rien qui puisse le relier à cette mort odieuse. C'est ainsi qu'ils sont amenés à s'intéresser de plus près à cette jeune occupante éplorée.

Adèle tient bon, et les flics n'avancent guère dans leur enquête. Pourquoi cette gosse de vingt piges aurait-elle voulu éliminer une quadragénaire avec qui elle s'entendait plutôt bien ? Personne ne voit dans les yeux de la jeune fille un éclair de triomphe.

Et la vie continue. Sans Suzanne, arrachée prématurément à l'amour de sa vie. La justice cependant est tenace, et surtout elle ne lâche jamais prise. Et c'est en toute discrétion que les protagonistes de cette affaire sont tous mis en surveillance renforcée.


Les saisons se suivent et la vie reprend tant bien que mal son cours normal. Adèle ne veut pas encore montrer au grand jour son attachement immodéré à Daniel. Lui se révèle tel qu'il a toujours été, un homme aimable et doux. Le matin il s'occupe de la maison avant de partir à son bureau, et Adèle ne rate jamais une occasion de l'aider. Tout semble donc à première vue rentrer dans l'ordre. Et les mois qui passent font reverdir la campagne, mais aussi remonter à la surface les attentes de la jeune femme. Son désir pour Daniel n'a plus de frein, plus de limites non plus.

Le rempart « Suzanne » effacé, elle se dit que séduire le veuf devrait être plus simple. Encore faut-il un angle d'attaque réaliste. Et tout comme sa défunte épouse en son temps, il la rabroue presque sévèrement lorsqu'elle se promène à demi vêtue. Elle continue ses études, et c'est dans le vestiaire de la fac que va se jouer son destin. Un de ses « amis », un jour en passant, trouve bizarre cette boîte avec une tête de mort sur l'étiquette d'un rouge flamboyant. Le gars s'en ouvre à un prof, qui lui est forcément au courant de l'histoire « Suzanne » ; et c'est ainsi que huit mois après la mort de l'épouse de Daniel, une escouade de policiers avertis par le personnel débarque dans ledit vestiaire.

Une perquisition ciblée permet de remonter jusqu'à la fille, et de là à avoir des doutes légitimes il n'y a qu'un pas que les flics s'empressent de franchir. Garde à vue et interrogatoires serrés vont aboutir à ce qu'Adèle, cette fois, crache le morceau. Elle doit tout déballer ; comment elle a instillé le poison dans les aliments et pourquoi. Mais la seule chose sur laquelle elle se refuse à toute explication, c'est sa motivation.

Bien sûr, sa présentation à un juge d'instruction d'abord puis aux trois juges des libertés et de la détention débouche sur une incarcération. Elle croupit donc en prison tout le temps d'une instruction longue et difficile puisqu'elle ne veut plus parler de quoi que ce soit. Des tas de psychiatres, de médecins, d'experts et de contre-experts se livrent une bataille rangée dont l'enjeu reste la santé mentale de la prévenue. Les avis divergent, et en dernier ressort c'est le juge qui décide que finalement, elle est apte à passer en Cour d'assises.

Le jour du grand cirque arrive enfin. C'est une jeune femme aux yeux clairs et vifs qui fait son apparition devant les hommes en robe. Elle ne fixe pourtant qu'un seul point dans la salle : derrière des lunettes noires, il y a ce Daniel, avec toujours cette pointe au cœur et son amour qui n'a jamais cessé de la faire vibrer, survivre même. Elle écoute les uns et les autres démonter sa vie, disséquer chaque période d'une si courte existence. Certains la dépeignent travailleuse et douée, d'autres comme un monstre immoral et dénué de tout sentiment. Puis, lorsqu'on lui demande le pourquoi de son acte si horrible, la jeune femme se contente de regretter celui-ci, sans pour autant l'expliciter. Elle ne quitte pas du regard le type pour qui elle a commis l'irréparable.

