10. Muguette, ou l'amour vache

Par ce bel après-midi baigné de soleil, au milieu du parc une flâneuse solitaire recherche du coin de l'œil un banc libre. Une fois celui-ci repéré, elle vient y coller ses fesses et sort de son sac un roman policier. C'est son dada, à Muguette, les polars : elle adore les beaux flics ténébreux un peu borderline qui savent mieux que personne résoudre des affaires compliquées. Elle ne trouve jamais le bon coupable et se laisse toujours berner par les esprits retors de ses flics – ou privés – préférés. Son cœur bat aussi au rythme d'intrigues bien pourries où les rebondissements sont nombreux.

Elle imagine aisément que sa littérature de quai de gare doit en faire marrer plus d'un, mais chacun a les rêves qu'il mérite. Et puis au moins ces bouquins-là lui permettent-ils de lire ; il n'y a plus guère de personnes pour s'adonner à un passe-temps jugé désuet par un monde qui court. Oui, parce que les gens sont toujours en quête de quelque chose. Celle-ci avec son portable greffé à l'oreille, cet autre qui trace, perdu dans ses pensées… où vont-ils donc, tous ces passants pressés ?

Là, dans le calme ombrage d'un grand orme, elle peut laisser ses yeux se gorger de lignes, de lettres tracées juste pour elle. Muguette, c'est quarante-trois ans d'une vie sans relief. Une existence aussi plate que son corsage d'où ne débordent guère deux seins qui ne nécessitent aucun soutien, tant ils sont peu développés. Là encore, elle s'en est accommodée durant toutes ces années. Les hommes qui l'ont fréquentée, moins sûrement car pas un seul n'est resté à ses côtés. Pourtant, elle est cultivée, affable, et elle cuisine à merveille.

L'adage qui dit que pour garder un homme il faut lui remplir la bedaine n'est pas aussi vrai qu'on pourrait le croire ; ils aiment aussi avoir à quoi se raccrocher, et comme chez elle il n'y a pas grand-chose qui dépasse… alors les plus téméraires sont restés le temps de trouver une poitrine plus volumineuse. Oh, elle aime faire l'amour, mais il faut aussi oser, et surtout avoir un excellent partenaire pour un partage équitable. Alors les nuits à l'arrache, les petits matins qui déchantent, le creux d'un lit froid sont le quotidien de cette femme qui est assise là.

Depuis le lycée – endroit où déjà ses camarades bien intentionnés la surnommaient « la limande » – son image n'a que si peu évolué… Dans son boulot, elle est une redoutable femme d'affaires, mais sa vie intime ressemble plus à un long fleuve tranquille qu'à un torrent tumultueux. Avec ses lunettes posées sur un nez aux ailes bien dessinées qui lui donnent un air de maîtresse d'école, elle n'est pas franchement vilaine ; elle a même un certain charme, mais qui ne suffit cependant pas à la rendre attirante – ou alors juste pour une nuit – aux yeux des hommes croisés au hasard de sa vie.

C'est donc dans la lecture facile que se plonge la quadra qui profite de ce samedi ensoleillé. Des gosses piaillent dans l'aire de jeux sous l'œil attentif de mamans vêtues légèrement cet été. Elle aussi n'est que très peu habillée. La décence veut qu'elle porte une jupe qui, lorsqu'elle marche, lui tombe bien au-dessus des genoux. Une chemise d'homme couvre sa poitrine sans rien dessous. Sous sa jupe, non plus du reste, elle n'a pris la peine de passer une culotte. Elle est déjà dans l'action écrite du flic qui boit un demi dans un bistrot si bien dépeint par l'auteur.

Dans l'allée, des tas de gens se promènent. Il fait si beau en ce mois de juillet que tous profitent du moindre espace vert. Un pas traînant couvre les cris lointains des gamins qui courent après un ballon. Ce pas s'arrête face à Muguette qui ne relève même pas le nez de son roman policier. La pauvre victime de papier est encore en salle d'autopsie lorsque la lectrice sent peser sur elle la lourdeur d'un regard ; c'est si insistant que ça la dérange vraiment. Elle remonte son menton, tourne la page, et sans en avoir l'air prend la mesure de celui qui la scrute de la sorte.

