Apparences trompeuses

Le dîner avait été parfait. Julien et Adèle venaient de passer au salon. La rousse l'avait gentiment invité à prendre place sur l'immense canapé de cuir fauve et venait de lui proposer un digestif.

— Un « pousse » après le café ? J'ai du cognac ou une petite mirabelle de derrière les fagots.
— Je me laisserais bien tenter par un alcool blanc local, mais seulement si vous m'accompagnez.
— Évidemment. J'aime bien de temps en temps, comme ça, entre amis…

Les dés à coudre avaient vu l'eau-de-vie les remplir, puis les gosiers les vider. Julien savourait l'impression de bonheur qui était là, à portée de main. Et lorsqu'il tendit le bras pour attraper par un poignet la jolie Adèle, elle ne recula point. Il chercha ses lèvres, mais elle minaudait de telle façon qu'il lui fut impossible de lui donner un baiser.

— Vous voulez que je mette un peu de musique ?
— Oui… bien sûr ; quelque chose de doux et de tendre.
— Quelques slows, si vous voulez.
— C'est parfait. Vous êtes, de toute manière, toujours parfaite ; le dîner, les alcools, la musique, tout est…
— Chut ! Allons, venez danser.
— Volontiers…

Il la serrait déjà contre lui et les pas s'harmonisaient avec les accords de la musique. La laine de la moquette gênait la progression des talons de la rousse. Elle arrêta un court instant sa danse pour les retirer ; alors l'homme défit lui aussi ses chaussures. Désormais ils dansaient enlacés, pieds quasiment nus sur le sol du salon. Il réitéra sa tentative de palot, se heurtant au même refus tacite, mais si bien réalisé qu'il lui était difficile de comprendre qu'elle ne voulait pas. Alors de ses doigts légèrement tremblants, il essaya une autre approche, plus gestuelle cette fois : la main qui la guidait sur l'épaule ne bougea pas, mais l'autre dériva dangereusement vers la région de ses fesses. Elle attendit encore un peu que cette patte soit à la lisière de son derrière.

— Je vois que vous avez envie de… jouer. D'accord. Mais on applique mes règles.
— Vos règles ? Oh oui, bien sûr, je saisis. Dites-moi…
— D'abord vous ne touchez pas : c'est moi qui bouge, et vous me laissez faire. Mais pour corser le tout, j'aimerais que vous me laissiez… vous mettre ceci.

Elle le lâcha, abandonnant le slow pour se saisir, sur le dossier du fauteuil qui faisait face au sofa, d'un foulard.

— Je voudrais, j'aimerais que vous portiez ceci… un bandeau. L'amour à l'aveugle, ça peut aussi avoir son charme. Qu'en pensez-vous ?
— C'est vous la reine du bal ; vous décidez et je vous obéis.
— Bien. Rassurez-vous, il ne vous sera fait aucun mal ; juste un jeu…
— Je vous sens coquine ce soir…
— Vous ne pouvez pas savoir à quel point, Julien.

Il avait désormais les yeux clos par ce bandeau que la rousse avait serré fortement sur l'arrière de son crâne. Il sentait sa présence et se sentait prêt. Disposé à affronter le monde entier. Son plaisir passerait par des ordres ? Qu'à cela ne tienne : cette femme valait tous les sacrifices.

— Bien, alors nous pouvons commencer. Tout d'abord… vous ne me voyez plus ?
— Non, bien sûr que non.
— Ne trichez pas, sinon… je laisse tomber. Maintenant vous et moi allons nous dévêtir ; vous êtes d'accord ?
— Ou… oui !

La voix mâle tremblait. L'émotion, sans doute. Il commença par déboutonner sa chemise en se doutant qu'elle aussi retirait ses vêtements. Puis la ceinture de son pantalon qu'il fit de suite glisser vers ses chevilles. Et enfin il enleva ses sous-vêtements. Nu dans le salon, la bite raide, il avait conscience d'être indécent. Alors cette main qui venait de lui saisir les testicules pour le faire se rasseoir l'avait fait tressaillir plus que la normale.

— Bien. Je vous demande quelques minutes de patience… juste une ou deux.