Enfin, après des heures et des heures d'une bataille acharnée entre un procureur général défendant la société et un avocat cherchant mille excuses à un crime avoué, c'est elle qui, en dernier, a la parole. D'une petite voix fluette et sans que l'on puisse deviner s'il s'agit d'une mise en scène ou pas, elle déclare :

— Je… suis désolée. Je sais bien que c'est trop tard, et personne ne peut revenir en arrière. Je voudrais demander pardon à tous ceux à qui j'ai fait du mal. Je regrette amèrement ce que j'ai fait et je comprends la punition que j'assumerai jusqu'au bout.

Alors le jury se retire et revient moins de trois heures plus tard. Cette fois, c'est debout que la brune scrute le visage de celui qui envers et contre tout reste dans son cœur et son esprit. C'est au tour du président de la Cour d'assises de donner la lecture du verdict.

— Mademoiselle, le jury vous a reconnue coupable de l'assassinat de madame…

Le reste se perd dans la mémoire de la jeune femme qui n'entend plus rien. Sauf peut-être le nombre de ces années qui vont compter double puisqu'elle ne verra plus Daniel ; mais elle espère bien qu'il viendra lui rendre visite, et de toute façon, elle va lui écrire, lui expliquer cet amour qui la ronge. Les gendarmes lui passent les menottes et la voici qui remonte dans un fourgon pour rejoindre le trou où elle devra compter les jours.

Son conseil est revenu auprès d'elle pour savoir si elle veut faire appel de la décision qui la condamne. Adèle ose la question délicate du quantum de sa peine :

— Je… je n'ai pas tout compris. Combien de temps de prison ai-je à faire ?
— Vous n'avez pas entendu le président ?
— Non ; mon esprit était ailleurs… Je ne sais plus, ne sais pas !
— Huit ans. Vous avez été condamné à huit années de réclusion criminelle.
— Mais… je sortirai un jour d'ici ?
— Oui. Si l'on retranche la préventive, dans un an et demi vous pourriez déjà obtenir une libération conditionnelle, compte tenu des réductions de peine pour bonne conduite.
— Ah… mais je suis sage.
— Je peux vous poser une question ? Allez-vous faire appel ou non de la décision : nous n'avons que dix jours pour la formuler.
— Non ! Je suis coupable, c'est normal que je paie.
— Une dernière chose. Maintenant que vous êtes fixée sur votre sort, peut-être pouvez-vous me dire pourquoi vous avez empoisonné cette malheureuse femme ?
— … ? Oh, je crois que depuis le début vous le pressentez. Pas besoin d'en dire davantage. J'attendrai mon heure, et celle-ci viendra. Qui sait ?

La messe est dite. Cette jeune femme ne dira plus rien à ceux qui l'entourent, et Dieu seul sait que dans une prison, il en existe des personnes pour graviter autour des détenues. Elle se mure dans un silence de nonne. Par contre elle écrit, pratiquement chaque jour, à ce mari éploré, celui-là même à qui elle a volé les deux tiers de sa vie. Elle le supplie de venir la voir, de lui pardonner. Elle ne sait plus comment se comporter, et surtout – surtout – elle souhaite garder le contact avec lui, à tout prix. Daniel ne sait plus trop quoi faire de ces lettres émanant de la patte même qui a versé le poison dans la soupe de Suzanne.


Les jours passent, les mois également. Les années finalement s'étirent, et Adèle n'a pas revu son éternel amour. Il ne lui a pas montré un quelconque signe de vie malgré les centaines de courriers qu'elle lui a envoyés. Pas un geste pour la revoir, pas une seule petite réponse : non, rien de rien. Et cela fait six ans et demi que la brune ressasse dans sa tête l'histoire qui l'a amenée entre ces quatre murs. Dans un mois, exactement, elle doit passer devant une commission d'application des peines pour savoir si sa dernière demande de libération conditionnelle sera, ou non, acceptée.

