La mère de Jean
Charline8817/04/2019Les « oublies »*
Les jours qui passaient avec le retour du soleil et d'un grand ciel bleu atténuent toujours les peines. Celles de cœur tout autant que celles de la vie quotidienne. L'incident du retour de Gilbert ne semblait plus avoir d'impact sur ce printemps radieux de la jolie quadra. Son fils avait trouvé un bon travail dans un cabinet d'avocat, et sa compagne Nadine semblait combler de bonheur son rejeton. Alors, seule ombre au tableau, Adèle n'avait toujours pas lâché ce job provisoire qui durait depuis si longtemps. Bien sûr que les enveloppes dans le tiroir de son armoire y étaient bien au chaud et que ça lui permettait de gâter la vie des enfants.
Lucie était devenue la marraine de cœur de ce couple tout neuf qui avançait seul désormais dans une existence toute nouvelle. Jean n'avait sans doute jamais parlé de ce qui s'était passé entre lui et la belle brune. Sa mère, si elle en avait une vague idée, n'avait rien voulu entendre de ce qui aurait risqué d'écorcher ses oreilles. Et puis n'était-ce pas elle, au début de l'affaire, qui avait assigné un rôle d'arbitre à son amie ? Entre sa belle-fille et elle, tout allait pour le mieux, et son Jean n'avait plus jamais eu d'autres « envies suspectes ». Tout du moins à son égard.
Adèle voyait encore de temps en temps Annabelle et Hubert, mais elle n'avait jamais refait l'amour avec cette femme. Par contre, elle entretenait des relations assez sulfureuses avec une artiste peintre qui trouvait plus que plaisant de coucher avec ses modèles. Que ceux-ci soient de sexe masculin ou féminin n'avait à ses yeux qu'un intérêt relatif, mais ses toiles reflétaient toutes les turpitudes du monde dans lequel la femme aux cheveux argentés se complaisait. Donc la rousse, sans en arriver à « L'origine du monde », avait à plusieurs reprises servi de modèle.
Lors de ces poses, l'artiste du nom faux probablement de Samantha organisait de fréquentes pauses. Lors de ces moments de détente, il lui arrivait de quitter ses vêtements pour rejoindre le ou la statue vivante qu'elle peignait. C'était lors d'une sortie en compagnie de Lucie que Samantha avait été présentée à Adèle par une amie de Lucie. Et l'artiste, devant la chevelure flamboyante de la mère de Jean, était comme tombée en extase. Elle avait invité cette femme à venir pour quelques séances où elle projetait de faire un portrait de la rousse.
Plus par curiosité que par appât du gain elle avait accepté, et les relations entre les deux femmes s'étaient très vite développées autant à l'horizontale qu'à la verticale. Et pour parodier un peu le chef-d'œuvre de Courbet, l'autre voulait peindre « L'enfer » sous les traits de cette amazone aux tifs enflammés. Mais les pauses lors de ces poses avaient très vite dégénéré en bacchanales monumentales, cette artiste aimant s'entourer d'un tas de parasites qui n'apportaient pourtant rien à ses tableaux.
Donc Adèle avait à plusieurs reprises participé à des partouzes où Samantha tenait le rôle de tenancière de bordel. De temps en temps aussi elle aimait voir un de ses modèles attaché sur une croix de Saint-André, juste pour le plaisir des yeux. C'est pourquoi, en six mois, du portait de la rousse il n'existait que le contour d'un visage, et encore pas vraiment ressemblant. La rousse en avait assez de passer des heures à se tenir aux ordres de la dame sans jamais entrevoir l'achèvement de cette fichue toile.
Et justement cet après-midi-là, Samantha avait à nouveau fait appel à la mère de Jean pour une énième séance au cours de laquelle le chef-d'œuvre de sa vie – comme la peintre se plaisait à le claironner – devait enfin prendre forme. Il était vrai que l'autre se montrait fort généreuse, autant lors des séances que lors des parties fines, qu'elle réussissait sans doute mieux que ses peintures. Ce jour-là, Adèle, bien décidée à mettre un terme à ces heures perdues, n'était venue que dans le but d'en finir avec ces déplacements absolument inutiles. Quand elle arriva, Samantha était déjà en tenue de combat.