Pas de crainte à avoir ; l'homme est âgé. Cheveux blancs, barbe soignée, tout comme son look. Il ne cherche pas à détourner ses quinquets d'un bleu limpide qui demeurent collés à la silhouette assise qu'elle offre à sa vue. Bien entendu, les deux paires de mirettes se mélangent au cours de ce voyage l'un vers l'autre. Un sourire fleurit sur les lèvres du vieux monsieur strictement habillé. Seul le chemin fait de sable tassé les sépare. Pas plus de deux mètres, donc, et Muguette se sent très gênée par l'insistance avec laquelle ce type la dévisage. Il n'a pas l'air d'un pervers, mais sait-on jamais ? De surcroît ce genre de personnage s'attaque plus souvent aux gamins, et la liseuse n'a rien d'une ado ou d'une gamine, hormis sa poitrine quasi inexistante.

Elle se demande pourquoi ce brave homme la mate de cette manière insistante. Elle veut faire comme si elle n'avait rien remarqué et se replonge dans le passionnant chapitre d'un échange entre le flic et le légiste. C'est bien écrit, et le plaisir devrait être au rendez-vous. Allez savoir ce qui peut gâcher le plaisir d'une bonne lecture… un simple vieux vicieux qui vous déshabille des yeux ? Muguette se force à oublier ces deux quinquets brûlants qui la parcourent sans aucune retenue. Au bout d'un long moment, son cou lui fait mal. Sa jambe gauche passée sur la droite se relève pour que l'inverse suive le même itinéraire.

Elle ne songe plus à l'absence de sous-vêtement sur cette partie normalement invisible de son corps, et le champ de vision du gaillard assis en face s'élargit soudain pour se caler dans l'espace qu'un instant elle a entrouvert. Bon, il est donc là pour essayer de se rincer l'œil ? Il en sera pour ses frais ! Pourtant la sueur perle au front de Muguette, de plus en plus agitée. Le type a fait un nouveau sourire et semble vouloir lui faire un signe de la main. Cette fois, c'est franchement que la femme lui fait les gros yeux. Il n'en a cure. Les lèvres du bonhomme tremblent légèrement. Il a envie de parler ?

Poursuivre sa lecture à tout prix, ne pas se laisser distraire par le loustic, voilà qui devient une priorité. Et pourtant, la voix un peu sèche qui lui parvient, c'est bien à elle qu'elle s'adresse :

— Vous êtes belle, Madame.
— … ?
— Oui ! Je regrette d'avoir autant d'années au compteur, sinon je vous aurais fait un brin de cour.
— Pardon ? C'est à moi que vous vous adressez, Monsieur ?
— Vous voyez quelqu'un d'autre dans les parages, à part les gosses et leurs nounous qui jouent dans le bac à sable ?
— Vous me disiez ?
— Que vous êtes belle ! Je suis désolé d'être si âgé. Vous me rappelez Agathe, ma défunte épouse…
— Ah ?
— Oui ! Vous ne voulez pas venir vous asseoir sur le même banc que moi ? Ça nous éviterait de crier ; et puis pour discuter, ce serait plus simple aussi. J'adore vos yeux, votre visage et ce chignon qui me donnent l'impression que mon Agathe est de retour.
— Mais…
— Je ne mange personne, vous savez ! Le drame des vieillards comme moi, c'est que le corps et presque mort mais que le cerveau, lui, veut rester vert. Décidément, je serais mieux plus proche de vous pour vous faire un brin de causette.

Pourquoi Muguette se sent elle obligée de se lever et d'aller s'asseoir sur le banc aux côtés de ce type ? Elle ne sait pas vraiment ce qui se passe dans sa tête, un élan qui la fait parcourir la courte distance qui la sépare du vieux.