Elle attend donc sans fébrilité particulière ce fameux moment où elle doit être appelée devant la réunion qui est chargée d'examiner son cas. Et c'est par un matin d'automne que la surveillante la fouille intégralement pour être présentée à cette fameuse commission. Dans la salle où elle est entrée, outre son avocate, une longue tablée de personnes est face à elle. On l'a fait asseoir et une juge lui lit sa demande. Ensuite chacun peut lui poser des questions. Mais elle ne peut que bredouiller des mots sans suite : au milieu de ces gens pour la plupart inconnus, Daniel est là ! Devant lui, une pile de lettres qui semblent narguer la jeune femme. Apparemment, aucune d'elles n'a été décachetée par celui à qui elles étaient destinées. Et quand la juge donne la parole à Daniel pour recueillir son avis sur l'éventualité d'une sortie de prison d'Adèle, celui-ci la fixe aussi violemment qu'elle le fait, elle.

— Ça ne me ramènera pas mon épouse. Qu'elle traîne en prison ! J'entends qu'elle s'est bien comportée en détention ; par contre, je ne veux plus qu'elle m'envoie de courriers. Je lui ai rapporté ceux qu'elle m'a expédiés depuis qu'elle est ici. Il y en a des centaines. Comment faire pour que cette… fille cesse de me harceler ?
— … !

Tous regardent les rectangles blancs ornés d'un timbre et d'une marque postale. La juge de l'application des peines en saisit une entre ses doigts.

— Pourquoi donc écrivez-vous aussi assidûment à ce monsieur ? Vous vous rendez compte qu'à cause de vous, il lui est impossible de faire son deuil ? C'est inimaginable ! Comment voulez-vous que nous vous remettions dans la vie active si vous harcelez le mari de votre victime ? Vous pouvez nous expliquer un peu ce comportement aberrant ?
— Je… je ne voulais pas harceler Daniel ! Je voulais simplement lui demander pardon. J'ai fait une énorme bêtise que je paie chaque jour qui passe.
— Parce que vous imaginez que lui peut oublier son épouse simplement en fermant les yeux ? Vous imaginez son existence sans Suzanne ?
— … Je… Pourquoi ne m'a-t-il jamais répondu ? Un simple mot pour me demander de ne plus lui écrire et j'aurais immédiatement cessé de lui transmettre mes lettres.
— Peut-être que tu n'as pas compris que je ne pouvais pas lire tes mots ? Impossible pour moi, ne serait-ce même que de les décacheter.
— Alors, pourquoi avoir gardé ces courriers ? Peut-être qu'ils contiennent finalement l'explication de l'acte commis par ma cliente !

C'est le conseil d'Adèle qui tente désespérément de sauver ce qui peut encore l'être. Elle sent que les choses une nouvelle fois lui échappent. Mais curieusement, la juge ne semble pas hostile à entendre la condamnée dans ses explications. Encore faudrait-il qu'elle puisse apporter des éclaircissements sur cette incroyable correspondance entre une détenue et le mari de sa victime, mais la jeune femme ne fait que bégayer des mots d'excuse encore une fois. Alors la magistrate lui signifie qu'elle met sa décision en délibéré à trente jours. Adèle regagne sa cellule sous bonne escorte.

Dans ce trou du cul du monde, le temps n'a plus la même durée qu'à l'air libre. Ici, la patience devient loi. Alors, lorsqu'un après-midi, une quinzaine de jours avant la décision de justice qui devrait décider d'une sortie ou non de la brune, une surveillante annonce d'une voix neutre à Adèle qu'elle est appelée au parloir, elle imagine de suite que son conseil veut la voir. Après la fouille d'usage dans la maison, une agente pénitentiaire anonyme la dirige vers l'endroit où se croise le monde libre et celui de la détention.

Ce n'est pas la cabine habituelle où elle retrouve parfois son avocate ; non, elle pénètre dans une salle ouverte équipée de tables et de chaises, au milieu d'autres familles qui visitent leurs condamnées. Une silhouette vaguement familière lui tourne le dos. Adèle se dirige vers ce qui lui semble… son cœur se met à battre tel un tocsin dans sa poitrine. Il est là. Il est beau. Il est… toujours aussi désirable !