— Ah, ma chère Adèle, je crois qu'aujourd'hui nous avons la bonne lumière. Je vais faire de vous une nouvelle « Joconde ».
— Vous croyez ? Je vois que votre toile n'évolue guère, et je n'ai plus envie de perdre mon temps dans des après-midis stériles.
— Stériles, ma douce amie ? Comme vous y allez… Je reconnais que je suis souvent distraite, mais que voulez-vous, j'ai bientôt un âge canonique et si je ne profitais pas de la vie, je crois que je me perdrais dans une existence aussi morne.
— Allons, Samantha, en six mois, à raison d'environ deux séances par semaine, je crois que nous devrions au moins voir le bout de mon nez sur la toile, et on n'aperçoit pas même un soupçon de ma tignasse de rouquine. Je ne viendrai plus si vous ne travaillez pas plus que ça. Et puis je suis fatiguée de vos partouzes où finalement je dois servir de rabatteuse.
— Ah, j'avoue que beaucoup de ces gens viennent ici seulement pour jouer, et du coup ils m'amusent également ; mais de là à penser qu'ils viennent nombreux pour votre corps… un peu pour ma peinture, non ?
— Ben, quelle peinture ? Si nous regardons autour de nous, je ne vois que votre chevalet, vos tubes de couleurs, mais pas grand-chose sur les toiles qui nous environnent. Donc c'est fini. Je ne viendrai plus poser pour vous.
— C'est de l'argent dont vous avez besoin ? Parce que si c'est cela, je peux vous en donner plus encore.
— Mais pas du tout ! Je ne veux plus servir de modèle à vos étalons qui ne veulent que profiter de votre argent, justement, et aussi de mon ventre. Donc c'est terminé, Samantha.
— Vous m'en voyez marrie. Mon « Enfer » sans vous, c'est… juste le purgatoire !
— Oh vous savez, des enfers, j'en ai connu d'autres ! Voilà, je ne serai jamais sur une de vos toiles, donc.
— Prenons un thé. Discutons posément.
— Vous ne pourrez pas me faire changer d'avis : je ne viendrai plus. Plus de parties fines, plus de ces beaux messieurs ou de ces belles dames qui ne sont là que pour se rouler dans la fange et aspirer quelques billets au passage.
— Bon, eh bien tant pis.
Dans l'atelier, les trois ou quatre couples qui comme d'habitude attendaient le déclenchement des hostilités virent la rousse reprendre son sac à main sans avoir seulement quitté son manteau. Adèle en avait fini et abandonnait ce lupanar d'un nouveau genre, bien qu'en toute honnêteté elle avait parfois aimé cette bohème proposée par l'artiste. Mais la lassitude guettait, et la routine écartait définitivement la rousse de l'atelier. Sans un regret, elle était repartie vers le centre-ville et sa demeure. L'atelier ne lui manquerait jamais, mais la complicité avec Samantha, cette sorcière, lui ferait sans doute défaut.
Elle marchait depuis un moment dans les rues remplies de gens qui avaient tous à faire. Promeneurs, touristes, personne ne prêtait attention à cette femme qui déambulait d'un pas alerte. Adèle avisa un bar ; une idée lui vint : boire une bière pression. Depuis quand n'avait-elle pas eu une soudaine envie d'un demi sans faux-col ? Cela remontait à si loin que l'image même s'en trouvait perdue dans les méandres de son cerveau. Elle poussa la porte du troquet. Elle ne regarda pas les quelques habitués qui sirotaient dans leur coin et les piliers de bar qui, comme partout, squattaient le comptoir.
Elle prit place sur un tabouret haut dans un coin du zinc, et le serveur – un petit bonhomme chauve avec un ventre assez proéminent – un torchon de vaisselle sur l'épaule, vint vers elle.
— Bonjour. Ce sera quoi pour la petite dame ?