— Merci. Vous voyez, c'est si simple… Vous êtes belle. Je vous l'ai dit et je ne me lasse pas de vous le redire.
— Votre femme… il y a longtemps que vous êtes veuf ?
— Huit ans déjà, et à soixante-douze ans, chez les hommes, il est des choses qui sont de plus en plus urinaires et de moins en moins génitales… vous comprenez ?
— Pourquoi me parlez-vous de cela ?
— Peut-être pour vous rassurer un peu. J'ai encore l'ouïe fine, et je crois que votre cœur bat du tambour dans votre poitrine.
— … C'est pas pensable ; comment pouvez-vous l'entendre ?
— Non seulement il fait du boucan, mais vous voyez, là, au niveau des veines de votre cou, je vois qu'il accélère les passages du sang.
— Eh bien, vous en savez des choses !
— La première, c'est que votre poitrine est attirante, un peu dans le même style de celle d'Agathe. Nous avons été amoureux jusqu'à son dernier souffle. Elle avait des boutons de bottine, là.

Son doigt est pointé vers la chemise, au milieu de celle-ci, sans pour autant être menaçant. Pas de geste déplacé, simplement une façon de montrer sans toucher.

— Vous avez un petit ami ? Il doit être heureux avec vous.
— Non, personne.

Muguette s'en veut d'avoir un peu trop rapidement répondu et laissé entendre à ce gars qu'elle est seule ; mais il n'en profite nullement.

— C'est dommage. Les hommes sont donc devenus si bêtes qu'ils ne voient plus la vraie beauté ?
— Pourquoi ?
— Mais, ils préfèrent ce qui est artificiel, et ces seins sont authentiques, n'est-ce pas ?
— Ben… oui. Il ne viendrait à personne l'idée d'en faire enlever dès lors qu'ils ne sont déjà pas bien gros.
— Et comme mon Agathe, vous ne portez pas de dessous. C'est le signe des femmes libres et des dames qui aiment leur corps. Les soutiens-gorge et les culottes ne sont que des inventions de pervers pour leur seul plaisir. Aucune femme digne de ce nom ne devrait mettre de tels oripeaux.
— Eh ben, comme vous y allez ! Ça a au moins le mérite d'être franc et envoyé.
— Vous n'aimez donc pas le sexe, pour être toujours seule ?
— Je vous trouve bien curieux pour quelqu'un qui prétend ne plus pouvoir. Je croyais que c'était bien votre plus grand regret, n'est-ce pas ?
— Après la mort de ma femme, oui. Mais il existe bien d'autres manières de prendre du plaisir. À commencer par celui des yeux. Et puis… vous avez le temps ? Je pourrais vous raconter tellement de trucs qui, à mon sens, vous iraient comme un gant.
— Ah bon ? Lesquels, par exemple ?
— Pas ici ! Pas ici, ma chère amie. Au fait, si nous commencions par le commencement… Je m'appelle Mathieu. Et vous ?
— Muguette, mais je n'ai pas vraiment choisi.
— Je trouve que ça vous va bien : fraîche comme les clochettes de cette fleur. Et puis ces dernières sont toxiques si on les avale.
— Vous pensez donc que je suis toxique ?
— Pas du tout ! Mais qui s'y frotte s'y pique ; c'est un peu être « vénéneuse », il me semble.

L'homme plonge soudain sa main dans sa veste. Il en retire un portefeuille d'où il extrait une photographie. Le visage d'une femme se présente sous le nez de Muguette.

— Vous voyez ? C'était mon Agathe. Vous ne trouvez pas comme un air de vous dans ma femme ?
— …

Elle a attrapé le rectangle usé à force d'être manipulé. C'est vrai que le modèle sur le cliché, avec quelques années de moins, pourrait très bien être elle.