Adèle s'était éclipsée, et lorsqu'elle arriva dans l'entrée Lucie déposait son manteau sur la patère. La rousse, un doigt en travers des lèvres, fit signe à son amie d'être discrète. Elle vint vers la porte, la fermant cette fois-ci à clé.

— Il est prêt et à toi, ma belle, pour le temps que tu voudras. Ne dis rien, ne te trahis pas ! Je serai près de vous, mais commence par te déshabiller avant d'entrer. Il croit que je suis nue… Vas-y ; mais s'il pose une question, c'est moi qui réponds : je veux que l'illusion soit totale.

Lucie se pencha pour murmurer quelques mots à sa copine :

— Tu es vraiment incroyable ; je ne t'aurais pas crue aussi… salope ! Enfin, tu sais ce que tu fais, ce que tu veux ; donc je peux en profiter ?
— Autant que tu voudras : il bande déjà comme un cerf et ne peut pas savoir comment j'embrasse ; j'ai refusé tous ses baisers jusque-là. À toi de jouer, ma belle ; puisque tu le voulais, tu vas l'avoir !

La femme qui pénétra dans le salon était aussi nue que le type assis sur le divan. Lucie vint se frotter contre le mec. L'autre commença à passer ses mains sur ce corps de femme qui lui raidissait la queue d'une vigueur sans pareille. Quelle bonne idée que ce jeu de l'aveugle ! Excitant au possible de découvrir le corps de sa partenaire juste du bout des doigts. Il posa ses lèvres sur la bouche féminine, et cette fois le patin qu'ils se roulèrent avait un goût savoureux. Enfin… elle se livrait tout entière.

Les langues s'apprivoisèrent, se lièrent d'une amitié indéfectible, à tel point qu'elles revinrent plusieurs fois s'enlacer dans la bouche de la belle. Il était aux anges, et sa trique magistrale ne démentait pas son envie. Ensuite il découvrit la poitrine : deux seins qu'il n'avait sans doute pas jugés aussi volumineux. Mais quel bonheur aussi de venir en titiller les tétons d'une bouche avide ! Puis quand il mordilla celui que ses dents serraient, l'autre se trouvait pincé entre son index et son pouce.

Un long moment Lucie ne poussa aucun gémissement, de peur de trahir sa voix, mais Julien était désormais trop excité pour s'arrêter aux détails des inflexions du timbre de la belle. Il était descendu vers un ombilic bien ourlé et incrustait sa langue baveuse dans ce cratère, donnant des frissons à la brune.

— Oh, Adèle, comme j'ai longtemps espéré ce moment ! Personne ne sait mieux que vous me donner un tel bonheur.

La femme ne répondit rien. Ses soupirs l'en empêchaient sans doute. Alors Julien continua son exploration, passant des seins à cette plage qui se trouvait lisse comme la peau d'un bébé. Ses doigts s'amusaient comme des fous sur d'autres lèvres, une autre bouche elle aussi très douce au toucher. Seuls des gémissements sans visage lui revenaient.

Il se pencha davantage, laissant sa frimousse venir à la rencontre de cette main qui fouillait dans les affaires d'une autre. Alors Lucie ouvrit grand le compas, lui laissant le champ libre. Cette fois la langue naviguait en eau claire, se livrant à d'inédites arabesques sur la longueur d'une chatte délicieusement offerte. Il tressauta lorsque d'une menotte chaude elle vint attraper la tringle qui ballottait entre les jambes masculines ; il se laissa entraîner par celle qu'il pensait être Adèle. Deux corps enchevêtrés étaient désormais sur la moquette.

Une bouche tétait une bite tellement tendue d'envie que les lèvres de l'autre furent abandonnées, oubliées par la langue vicieuse. Julien aussi haletait sous la caresse tellement intime de sa rousse maîtresse. Mais s'il avait pu voir, s'apercevoir qu'en fait de rousse, la chevelure de la brune s'activait dans une pipe mémorable, aurait-il trouvé le courage nécessaire pour stopper là ces débordements ? Pas certaine de cela, Adèle qui suivait l'évolution depuis la porte du salon, souriait de voir ce spectacle.