— Une bière pression, s'il vous plaît.
— Un demi ?
— Oui, un demi, merci.
Il était reparti en se dandinant et Adèle se rendit soudain compte que les mecs qui occupaient l'espace proche d'elle ne parlaient plus. Le garçon ou le patron, ce n'était pas bien déterminé, posa devant elle le verre contenant le liquide doré, avec sur le dessus trois bons centimètres de mousse. Elle but en savourant avec plaisir la boisson légèrement amère qui lui coulait dans la gorge. Le bonheur avait un nom, en cette fin d'après-midi.
La porte s'était ouverte derrière elle et les autres clients, et le type qui venait d'entrer arrivait pour prendre place lui aussi au comptoir. Il commanda également une bibine, et tranquillement il fit le tour de la salle du regard. Ses quinquets s'arrêtèrent sur la femme à moins d'un mètre de lui.
— Ça fait du bien n'est-ce pas ?
— Vous parlez de la bière, je suppose ?
— Oui. Et puis cette ville, ces gens, c'est bon.
— Vous donnez l'impression de revenir de quelque part…
Le type avait des yeux clairs. Il ne souriait pas, se contentant de soutenir le regard de cette belle plante qui se trouvait là.
— Vous venez souvent ici ? Dans ce bistrot, je veux dire.
— Non, c'est la première fois.
— Eh bien moi, oui, je reviens de très loin ; de l'enfer peut-être même.
Adèle sourit d'un coup ; l'autre ne pouvait pas comprendre. Elle aussi revenait d'une toile de Samantha du nom de « L'enfer » : étrange coïncidence.
— On doit vous avoir dit des millions de fois que vous êtes belle ; et tous ceux qui vous l'ont dit avaient raison. Mais où ils ont eu tort, c'est de ne pas vous avoir gardée près d'eux.
— En voilà, une tirade !
— Je suis certain que j'ai raison. Mais il doit bien y avoir un mari, un homme dans une maison qui vous attend quelque part…
— Effectivement, il en existe un. Mais il est dans une autre maison avec une autre femme.
— Ah ! Cet homme-là est un âne, permettez-moi de vous le dire.
— Je ne crois pas, non.
— Seul un fou peut laisser passer une femme telle que vous. Il est insensé, ce gars-là ! Je vous garantis que si j'avais eu la chance de vous côtoyer, je vous aurais cachée pour être sûr qu'on ne vous vole pas à moi.
— Eh bien… c'est joliment dit. Mais il pourrait aussi s'agir de toute autre chose, ne pensez-vous pas ?
— Dites-moi, je brûle de savoir.
— C'est juste mon fils qui s'est mis en ménage avec sa petite amie.
— Ouf ! Je suis donc sauvé. Vous êtes encore libre ? Je veux bien faire un bout de chemin en votre compagnie.
Les trois ou quatre consommateurs au zinc rigolaient d'entendre le gaillard faire du rentre-dedans à cette inconnue, mais tous enviaient le bonhomme. La rousse aussi était un peu perdue, submergée par le flot de paroles de ce loustic au demeurant assez sympathique. Il devait être dans sa tranche d'âge et ne cherchait sans doute qu'un peu de réconfort.
— Alors, cet enfer dont vous parlez si vaillamment ?
— Eh bien, figurez-vous que je reviens du tribunal.
— …
— Oui, c'est fini. Depuis trois heures maintenant je suis divorcé, donc libre de venir boire un verre, libre de parler à une jolie femme, et même libre de vous faire l'amour si vous en aviez envie. Libre comme l'air.
— Elle était si mauvaise ?
— Je n'étais plus que l'ombre de son ombre. Pas moyen de faire un pas sans me heurter à sa jalousie, et en dernier, c'en était une maladie, je vous assure. Jamais je ne l'ai trompé, et pourtant elle m'a rendu la vie de ces cinq dernières années absolument impossible.
— Les femmes sont toujours monstrueuses, à entendre les hommes…
— En clair, je n'ai aucune chance de vous séduire ?