— Adèle… je voulais te voir. J'aimerais comprendre, après toutes ces années… pourquoi… pourquoi tu nous as fait tant de mal.
— Oh, Daniel… tu es venu. Je ne peux pas te dire combien ça me rend heureuse…
— Vas-tu enfin me dire ce qui t'a pris ? Comment as-tu pu ? Suzanne… Qu'est-ce qu'elle t'avait fait pour que tu…
— Suzanne ? Tu es là pour me parler d'elle ? Je croyais que tu venais pour moi, pour me voir. Tu sais, les heures sont tellement longues ici… Combien de jours et de nuits ai-je espéré cette entrevue ? Tu es toujours le même. Les années ne t'ont pas changé. Exactement comme dans mon souvenir…
— Bon sang, Adèle, reviens sur terre ! Je veux savoir, comprendre. Tu peux imaginer combien je ressens de haine envers toi ? J'ai souvent rêvé de te serrer le cou parce que tu m'as pris ce que j'avais de plus cher, et à deux reprises.
— Dis-moi que nous nous reverrons… quand je serai loin de cet endroit. Il n'est guère d'instants où je n'ai regretté ce qui est arrivé, mais je ne peux plus faire machine arrière et les pleurs ne servent à rien. Pas plus dans tes yeux que dans les miens. Je voudrais me racheter et…
— Et quoi ? Tu imagines que d'un coup de baguette magique je vais effacer la peine, les incroyables souffrances que tu nous as infligées ? Comment le pourrais-je ? Vraiment… Je venais ici pour être libéré de cette écœurante sensation d'être coupable de je ne sais quoi avec toi. Depuis toutes ces années, je me suis imaginé que c'est à cause de moi que tu as fait ce qui est arrivé. Et je vais repartir les mains vides, l'esprit toujours aussi torturé.

Ils sont les yeux dans les yeux, et les larmes qui coulent de ceux de l'homme sont plus de haine que d'amour. Chez Adèle elles montent aussi, mais pour d'autres raisons. Voir celui qui représente son unique amour être à ce point touché par une erreur malheureuse lui fait mal. Et lorsqu'il se lève pour aller vers autre chose, vers le soleil, elle qui retourne dans l'ombre de ses quatre murs est anéantie. Sa solution devait rapprocher Daniel de son cœur, mais il s'en est éloigné peut-être à jamais.


— Bonjour, Adèle. La commission d'application des peines a décidé de vous accorder une seconde chance. Compte tenu de votre conduite durant votre incarcération et de l'avis des membres réunis en commission, vous serez libérée à compter du premier novembre.
— … !
— À charge pour vous de remplir certaines obligations. Travailler et aller pointer au CPAL une fois par mois. Vous serez aussi soumise à justifier de tous vos déplacements en France. Votre passeport vous est confisqué jusqu'à l'extinction des mesures de libération conditionnelle.
— Ça… ça veut dire que je vais sortir ?
— Oui ! Signez là, là et là. Je vous ferai parvenir une copie de l'ordonnance de libération conditionnelle.

Le directeur de la prison tend les papiers que la jeune femme s'empresse de parapher. Puis l'attente reprend, et avec elle la gamberge de ce qui va se passer. Dehors, après tout ce temps, tout doit avoir tellement changé… L'unique pensée d'Adèle est de retrouver Daniel. Lui expliquer, lui dire, le rassurer et renouer un contact que la mort de Suzanne a rompu. Tout se remet en ordre de marche dans la caboche de celle qui voit enfin le bout du tunnel. Et c'est long, tellement long, cette période d'avant sa levée d'écrou ! Il ne lui reste qu'à rêver à une vie nouvelle…


La nuit est atrocement longue. Les rondes des surveillantes ne surprennent plus la femme allongée sur le lit, incapable de trouver le sommeil. Dans sa tête défilent des images ; des bruits et des odeurs surprenants également. Tous ces souvenirs revenus d'un temps heureux vont retrouver une place au soleil.

En fait de jour ensoleillé, c'est un crachin digne de Londres qui accompagne la sortie d'Adèle de l'antichambre de l'enfer. Seule son avocate est devant les lourdes portes ; elle fait signe à la demoiselle d'une trentaine de piges qui quitte ce sinistre endroit.