Julien allait jouir grâce à une bouche, des mains, une chatte qu'il croirait toujours être ceux de la rousse. Elle ne démentirait jamais, et Lucie non plus ne la balancerait pas. Alors elle aussi jouissait de ces scènes pornographiques au possible, toutes orchestrées par une mystificatrice de génie. Faire l'amour par personne interposée, un nouveau concept qu'Adèle trouvait plutôt sympathique. Et le couple sur son sol débuta une danse du ventre si précise qu'elle aussi en sentit des relents d'envies. Elle ne pouvait qu'admirer la dextérité de sa copine.

Lucie avait lentement, par des gestes simples et précis, amené Julien à un état second. Il n'en pouvait plus. Il devait se retenir encore et encore, mais la rousse qui imaginait où se nichait la langue de sa copine en frémissait elle aussi de plaisir. Sans se toucher, elle sentait sa culotte récolter la sueur de son sexe alors que la raie des fesses d'un Julien à genoux, face posée sur l'assise du fauteuil, recevait les hommages appuyés de la baveuse de Lucie et laissait s'échapper de sa queue les premières gouttes de liquide séminal. La brune butinait toujours, dans une feuille de rose éblouissante, la fleur du mâle pour lui tirer tout son miel.

À quel moment Adèle avait-elle senti ses jambes trembler ? Quand son ventre, pourtant solitaire et sans soutien, avait-il commencé ses longs spasmes qui la tétanisaient debout ? Elle s'était pincé les lèvres pour ne pas crier et indiquer sa présence par des bruits bizarres alors que l'homme couché dos au sol était chevauché par une Lucie fiévreuse. Le corps de la brune montait et descendait sur le piston de Julien. La chevauchée qui entraînait ces deux-là dans un même abîme de jouissance avait des effets positifs également sur Adèle qui se sauva pour se rendre dans sa salle de bain : elle devait à tout prix se cacher pour enfin laisser exploser la jouissance qui allait la délivrer.

Les deux tourtereaux finissaient eux aussi leur cavalcade. La rousse se dévêtit sur le carrelage de la douche et revint à son poste de guet. Les cuisses brillantes d'une mouille dégoulinante, elle vit Lucie qui s'étalait sur le sol alors que sur le ventre de son amant une tache blanchâtre lui démontrait qu'il était bien allé jusqu'au bout de son plaisir. Lucie, levant les yeux vers son amie, semblait demander des directives. D'un mouvement de la main, la rousse lui fit comprendre qu'elle devait sortir du salon.


La lumière était brusquement revenue. L'homme avait joui comme il ne l'avait plus fait depuis bien longtemps. Décidément, cette Adèle était une bombe ! Elle était à poil près de lui, à l'exception de sa culotte qu'elle avait déjà remise. Pourquoi avait-elle des scrupules à se montrer totalement nue devant lui ? Il eut un peu de mal à comprendre cela. De plus, elle refusait de nouveau tous ses baisers sur les lèvres. Il ne saisissait pas bien la finalité de ces rejets. Mais l'important n'avait-il pas été ce jeu complètement fou et le plaisir immense qu'il en avait retiré ?

Elle aussi avait joui, et les traînées luisantes que gardait l'intérieur de ses cuisses ne sauraient pas mentir. De plus, ses regards étaient voilés par cet orgasme dont il avait perçu tous les bruits. Le coup du bandeau avait décuplé les sensations, et c'était à l'infini qu'ils avaient pris leur pied. Cette femme était tout bêtement géniale ! Rien que cette idée lui fit remonter la bite, mais pour se donner bonne conscience il se leva, prit la bouteille de champagne et remplit deux coupes ; faire l'amour lui avait donné soif !

Adèle et lui trinquèrent à leurs amours et Julien se rhabilla lentement. La fête des sens était finie. Oh, la rousse ne disait rien, ne le chassait pas, mais il sentait bien qu'il était l'heure de partir. Le reverrait-elle ? Elle ne lui avait rien laissé entendre, ni pour, ni contre. À croire qu'il existait un écart considérable entre la femme avec qui il venait de baiser et celle qui après le sexe le congédiait sans violence pourtant. Incompréhensible ! Il aurait cependant bien continué un peu, poussé le jeu encore plus loin, mais elle n'en avait visiblement plus envie.