— C'est assez troublant, je vous l'avoue. Mais je ne suis pas cette dame.
— De cela, j'en suis persuadé, n'en doutez pas un instant. Imaginez cependant le choc de voir un sosie presque parfait de celle que j'ai le plus aimé sur cette terre…
— Une coïncidence ! Ça doit arriver souvent, ce genre de ressemblance.
— Je ne crois pas. Le destin nous a mis en présence l'un de l'autre, et il existe sûrement une raison à cela.
— Allons, ne rêvez donc pas tout haut.
— Vous savez, à mon âge, j'ai depuis longtemps délaissé l'idée qu'un miracle pouvait arriver. Mais je crois dur comme fer que la providence fait toujours bien les choses.
— Vous délirez, ma parole !
— Non ! Je suis même certain de ce que j'avance. Vous voulez que nous discutions de moments ou de choses plutôt intimes ?
— Décidément, vous y tenez vraiment !
— Oui. Je parie que, comme Agathe, vous restez naturelle.
— C'est-à-dire ?
— Vous ne vous rasez pas. Votre toison, vous la conservez en l'état, n'est-ce pas ?
— Ça, c'est trop facile à deviner parce que vous avez pu apercevoir… J'étais sans méfiance.
— Bon, je vous l'accorde. Mais je suis sûr que vous aimez le sexe un peu… différent.
— Mais encore ?
— Des jeux qui ne se pratiquent pas avec n'importe qui. Je vous sens bien un peu soumise, dévouée à un seul homme. Peut-être que pour le moment vous ne l'avez pas encore trouvé, mais je sais, je sens que ce genre de relation vous plairait.
— Franchement, je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Je crois pourtant que si. Et les rapports plus forts que la normale, ceux dans lesquels vous auriez le rôle de la femme-objet comme mon Agathe ? Je vois bien cette étincelle dans vos prunelles depuis que vous avez compris de quoi je parle.
— Vous sortez d'un asile ou quoi ? Vous êtes incroyable, vous ! Vous racontez ces sornettes à toutes les femmes que vous rencontrez sur votre chemin ? Je pense que je ferais mieux de filer à toute vitesse.
— Ah oui ? Mais vous n'en faites rien, ce qui confirme mon impression.
— Parce qu'avec votre… Agathe, vous jouiez à ces trucs débiles ? Vous lui faisiez quoi ? Après tout, vous pouvez me le dire.
— J'en étais persuadé : le sujet ne vous laisse pas indifférente, et vos questions sont là pour me le prouver.
— Répondez à ma question ! Vous lui faisiez quoi, à votre femme ?
— Elle aimait les jeux cérébraux, et parfois être dépendante de ma volonté.
— Comment peut-on aimer cette servilité ?
— Pour le savoir, il faut essayer… et je crois que vous êtes une femme qui pourrait adorer ces instants qui subliment le corps et l'âme en les mettant à l'unisson de vos envies.
— … ?
— Vous devriez au moins une fois tenter une soirée, juste pour comprendre.
— Et je parie que vous aimeriez faire le professeur. Je me trompe ?
— Si vous y tenez, pourquoi pas ? Mais auparavant, il faut en parler, fixer des limites que personne ne peut dépasser. C'est un contrat moral où tout est histoire de confiance dans son partenaire.
— Et j'y gagnerais quoi, en fait ? Puisque je serais de plus punie par le fait que vous ne pourriez pas me mener au terme d'un partage du plaisir.
— Je vous l'ai dit : il n'y a pas qu'une seule manière de faire jouir celui ou celle avec qui l'on joue.
— Bon, je crois que je vais vous laisser à vos élucubrations de mâle pervers. Bonne fin de journée.

Muguette s'est levée, et elle a presque l'impression de s'enfuir. Elle passe son sac à main à son épaule et fait trois pas. L'homme ne bronche pas. D'une voix douce, il la hèle cependant :

— Madame… Muguette, je reviendrai sur ce banc tous les après-midi. Je pense que nous nous reverrons. Je vous attendrai… tous les jours. Au revoir, et à très vite.

« Merde ! Pas de chance de tomber sur ce genre d'individu. » songe la femme qui s'éloigne. Cette sensation d'être coupable d'elle ne sait quoi naît là au fond de son crâne pendant qu'elle s'éloigne du gus toujours assis sur le long siège de bois du parc. Elle marche plus rapidement, comme pour mettre de la distance entre ce… sale bonhomme et elle. Mais son retour à la maison est perturbant. Les mots de ce… comment a-t-il dit qu'il se prénommait ? Ah oui ! Ce Mathieu. Puis la photo remonte à la surface de sa mémoire. La quadragénaire songe d'un coup que la prénommée Agathe avait bien quelques traits de ressemblance.