— Si c'est uniquement pour le sexe, je ne pense pas : je suis sage comme une image.
Au fond d'elle-même, Adèle se sentait mal dans sa peau. Elle mentait sans vergogne, mais le type en face ne la connaissait pas, après tout. Et puis c'était bien lui qui avait parlé de faire l'amour, alors il devait bien s'attendre à une réaction de la part de son interlocutrice. Les deux larmes claires d'un bleu profond dansaient dans leurs orbites. Il avait un air rieur ; elle aurait même pu croire qu'il se moquait d'elle. Mais elle se trouvait sur la défensive, alors peut-être que son jugement s'en trouvait altéré, faussé.
— Vous… vous aussi êtes donc divorcée ? Je vous ennuie avec mes propos, mais je vous jure que depuis des années, je ne me suis pas senti aussi… libre. On se reprend une petite bière ? Quel bonheur de pouvoir se dire que c'est simple de boire un coup avec une jolie femme, que personne ne va venir me coller une gifle ou me faire une scène de ménage !
— Allons, cessez de me jouer les Caliméro ! Je serais du genre solidaire des pauvres femmes en détresse. Puis vous savez, lorsque l'on a qu'un seul son de cloche, l'absente a toujours forcément tort.
— Je vous comprends. Je suis exubérant, euphorique, et mes petites histoires ne vous concernent en rien. Je reste cependant sur ma position : vous êtes une belle femme, et très désirable.
— Merci, mais vos compliments n'y changeront rien.
Adèle avait refusé une autre boisson, jugeant plus prudent de ne plus boire. Elle avait ensuite pris congé du divorcé tout neuf, sans trop savoir si c'était simplement une ruse ou s'il avait dit la vérité. Le monde engendrait des acteurs du quotidien, et il devenait difficile de démêler le vrai du faux. Sur le chemin du retour, elle fit une nouvelle halte. Une envie d'oubli ! Et à la fête foraine installée sur la grande place qui battait son plein, elle trouverait sans doute cette gaufre si particulière dont elle raffolait. L'odeur lui montait déjà au nez…
Assise sur un banc public, elle suivait des yeux les gens qui allaient et venaient dans cet immense imbroglio de manèges, de baraques de foire et de vendeurs de rêves. Elle croquait dans sa gaufre roulée ; un régal ! Un gamin vint s'asseoir près d'elle. Dans ses grands yeux noisette brillait une convoitise légitime. La rousse ouvrit le paquet de cigarettes russes, en extirpa une et la tendit au gosse. Les billes rondes allaient plus vite que la bouche : elles dévoraient déjà du regard ce gâteau si convoité.
— Je vois que de plus vous êtes généreuse ! Vous avez tout pour vous.
Adèle sursauta. La phrase lui était parvenue de derrière le banc. Elle se retourna alors que le gamin filait, tout heureux de sa bonne aubaine. Dans son dos, le gars du bar se tenait droit comme un I. Dans des vêtements bien taillés, il jetait de fréquents coups d'œil vers le défilé ininterrompu de chalands qui arpentaient les allées de la fête.
— Vous… vous m'avez suivie ?
— Non : je vous ai retrouvée par hasard, et suis ébahi par votre gentillesse. Ce gosse…
— Il avait de beaux yeux et ne savait pas encore mentir, lui.
— Ah bon ! Parce que vous pensez que je vous ai raconté des histoires ? L'intérêt m'aurait poussé à le faire ? Je ne vous connais pas.
— Allez savoir, avec les hommes…
— Mais je ne sais rien de vous, à l'exception de ce fils qui vit sa vie d'homme.
— Il n'y a rien à savoir. Je suis juste une anonyme, quelconque, sans histoire bien distrayante à narrer.
— Oh, tout le monde a une vie, et je suppose que vous n'êtes pas parvenue à votre âge sans que rien ne vous arrive.
— Bon, vous me voulez quoi vraiment ? Vous voulez me harceler, me poursuivre partout où j'irai ? Dites-moi ?