Juste une rue à traverser pour retrouver son univers de solitude. Un monde plutôt froid dont il croyait réchauffer l'intérieur après cette première partie fine avec sa délicieuse voisine. Elle ne semblait pas décidée à de semblables perspectives, alors il devait s'incliner. Chez lui, pourtant, il visionna mentalement les scènes qu'il avait si bien vécues physiquement. Un vrai bonheur que ce foulard qui avait transcendé la partie de cul en géniale chevauchée. Le corps de la rousse était… surprenant, à bien des égards.

Lucie était passée dans la chambre à coucher de son amie, conformément aux instructions que lui avait données Adèle. Elle ne bougeait pas, entendant la rousse congédier gentiment son invité. Cette idée d'avoir clos les yeux de Julien… il fallait y penser, et c'était inouï comme sensations. Elle venait de se passer un coup de gant de toilette sur le visage quand sa copine vint la rejoindre.

— Tu as été magnifique, ma chérie. Tout simplement belle à croquer, et je pense que notre ami n'y a vu que du feu.
— Comment tu as fait pour lui cacher ta crinière ? Parce qu'à sa place j'aurais flairé de suite la supercherie.
— Ah oui ? Mais il n'a pas touché mon sexe, pas plus que je ne l'ai embrassé. Donc j'avais remis ma culotte, et regarde…

En ouvrant son peignoir, l'autre effectivement ne vit aucune toison.

— Oui, je vois : tu es maligne. En tout cas, il baise comme un dieu ; et qu'est-ce qu'il était raide !
— Remarque, tu n'étais pas mal non plus, Lucie. La feuille de rose était splendide ; j'avoue qu'elle m'a grandement aidée à mouiller. Il était ravi en partant. Tu veux une coupette de champagne ?
— Oh oui, c'est une bonne idée ; je l'ai bien méritée, non ? Je t'assure que c'est bien la première fois que je baise sous un faux nom…

Deux éclats de rire fusèrent dans la maison. Elles saluèrent cette soirée avec le reste du vin pétillant puis ensemble, mais sans vraiment se toucher, les deux nanas prirent une douche. Enfin, Adèle voulut garder pour le reste de la nuit son amie ; la chambre d'amis étant libre, Lucie accepta sans trop de difficultés. Et sur le canapé, deux nymphes nues discutaient encore un peu avant que chacune ne parte dormir. Le corps de Julien avait été passé en revue par les deux femmes qui en avaient pris plein les yeux… et un peu ailleurs pour la brune.


Le petit déjeuner de ce dimanche matin avait des airs de fête. Les croissants préparés la veille par la maîtresse de maison avaient gonflé dans le four avant de dorer. Deux bouches croquèrent avec gourmandise dans ces pâtisseries si bien réussies, puis Lucie prit congé de son amie. Adèle remit en état le salon ; bien lui en prit : vers onze heures, Jean déboula en compagnie de Nadine. Son fils tournait en rond dans la maison tandis que sa copine restait sagement assise, mais se tortillait les mains d'une étrange manière.
Au bout d'un moment, la maman ayant repéré le manège de son fils, explosa :

— Bon, Jean, qu'est-ce que tu as ? Tu… vous ne vous sentez pas bien ? Vous avez des soucis ? Bon sang, à te voir virevolter comme une sauterelle, tu m'en flanques le tournis. Alors, qu'est-ce qui vous arrive à tous les deux, là ?
— Ben… belle-maman, tenez…
— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Nadine venait de sortir de son sac à main un emballage en carton. Celui-ci, tout semblable à ceux des tubes de dentifrice, venait d'atterrir dans sa main.

— Ben… ouvre, maman, et tu vas comprendre.
— Vous en faites, des mystères !