Toute la soirée elle tourne et retourne dans son cerveau les mots, les phrases du vieux mec. Elle s'endort même avec certains de ceux-ci ancrés derrière son front. La nuit porte conseil ? Rien de moins sûr. Ce qui l'est, en revanche, c'est que le pervers Mathieu est présent dès son réveil. Toute la matinée du dimanche elle lutte contre l'idée farouche de retourner dans le parc.

C'est à quatorze heures qu'elle craque lamentablement en se traitant intérieurement d'idiote et d'imbécile. De loin, elle a la certitude qu'il est là.


Sans un mot, elle s'assoit à la place qu'elle occupait la veille. Lui non plus ne dit rien. Le manège dure un long moment. Enfin il est le premier à tourner sa bouille barbue vers cette femme qui se tient droite, le dos collé au dossier du banc.

— Bonjour, Muguette.
— Bonjour.
— La première chose à apprendre, c'est le maintien.
— …
— Tu es presque parfaite en ce moment, mais… les jambes doivent restées entrouvertes, légèrement décollées l'une de l'autre, et tu ne dois pas en passer une par-dessus sa sœur.
— … Vous comptez faire quoi de moi ?
— Le fait que tu sois revenue ouvre de larges perspectives. Premièrement, celle que tu as pris conscience de ta docilité. Et si tu es là, c'est que tu veux en savoir plus, je me trompe ?
— Vous avez l'air de tout savoir !
— Es-tu prête pour une leçon ? Si tu le désires, nous allons chez moi ; c'est à quelques pas du square. Nous discuterons de ce que nous voulons, chacun restant libre de ses choix, évidemment.
— Chez vous ? C'est prendre un bien grand risque…
— Allons ! Regarde-moi, regarde-toi ! Tu as plus de force que moi, et ce n'est que du plaisir que je te propose, sous une autre forme que celle que les hommes distillent habituellement, c'est tout.
— Pas de coups, pas de violences ?
— Me prendrais-tu pour un bourreau ? Non, bien entendu qu'il ne peut y avoir de vraies violences. Juste des agacements pour faire monter la jouissance. Quelques obligations, peut-être…
— C'est-à-dire ?
— Des postures à garder, des demandes particulières, des encouragements à te relâcher de plus en plus. Rien de bien conséquent.
— Et vous croyez que juste cela peut être satisfaisant pour une femme ?
— Ça dépend de la femme. Tu veux répondre franchement à certaines questions ? Mais c'est sans contraintes que tu dois le faire.
— Allez-y, on va bien voir.
— Quand as-tu fait l'amour pour la dernière fois ? Était-ce avec un homme ou avec une femme ? Aimes-tu les… gens de ton sexe ?
— … Euh, pour le sexe, je crois que j'ai un penchant plutôt… hétérosexuel. Quant à la dernière fois… cinq ou six mois peut-être.
— Quand tu dis « penchant », tu as déjà eu une expérience féminine ?
— Non, jamais.
— Une pluralité masculine, peut-être ? Ou alors avec un couple ?
— Pluralité… vous voulez dire avec plusieurs mecs ? Bien sûr que non !
— Et tu ne serais pas tentée par ce genre de moment sympa ?
— Je n'y ai pas vraiment pensé… je dois être sincère.
— Ça fait partie du jeu, l'honnêteté, et je t'en sais gré. Si tu le désires, je peux te procurer un immense plaisir. Je ne te prendrais pas, mais d'autres, sur mon ordre, pourraient le faire.
— Sur votre ordre ? Quel genre de pervers êtes-vous donc ?
— Disons que nous sommes tous plus ou moins… pervertis. Et tes propos ne me choquent pas. Je dirais que tu es en manque de cul et que je peux t'aider à y remédier. C'est à toi de voir. Pour cela, je demanderai une obéissance totale lorsque tu seras chez moi. En dehors de là, tu as ta vie, j'ai la mienne… et tout le monde est content.
— Je… ne suis pas sûre d'aimer votre proposition. Vous me faites peur… Vos idées… Plusieurs hommes, et tout ce qui s'ensuit… Je ne suis pas enthousiaste à cent pour cent.
— Mais ça te trotte déjà dans la tête, avoue-le !
— Disons que vous avez ouvert une fenêtre, petite certes, mais elle n'est plus fermée.
— Alors tu te décides. Je vais me lever ; tu m'accompagnes ou pas. De ce que tu vas décider dépend la suite de ce que nous ferons. Tu es du bois dont on fait une bonne soumise ; il y a encore un peu de travail, pourtant. La bonne volonté dont tu as fait preuve en revenant sur ce banc où tu savais me trouver montre que tu as fait un pas vers ta liberté.
— …
— Bien. Cette fois, c'est moi qui prends le large le premier. Tu viens dans mon sillage ou tu restes collée sur ton siège : la décision t'appartient. Sache juste que ma porte refermée sur nous deux, tu devras obéir. Je te promets seulement qu'aucune violence ne te sera infligée.