— Non. Je crois que vous m'avez plu au premier regard, je ne saurais pas expliquer. Le plaisir d'être libre, sans doute, et vous étiez là. Alors je vous trouve très attirante.
— Bien ! Cette fois, je m'en vais.
— Attendez… dites-moi où je peux vous retrouver, où j'ai une chance de vous revoir ! Je donnerais tout pour croiser à nouveau votre route.
— Je crains que vous ne soyez pas assez fortuné pour vous offrir mes services…
La rousse était partie, se noyant dans la foule anonyme de l'artère principale de la fête. L'autre, les mains dans les poches, sidéré, n'avait pas seulement eu un murmure en guise de réplique. Il n'avait pas tout saisi des propos de cette madone qui lui tournait la tête. À moins que ce ne fût l'ivresse de la liberté ou celle due aux deux bières bues pour fêter son divorce.
De l'autre coté de sa rue, la maison vide depuis que ses propriétaires étaient décédés venait de voir ses volets se rouvrir. Depuis des mois, personne n'y avait mis les pieds. Aujourd'hui, une étrange activité se déroulait dans la rue : un énorme camion sur lequel un chapeau breton servait d'ornement et de logo vomissait des meubles, et quatre hercules aux bras noueux et charpentés comme des lutteurs remplissaient la demeure vide. Adèle, sans pour autant être curieuse, avait aperçu ces montagnes de muscles qui emménageaient la maison vide. Un nouvel arrivant s'installait donc dans son quartier.
Elle n'y avait pas prêté plus d'attention que cela. Le propriétaire vivait sans doute là, puisque le bruit des outils, tondeuse, coupe-fil, taille-haie, remplissait l'endroit. La bicoque retrouvait un air de jeunesse.
Quelques jours plus tard, la rousse qui rentrait chez elle croisa un véhicule dont le conducteur lui fit un signe de la main, mais il se déplaçait vite et elle n'avait pas spécialement fait attention, sûre de ne pas connaître cet homme. L'autre avait encore roulé sur une cinquantaine de mètres et s'était garé en face de chez elle. Il devait donc s'agir du type qui venait d'emménager dans la maison vide.
Quand il sortit de sa voiture, il lui sembla que cette silhouette avait un air de déjà-vu, quelque chose de familier. Elle sut soudain qui il était quand d'un signe de la main il la salua à nouveau. Le consommateur de bière… le client du bistrot, le type de la fête foraine. Il l'attendait, debout sur le trottoir.
— Eh bien, si je m'attendais… Vous habitez par ici ?
— Oui, juste là. Le camion de meubles de l'autre jour, c'était le vôtre ?
— Oui. Cette maison, je l'ai rachetée à des jeunes gens qui voulaient s'en séparer… le décès de leurs grands-parents ou quelque chose comme ça. Nous sommes donc voisins ! Une coïncidence qui me ravit, je vous l'avoue. Vous savez, j'ai regretté… le jour de mon divorce, mais j'étais encore sous le choc. Nous ne nous étions pas présentés et je ne savais pas comment vous retrouver.
— Me retrouver pour quoi ?
— J'ai senti un vrai courant passer entre vous et moi… Moi, je suis Julien Favre. Je suis électricien et seul, mais de cela vous êtes déjà au courant.
— Moi je suis Adèle, et je réside là avec mon fils. Enfin, c'était avant qu'il tombe amoureux.
— Nous pourrons nous revoir ? Vous faites quoi dans la vie ?
— Oh, ce n'est pas très intéressant… et puis je n'ai pas envie d'en parler.
— Je vous en prie… n'ayez pas peur, je ne vous veux aucun mal.
— Il ne manquerait plus que cela… et que vous mordiez, en plus !
Ce Julien avait rigolé de la boutade. Il ne savait pas quoi faire de sa grande carcasse et sautillait sur place. Elle le regardait ; il avait l'air tellement godiche… c'en était presque touchant.
— Vous avez des enfants, vous ?
— Dieu merci ! Non. Je pourrais vous inviter pour le dîner si vous… n'y voyez pas d'inconvénient. Il doit bien exister un bon restaurant dans le coin.