Adèle ouvrit le cube de carton et en extirpa une sorte de thermomètre ; sur son cadran, un liseré bleu apparaissait. En signe d'incompréhension, elle leva le regard vers les deux têtes qui venaient de se réunir. Les visages, collés joue contre joue, affichaient un léger sourire. Alors Adèle lut sur la boîte « Positif si une ligne bleue apparait sur l'écran. » Soudain sa main se mit à trembler. Dans son esprit, quelque chose venait de s'ouvrir : une autre vision de ce monde. Un sourire naquit sur ses lèvres… un petit Jean était donc en préparation. De mère, elle venait de comprendre que ce serait bientôt grand-mère qu'elle passerait.

— C'est… c'est merveilleux… Wouahh ! Je n'arrive pas à réaliser et… ça fait longtemps…
— Je n'ai plus de règles depuis… deux mois. Alors, par acquit de conscience, j'ai acheté ce test et…

La rousse venait de se lever et ses bras entouraient les deux êtres qui comptaient le plus au monde pour elle. Puis une idée traversa son esprit :

— Je voudrais partager ma joie avec mon amie Lucie.
— Oh oui, bien sûr : c'est ma marraine de cœur, tu sais bien…
— Alors je l'appelle et je vous emmène tous au restaurant à midi ; il faut fêter cela ! D'accord ?
— Fais comme tu veux ; après tout, maman, Lucie fait un peu partie de la famille…
— Oh oui, plus que tu ne peux l'imaginer. Bon, je lui téléphone ?
— Oui, oui, belle-maman ! Enfin, ce sera bientôt… mamie.
— Pff… Ne me vieillissez pas trop vite !


— Allô, Lucie ? Tu es chez toi ?
— Ben oui. Après la nuit que j'ai passée… j'avais besoin de me reposer. Il y a un problème ?
— Non ; je voudrais t'inviter au restaurant ce midi. Jean est de retour avec Nadine, et ça nous ferait plaisir que nous déjeunions tous ensemble.
— Ah bon ! Alors nous fêtons quoi ? Le retour de tes jeunes ou notre astuce de la soirée ?
— Un peu des deux.
— Je me prépare et vous retrouve chez toi ; vers midi moins le quart ? Ça me fait plaisir que mon filleul pense encore à sa vieille marraine.

Réserver une table pour quatre avait été rapide, et les embrassades de Lucie et des enfants avaient tourné aux larmes de joie quand elle avait appris la bonne nouvelle. Elle posait des tas de questions sur ce qu'ils voulaient, sur le prénom possible. Mais Jean et sa compagne bottaient en touche ses questions trop ciblées. Le repas prenait des allures de réunion familiale qui finalement collait bien à la bonne humeur ambiante. La mère surprit encore quelques clins d'œil équivoques entre Lucie et Jean, mais le sourire affiché par Nadine suffisait à la rassurer.

Entre le fromage et le dessert, dans la caboche d'Adèle les choses se remettaient en place lentement. Décidément, elle ne serait jamais vraiment amoureuse de ce Julien, et elle était presque contente que sa copine la plus proche l'ait remplacée… avantageusement lors de leur rencontre de la soirée. Elle n'aurait aucune peine à remettre les pendules à l'heure. La joie de Lucie était palpable, et la venue de ce petit bonhomme annonçait bien des changements dans les vies de tous. Adèle sentit sa poitrine se gonfler d'aise et de bonheur.

Un petit de son petit… un fils venu de la chair de sa chair, n'était-ce pas là un cadeau du ciel ? Et les jours heureux seraient toujours devant eux, dans un avenir que tous, à grand renfort de coups de fourchette, entrevoyaient bien rose. Quant à Lucie, elle méritait aussi un peu de joie et de tendresse ; et ce Julien, s'il n'était pas trop obtus, serait un compagnon idéal pour cette jolie brune qui l'avait tant attendu.

Sur le trottoir devant chez la bientôt grand-mère, les deux femmes virent avec quelques paillettes dans les yeux repartir le couple de futurs parents. Dans la maison du voisin, un rideau avait remué imperceptiblement. Pourquoi donc, au lieu de rentrer vers chez elle, Adèle alla-t-elle sonner chez lui ? Lucie ne trouva aucune explication plausible à ce comportement pour le moins imprévu, mais elle emboita le pas à sa copine lorsque le gars vint leur ouvrir.