— Bonjour, Adèle !
— Bonjour.
— La nuit n'a pas été trop éprouvante ? Les dernières sont souvent celles que l'on supporte le moins bien.
— Je suis heureuse d'avoir enfin payé ma dette à la société.
— Pas tout à fait : n'oubliez pas les conditions de votre libération. Un seul écart vous reconduirait là d'où vous sortez en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
— Daniel n'est pas là ? J'aurais aimé qu'il m'accueille aussi à mon retour. Il est fâché après moi ?
— Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous lui avez pris sa femme et vous voudriez qu'il vienne vous remercier ?
— … J'aimerais pouvoir lui dire deux ou trois choses gentilles ; le consoler, en fait.
— On ne peut pas être juge et partie. Vous devez oublier cela. Je vous emmène dans le petit logement que je vous ai trouvé, et ensuite nous irons voir votre employeur. Samedi à quatorze heures vous devrez aller pointer au commissariat de votre quartier.

Personne ne parle plus, et la voiture avance dans le flot de la circulation. Des modèles nouveaux de véhicules croisent celui de la berline du conseil qui mène la libérée vers sa nouvelle existence. Toutes les deux, elles visitent un joli trois-pièces-cuisine en centre-ville. Et c'est dans une imprimerie qu'elles ont rendez-vous avec un vieil homme qui a accepté de prendre sous son aile la jeune femme. Elle rencontre donc Martial, qui est son patron. Dès demain elle commencera son travail dans la boîte du bonhomme.

Vient fatalement le moment de la journée où plus personne n'encadre Adèle. Et c'est bien seule qu'elle arpente les trottoirs d'une ville méconnaissable. Le temps s'est enfui, emportant avec lui ces rues qu'elle ne reconnaît plus. Elle fait un crochet et se rend dans un autre endroit suffisamment sinistre, sans parler de la pluie qui l'enlaidit plus encore : le cimetière ! Sur la tombe de Suzanne retrouvée grâce à l'aide du concierge, elle dépose un bouquet de roses blanches. Une larme perle au coin des yeux de la brune puis elle se fraie un chemin jusqu'au menton de la belle.

Sur la tombe voisine, une vieille dame droite comme un I scrute cette belle gamine qui pleure sur un parent proche, sans doute. Et lorsque la jeune fille quitte les lieux, l'élégante visiteuse suit cette jeunette qui s'en va. Dans la rue, la gamine semble hésiter.

— Vous allez en ville ? Je peux vous déposer si vous le souhaitez.
— Oh, merci ! Je suis un peu perdue. Je ne reconnais plus vraiment ma ville.
— Ça fait longtemps que vous n'y êtes pas revenue ?
— Presque sept ans…
— Oui, alors les choses doivent vous sembler différentes. Vous avez un parent… au grand jardin ?
— Au grand jardin ? Ah, vous voulez parler du cimetière ? Oui, il y a Suzanne.
— Vous deviez l'aimer beaucoup… Une amie, sans doute ?
— Non. C'est une histoire compliquée ; elle est là à cause de moi.
— Je vois… si vous avez envie d'en parler, je suis médecin. Psychiatre, et parfois il m'arrive d'aider les gens dans la détresse.
— Un jour, un jour lorsque mon cœur se sera apaisé… oui, je viendrai peut-être vous consulter, un jour.

Adèle s'installe dans sa nouvelle existence. Il n'en demeure pas moins que Daniel lui manque. Elle lui laisse enfin un message sur son téléphone portable. Il a gardé le même numéro, des années après le drame. C'est donc dans l'atelier où elle bosse avec Martial qu'une semaine plus tard un individu se présente. Les tempes blanchies, il reste pourtant un bel homme.

— Bonjour ! Pourrais-je parler à Adèle s'il vous plaît ?
— Bonjour ! Elle est à l'atelier. Je vais vous la chercher. Vous pouvez attendre une seconde ici ?
— Oui, merci.

Le vieux bonhomme disparaît, happé par une porte qui communique avec un endroit bruyant. Quelques instants plus tard, la frimousse de la brune passe la porte de l'entrée.