— Plus tard, si vous voulez ; pas tout de suite. Habituez-vous à votre nouvelle situation. Vous devez sans doute réapprendre à vivre après ce divorce.
— Je crois que vous avez raison, mais je vous inviterai, c'est promis.
Ils s'étaient quittés là comme ça, sans qu'elle sache trop si elle avait ou non envie de revoir ce mec. Il ne lui semblait pas trop mal, mais elle n'avait pas besoin de se remettre dans une galère avec un homme. Pour elle, tout allait pour le mieux ; elle se demandait également si elle saurait encore donner l'exclusivité à un seul être après en avoir tâté tant d'autres. Et puis elle se fit cette drôle de réflexion : et s'il venait à apprendre ce qu'elle faisait de son corps ? Qu'en penserait-il vraiment ? Qu'elle était une salope ou non ? Une question sans réponse, assurément.
Elle était rentrée chez elle sous les yeux qui suivaient ses courbes, et elle avait eu cette nette impression que les endroits qu'il touchait virtuellement la brûlaient pour de bon.
Quelques jours plus tard, Lucie, une fois de plus, s'était invitée à l'improviste. Elle lui raconta par le menu cette rencontre déroutante. Pour une fois, curieusement son amie se taisait en écoutant la rousse revenir sur les détails du bar. Quand elle eut fini de raconter, l'autre avait une attitude bizarre.
— Oh, Adèle… tu t'entends parler de cet homme ? Tu ne serais pas en train de nous tomber en amour, toi ?
— Tu es folle ou quoi ? Je le connais à peine.
— La façon dont tu parles de lui, tes yeux qui s'allument lorsque tu le décris… Quand tu racontes, tu donnes vraiment l'impression que tu es amoureuse. Tu l'es, n'est-ce pas ?
— Mais non ! Bon, j'avoue qu'il m'attire, mais de là à ce que ce soit…
— Ouais ? Ben, je n'en suis pas si certaine. Mais si c'est le cas, n'hésite pas. Tu n'es pas obligée de tout lui dire de nos petites affaires.
— Belle mentalité ! Avant même de se fréquenter, mentir ? Ce n'est pas sain, cette démarche.
— Imagine sa trogne si tu lui dis que pour arrondir tes fins de mois tu t'envoies en l'air avec un tas de types inconnus, et encore, quand ce ne sont pas de femmes, ma belle…
— Conclusion : je ne dis rien, mais je ne sors pas avec lui ; je n'ai donc pas de choix à faire, et ça nous ramène au point de départ : comment sortir de ce cercle vicieux, au sens propre du terme ? Me voici donc condamnée à rester la salope que je suis devenue… C'est donc sans espoir ?
— Je… je ne sais pas quoi te dire. Tu es si mal que cela ? C'est si moche, ce que nous faisons ? Je ne me rends pas trop compte. Peut-être que tu as raison, ma pauvre Adèle ; nous sommes donc… des salopes ? Il faut bien parfois manger, et la vie n'est pas si simple…
— Humm, reste aussi dans l'ordre du possible de lui raconter tout et voir ses réactions ; qu'en penses-tu ?
Lucie n'avait rien dit, mais le voile sur ses yeux exprimait plus qu'un long discours. Son amie avait ouvert une brèche dans sa belle confiance, un trou béant qui jamais ne se refermerait. Mise face à ses actes, elle voyait enfin cette sordide vérité crue, toute nue, froide et peu reluisante. Mais d'un autre côté, ces jeux plus ou moins pervers leur avaient plu durant tout ce temps, et il était difficile de cracher dans la soupe !
* Une oublie est une pâtisserie qui date du Moyen Âge.
Mince et de forme ronde, elle est préparée à partir de farine et d'eau, de lait ou de vin blanc, d'œuf, de sucre ou parfois de miel. Elle est cuite entre deux fers par l'« oublieur », comme une gaufre, puis souvent roulée en cylindre creux. (Source : Wikipédia)