— Tiens… Lucie ! Vous connaissez donc mon amie Adèle ?
— Je dois vous avouer que nous sommes amies de longue date, bien avant de vous avoir rencontré. Et l'autre jour, j'ai compris lorsque vous m'avez donné son prénom et votre lieu d'habitation…
— Ah ? Mais entrez, ne restez pas sur la porte… Je suis heureux de vous revoir, Lucie. Les choses ont un tantinet évolué entre… madame que voici et moi…
— Attendez ; ne vous précipitez pas, Julien. Parfois, la perception de certains faits n'est pas… ou plutôt, la vérité est masquée délibérément. Il arrive que l'on pense qu'il est arrivé ceci ou cela, mais que tout est totalement différent de ce que l'on croyait savoir.
— Je ne vous suis pas dans vos explications…
— Je vois bien, mais voulez-vous me laisser parler ?
— Bien entendu ; allez-y, je vous écoute.
— Vous étiez bien chez moi hier soir ; cela, personne ne le contestera. Mais êtes-vous certain de ce qui s'y est réellement passé ?
— À moins que je ne sois totalement sénile, je crois tout de même me souvenir que…
— Oui ? Que quoi, justement ? Vous pouvez parler devant Lucie, elle me connaît par cœur.
— Alors… nous avons fait l'amour vous et moi, et d'une façon tellement brillante que je ne pourrai plus m'en passer.
— Eh bien, c'est là que vous vous trompez : je n'ai jamais couché avec vous, Julien.
— Mais… mais c'est impossible. Je ne suis pas fou !
— Non, mais je vous ai abusé, et j'en suis confuse. Ce n'est pas à moi que vous avez donné des baisers, pas plus que vous ne m'avez prise ; souvenez-vous : le foulard, le bandeau…
— Mais… je ne… je… expliquez-moi ça.
— Oh non, je vais le faire pour elle, mon bon Julien.
— Vous, Lucie ? Mais qu'avez-vous à voir là-dedans ? C'est une histoire de dingues !
— C'est avec moi que vous avez couché cette nuit, même si Adèle était là. Je dois dire que je vous ai trouvé formidable.
— Vous vous foutez de moi toutes les deux ? Je sais pourtant bien ce que j'ai fait.
— C'est là que vous vous trompez. Je vous assure. Tiens, dites-moi… Vous m'avez donc caressée ; ça vous a laissé quoi comme souvenirs ?
— Comment ça ? Mais…
— J'ai des poils ? Je suis toute lisse ? Mon corps vous a plu, oui ou non ?
— Mais bien entendu, et je sais bien que vous êtes épilée entièrement.
— Vous en êtes si certain ? Parce qu'à mon avis, vous allez déchanter.
— Comment ? Mais qu'est-ce que vous me chantez là ? À mon âge, je sais reconnaître une toison pubienne d'un sexe lisse et glabre.
— On lui montre, Lucie ? Toutes les deux en même temps ?
— Oui. Allez, on compte… Un, deux, et trois !

À la fin de compte à rebours lancé par Lucie, deux jupes venaient de se soulever. Quatre mains avaient baissé deux culottes, et les yeux de Julien venaient de rencontrer une réalité bien loin de ce qu'il croyait. Le sexe d'Adèle était rouge comme sa crinière : il ne pouvait plus décemment douter. Aux côtés de son amie, Lucie présentait une chatte aussi nue que celle qu'il avait découverte la nuit dernière ; alors il dut reconnaître qu'il avait tort.


Le ventre rond de la jeune femme avait, cette nuit, totalement fondu. De ces eaux perdues, un bébé tout rose était venu enrichir leur monde de ses cris aigus. Autour d'un petit berceau transparent, Adèle eut une larme, puis arrivèrent Lucie et celui qui – s'il n'était pas encore son mari – était au fil des mois devenu une essence dans laquelle on les fabrique. Jean avait le regard fier, et la mamie rousse qui scrutait l'enfant trouva d'un coup qu'il avait tout du sosie d'un Gilbert ressurgi d'un lointain passé ; mais ce Gilbert-là aurait Arnault pour prénom, et cinq visages souriants le suivraient tout au long des années à venir.