— Daniel ! Si tu savais comme ça me fait plaisir… Je suis si heureuse de te revoir ! Je travaille ici, et je crois que le patron m'aime bien.
— Écoute, Adèle… tu ne dois plus me téléphoner ; plus m'écrire non plus. Toi et moi, nous ne devons plus jamais nous revoir.
— Mais pourquoi ? Tout ce que j'ai fait, tout ce qui est arrivé, c'est pour toi que je l'ai fait.
— Je ne sais pas pourquoi tu m'as volé Suzanne, mais tu dois me laisser tranquille maintenant. Refais ta vie et oublie la mienne, veux-tu ? Je n'arrive pas à me remettre de la mort de mon amour.
— Daniel… Je suis depuis toujours amoureuse de toi. Elle était un obstacle entre toi et moi. Mais elle n'est plus là. Je veux la remplacer, t'aimer comme elle t'aimait, plus fort peut-être. Je ne désire qu'un peu d'amour en retour.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne peux pas avoir fait cela par amour ; ce n'est pas possible ! Ne me dis pas que tu es amoureuse de moi : personne ne peut, n'a le droit de faire de telles choses par amour. C'est monstrueux, plus encore que sur un coup de tête.
— Tu as toujours su, n'est-ce pas, que je t'aimais. Tu ne voulais pas me regarder, pas me voir, pas faire voir que nous étions faits l'un pour l'autre.

Daniel se tient la tête entre les mains. Assis sur un siège, il pleure doucement. Ses larmes en entraînent d'autres chez la jeune femme qui lui fait face. Puis il se redresse, jette enfin un regard dégoûté à cette gosse qui se perd dans sa folie. Il tourne sa grande carcasse vers la sortie. Et elle le supplie…

— Ne me rejette pas ! J'ai besoin de toi. Ne pars pas, je t'en conjure.

Alors l'homme, d'un ton neutre, lui répond froidement :

— Personne ne parle comme cela à son père. Aucune fille digne de ce nom ne tue sa mère pour un prétendu amour pour l'homme qui l'a élevée. Tu avais notre amour à tous les deux. Suzanne était ta mère ; je suis, par la force des choses, parce que je ne peux rien changer à cela, je suis toujours ton père. Mais tu n'es plus dans mon cœur la fille aimante que j'aurais chérie toute une vie. Tu as voulu plus que ce que nous pouvions t'offrir.
— Mais… Daniel… papa…
— Arrête, Adèle ! Nous ne nous reverrons plus jamais, et cette fois il n'est plus question que tu me harcèles. Plus de courriers, plus de coups de téléphone, sinon je te renvoie là d'où tu sors. Quant à ce genre d'amour que tu sembles attendre de ma part, il m'est impossible d'y donner suite. On ne couche pas avec sa propre progéniture, et moins encore avec celle qui a tué sa mère.
— Ne part pas, Daniel… S'il te plaît ! Qu'est-ce que je vais devenir sans toi, sans ton amour ?
— Regarde en toi-même ! Et demande-toi surtout ce que, moi, je vais devenir sans ta mère. Vis ta vie et ne me dérange plus, sous aucun prétexte : c'est fini ! Je n'ai plus d'enfant, plus de femme non plus. Et ce que tu voulais n'a jamais été, ne sera jamais possible. Je te souhaite de vivre une belle vie, avec une histoire aussi belle que celle que j'ai vécue avec Suzanne. Souhaite seulement aussi de ne pas engendrer un monstre tel que toi… parce que c'est si douloureux.
— Daniel… attends ! Non ! S'il te plaît…

La porte vient de se refermer sur la rue, et Daniel ne s'est pas retourné.


Quelques jours plus tard, un entrefilet dans le journal local rapportait ceci :

Adèle X, libérée il y a tout juste dix mois de prison où elle avait purgé une peine de huit ans a été trouvé morte dans son petit appartement du centre-ville. L'autopsie montre qu'elle s'est donné la mort vendredi soir. On se souvient qu'elle avait empoisonné sa propre mère sans jamais donner de motif à son geste insensé. Elle venait d'être fraîchement libérée conditionnellement et n'a laissé aucun mot pouvant expliquer son suicide.