Mathieu est debout, s'affichant entre elle et le soleil dominical. L'ombre s'écarte ; la lumière revient, éblouissante, et avec elle le dilemme pour une Muguette déboussolée. Que faire ? Emboîter le pas à ce type dont elle ne sait absolument rien ? Rester les fesses sur son banc ? Difficile de savoir, et ses hésitations vont-elles lui faire perdre une occasion de savoir ? Les mots, ceux qu'il a prononcés, il les a sciemment choisis ou n'étaient-ils que des paroles jetées en l'air pour qu'elle ait une réponse ? Elle n'en a aucune idée.

Le bonhomme a déjà pris dix mètres d'avance, dans l'allée sablonneuse. D'un coup elle se lève et va dans la même direction que cet inconnu qui ne se retourne pas. Ils marchent ainsi un petit quart d'heure. Elle reste à une distance raisonnable ; lui ne cherche pas à se rendre compte si elle est derrière ou non. Peut-être sent-il qu'elle vient vers ce qu'il désire ? Et est-ce bien lui qui le veut ou elle qui cherche vraiment une autre forme de plaisir ? Les autres n'ont pas donné de résultats probants, de toute façon. Plus elle s'engage dans la voie choisie par Mathieu, plus elle se sent sûre d'elle.

Un paradoxe tout de même que cette vision des choses. La peur de se perdre provoque dans sa tête des émotions bizarres, une montée d'adrénaline qui la tiennent en haleine depuis… qu'elle s'est remise sur ses pieds. Mathieu vient de pousser le portillon d'un pavillon invisible de la rue ; de hautes haies en masquent totalement la vue. Les chaussures du gars font crisser le fin gravier qui jonche l'accès à une superbe maison. Cette fois, il doit être conscient de sa bonne fortune car les escarpins de Muguette bruissent sur les minuscules cailloux.

Ils entrent.

D'abord, ça sent la cire et l'encens. Puis les yeux de Muguette se remplissent de ce qui l'entoure. Elle est debout dans l'entrée. C'est vraiment cossu, ce que ses regards découvrent. Lui, il fait comme si elle n'existait pas. Puis, alors qu'il s'est mis à l'aise en retirant sa veste, il lui demande d'avancer. La voix est d'un coup bien différente de celle de l'extérieur.

— Avance au milieu du salon !

Le salon, une pièce aérée avec un long meuble tapissé de livres, et sur un pan de mur un divan de cuir. À la droite et à la gauche de celui-ci, deux fauteuils qui sont tournés de trois quarts vers lui. Au milieu de ce trio en cuir fauve soigné, une table basse. Elle est plus longue que les tables traditionnelles ; curieusement plus grande même que la femme qui se tient près d'elle. Mathieu prend place sur un des sièges et jauge les formes du piquet planté dans son intérieur.

— Retire ton chemisier que je puisse admirer ces… tes seins !
— …
— Ne crains rien. Et puis je crois que c'était convenu avant que tu viennes chez moi. J'exige une obéissance totale et inconditionnelle. Déboutonne-moi ce vêtement, que je me rende compte.

La femme relève le menton en signe de défi puis, un à un, les petits boutons s'entrouvrent sous ses doigts tremblants pour que finalement tombe le tissu. Deux minuscules collines blanches arborent une zone plus sombre surmontée d'un tiret brun.

— J'adore les petits nichons. Le travail de ceux-là est souvent plus gratifiant que celui sur de grosses mamelles. Quitte ta jupe. Garde tes hauts talons : ça galbe les mollets et donne une élégance aux jambes tout entières.

Les doigts ne tremblotent guère moins lorsqu'ils dégrafent la ceinture avant de faire glisser vers le bas le zip qui ferme la noire corolle de chiffon. Cette fois, le vêtement glisse le long des quilles et Muguette lève un pied, puis l'autre pour sortir de la guenille qui entoure ses chevilles. Elle ne porte plus rien que ses escarpins.

— Tourne-toi face à moi ! Parfait. Mais n'oublie pas : les jambes ne doivent pas rester soudées. Écarte-moi cela, oui, juste un centimètre ou deux. Ça change tout. Tu ne peux pas le voir, mais assis, je regarde ton sexe qui se dessine, se découpe dans la lumière que laisse filtrer cet espace entre tes jambes. Et j'admire ce que tu as à montrer. Le poil pubien, que voilà bien un bel attribut féminin qui fait bander tous les hommes, quoi qu'ils en disent ! Cette affreuse mode du tout rasé, tout lisse, je suis heureux de constater que tu n'y as pas cédée.

— …
— Maintenant, fais un demi-tour que je puisse aussi apprécier le côté pile de cette statue qui enjolive mon salon.

Muguette fait ce que l'autre lui dicte. Il n'y a pas véritablement d'ordre dans sa façon de demander, juste un désir exprimé tout haut. Il ne cherche pas à la toucher et reste assis à admirer ce corps qui se livre dans toute la crudité d'une nudité voulue par lui. Une seconde volte-face pour que la poitrine menue retrouve le devant de la scène, et enfin l'homme fait allonger la femme sur cette table dont la longueur se justifie soudain. Elle est entièrement couchée sur la surface vernie. Lui se met alors à genoux, et d'un tiroir sous le plateau dont elle ne soupçonnait pas la présence il tire d'étranges objets.

— Ne crains rien : c'est seulement un jeu, pour que tu passes un vrai bon moment. Je vais mettre ceci sur tes jolis yeux.

Il vient de lui montrer un bandeau pareil à ceux que les femmes mettent parfois pour dormir dans la plus totale obscurité. Il lui demande avant de gentiment lui tendre ses poignets sur lesquels il place des bracelets en cuir. Les chevilles sont également équipées de la même façon.

— Voilà. Tu es très belle ! Maintenant je vais te cacher le regard. D'accord ?
— …
— Parfait. Mets tes bras en croix ; je vais relier tous tes membres à des anneaux scellés dans les pieds de ton autel.

Les sons qui lui parviennent et l'impossibilité de bouger autre chose que sa tête sont l'aboutissement de cette longue préparation. Elle est nue, bras et jambes écartelés, livrée à la seule vision du vieux bonhomme. Elle se sent un peu honteuse d'avoir osé, de s'être ainsi livrée à ce curieux cérémonial. Les sons qui proviennent de la pièce sont angoissants, mais elle n'a pas peur. Mathieu a respecté à la lettre ce qu'ils avaient ensemble décidé. Et lorsqu'un frôlement la surprend, sa chair frémit.

Elle gémit sans trop comprendre ce qui peut naviguer sur sa joue pour glisser vers son cou, puis la voie suit la poitrine, s'arrête sur un téton, part et revient sur l'autre. C'est doux, c'est atrocement agréable. Le souffle de l'homme, elle le perçoit, ce qui ajoute encore au trouble qu'elle ressent. Il est sans doute penché sur elle. L'instrument continue sa route, un chemin déterminé d'avance qui le mène aux abords de son ombilic bien dessiné. La chose en fait le tour, le câline longuement, s'enfonçant par instants dans le cratère douillet.

La reprise du périple dirige cette chose vers son sexe offert aux regards concupiscents de ce Mathieu si habile à la faire frissonner. L'engin aérien joue dans la touffe de poils, les écarte délicatement. Pas un mot n'est prononcé depuis le début de ces caresses hors norme. Cette fois, le truc longe le bord d'une grande lèvre, mais c'est pour mieux faire le chemin en sens inverse sur la lippe jumelle. Et au retour à nouveau vers le bas, il ouvre lentement les deux ailes de cette bouche qui s'éveille.

— Ça va ? Je ne te fais pas mal ?
— … Non.
— Tu me diras si tu trouves que ce n'est pas agréable ou si ça devient douloureux.
— …

L'objet repart cette fois du bas du sexe qui est forcément plus ouvert. Elle sent déjà de délicieux picotements qui la font tressauter sur son lit dur. L'objet s'est rapproché de son clitoris, et presque malicieusement il passe dessus sans y faire de pause, juste pour le titiller, lui faire savoir qu'il va être le centre de toutes les attentions de ce qui va suivre. Jamais un amant n'a pris autant soin de son corps. Même si rien ne lui semble très catholique dans cette succession de cajoleries inédites, elle soupire d'aise.

Mathieu recommence à manier elle ne sait quoi, mais c'est plus pointu, plus rugueux également, et la cible est pointée plus sûrement vers ce pic que l'expert a fait gonfler sans y mettre un seul doigt. Il profite aussi de sa position pour poser sa joue barbue sur le ventre et souffle sur le nombril un air presque chaud tout en laissant tourbillonner ce qu'il manœuvre avec dextérité sur le centre excité de son sexe. À quarante ans, Muguette se sent étrangement bien dans une posture impudique dont elle ne peut se dépêtrer. Les chaînes qu'elle porte amplifient toutes ses émotions, ses perceptions.

Le voyage initiatique entrepris par Mathieu dure longtemps ; la notion de temps est noyée dans des frémissements langoureux impossibles à contenir et des gémissements de plus en plus appuyés. Elle se sent mouiller plus que de raison ; son ventre laisse filtrer tout ce qu'il contient de sécrétions tandis que l'homme lui mordille les tétons de plus en plus fort, mais elle n'en a cure. Ses épaules entraînent sur le tablier verni son corps qui tout entier fait un arc de cercle, prenant seulement appui sur ses talons. Sans s'en rendre vraiment compte, elle plonge dans un orgasme magistral dont elle ne maîtrise plus rien.

Une fine couche de sueur dégouline le long des tempes de la brune alors qu'absolument libre, elle laisse Mathieu lui masser les poignets et les chevilles.

— Alors, ma belle ? Pas trop douloureux, mon châtiment ?
— Hein ? Euh, non. Pas du tout.
— Donc prête pour recommencer une autre fois ?
— Quand ? Là, maintenant ? Ce n'est pas possible, je suis vidée !
— Pas forcément tout de suite ; il y a encore bien des soirs à venir. J'ose espérer que Dieu me laissera vivre encore un peu pour te donner plus de plaisir.
— Plus ? C'est quoi, « plus » ? Je crois que vous avez atteint des sommets dans ce domaine.
— Tu n'as pas eu peur ? Et dire que tu te faisais un sang d'encre… Tu as des regrets ?
— Oui : que ce soit déjà fini.
— Folle que tu es ! J'adore ta peau, j'aime tes seins, et te tripoter le ventre est un réel bonheur. Si tu reviens, je te ferai découvrir bien d'autres facettes de ces jeux « interdits ». Nous pourrons aussi, avec ton accord, aller beaucoup plus loin.
— Ah ? Comment ?
— Ça, ma belle, c'est mon secret… Tiens, en attendant, ceci est pour toi. Elle porte ton odeur et ta mouille. Garde-la en souvenir de cette première fois. Tu es belle, Muguette !

Mathieu vient de déposer dans la main de Muguette un très petit objet, si simple et si doux. Les doigts se referment sur ce drôle de truc pour le porter à son nez ; c'est vrai que ce qui monte à ses narines garde le parfum de son sexe.

La brune en reste rêveuse : une plume, une simple plume…