Acte I : L'envol du papillon

Le tissage, avec ses métiers qui tournent à plein régime, c'est le poumon du village. L'usine fait vivre presque tout le monde ici et le patron est un bon boss. Il est humain et ses ouvriers ne sont pas dans la misère. L'année dernière encore il a fait installer dans chacun des appartements de ses cités des salles de bain. Une baignoire et des toilettes privées pour chaque famille, un vrai luxe en cette année 1952.

Mais Marinette et Gabriel sont, ce dimanche matin du 27 juillet, bien loin des préoccupations de ce jour de repos hebdomadaire. Depuis sept heures du matin, le joli ventre rond de l'épouse de Gaby, employé à la menuiserie de l'usine, ce ventre aux courbes épanouies s'est mis en mouvement. Depuis plus de deux heures maintenant que les premières contractions sont apparues, les deux tourtereaux ne tiennent plus en place. Il faut dire qu'ils ne savent pas trop comment s'y prendre et que cet enfant qui arrive les perturbe.

Marinette geint de plus en plus fort ; le doute n'est plus permis : sûr que le bébé va arriver aujourd'hui. Alors Gaby file chercher madame Jeanne, la sage-femme. Devant sa porte, il trouve que c'est bien long pour qu'elle vienne lui ouvrir. Enfin la clé dans la serrure fait un tour et la femme qui apparaît est élégamment vêtue.

— Oui ? Ah, c'est toi Gaby. Ne me dis pas que…
— Si, Madame Jeanne, il faut venir tout de suite ! Je crois… je crois que le bébé arrive.
— C'est bon, calme-toi. Ce n'est pas chrétien, ça, de pondre un dimanche ! Tu vois, je me préparais pour la messe. Enfin, depuis combien de temps qu'elle a des contractions, Marinette ?
— Des quoi ? Ah oui ! Elle a commencé à avoir mal au ventre depuis sept heures du matin, qu'elle m'a dit.
— Bon, écoute, je me change et j'arrive. Toi, tu rentres chez toi et tu mets de l'eau à chauffer, beaucoup d'eau ; je vais venir dans cinq-dix minutes. Et surtout vous ne vous énervez pas : il y en a encore pour un bon bout de temps, c'est toujours comme ça pour les premiers-nés. Vas-y ! Allez, qu'est-ce que tu attends ? Fonce, et reste bien près de ta femme jusqu'à mon arrivée.
— Il n'y a rien d'autre à faire que mettre de l'eau à bouillir et veiller sur elle ?
— Tu peux aussi préparer des serviettes si tu veux. Cours ! Va, grand nigaud !

Alors qu'il repart au galop, Jeanne suit des yeux ce grand échalas d'une vingtaine d'années qui file vers sa maison. C'est un brave gamin ; il a épousé la fille du contremaître. Elle connaît ces deux-là depuis… bien avant leur naissance. Elle se souvient des ventres arrondis de leurs mères. Ils sont nés à quelques mois d'intervalle ; c'est déjà loin, tout cela. Elle est la marraine de cœur de presque tous les gamins de ce village depuis… quarante ans. Un bail, quoi. Poussant un soupir, elle se décide enfin à fermer sa porte.

— Jean ! Jean ! Je ne viendrai pas à la messe. Tu diras à monsieur le curé que le travail a commencé chez Marinette et Gaby. Il aura sans doute un paroissien de plus dans la journée.

C'est un bougonnement incompréhensible qui répond à sa phrase, juste lancée à l'intention de son mari qui se prépare, lui aussi, pour l'office dominical. Elle n'écoute déjà plus, changeant sa toilette trop belle pour cette autre messe qu'elle va devoir maintenant célébrer. Depuis le début de l'année, ce bébé sera le huitième à venir grossir les rangs des habitants des « Meix », hameau perdu dans les Hautes-Vosges, du côté de Rupt-sur-Moselle. Jeanne cherche enfin sa blouse, prend sa trousse au passage dans l'entrée et la voilà partie vers la cité où réside le couple.

En ce dimanche matin, le village semble encore endormi. Les fers de ses chaussures frappent les pavés et ce bruit rompt le silence pesant de la petite bourgade. Mais Jeanne sait bien que dès le premier son de la cloche de la chapelle – oui l'église elle est au centre, à environ trois kilomètres d'ici – dès que la cloche tintera, ils sortiront tous de leurs maisons pour se rendre auprès de l'abbé qui doit officier ce matin. Elle sait aussi que pour elle la journée risque d'être bien longue ; mais moins que celle de Marinette, sans doute.

Celle-ci est assise à la table de sa cuisine. Une jolie femme, cette petite ! Elle fait mine de se lever à l'arrivée de la sage-femme. D'un geste de la main, l'arrivante pourtant l'invite à ne pas le faire.

— Alors, ma belle, ça y est ? Tu te décides à nous le pondre, à nous le montrer celui-là ?

Elle a dit cela avec un sourire, et son doigt pointe vers le ventre alourdi, énorme qui tend la peau, montrant les veines bleues, exagérément apparentes.

— Allons, viens sur ton lit, nous y serons mieux. Il faut que je t'examine ; tu veux bien ? Gaby, l'eau chauffe ? Oui je sais, c'est long ; mais bon, avec le gaz maintenant… Allez, hop ! C'est par là, ta chambre ?
— Oui. J'ai refait le lit.
— Tu sais, Gaby, il va être bon à changer de toute façon dans quelques heures.
— Quelques heures ? Vous avez dit quelques heures ?
— Eh oui, ma belle ! Un premier, ça ne se pond pas comme ça ; c'est toujours plus long. Mais rassure-toi : tu verras, au cinq ou sixième, on n'y fait plus attention tant c'est rapide.
— Ben non. Ça, je peux vous le dire : vu ce que j'endure déjà, pour un deuxième, il faudra me prier longtemps.
— Les contractions ont lieu tous les combien de temps ? Installe-toi là. Non, toi, Gaby, tu ne restes pas dans mes pattes ! Tu attends là et tu me fais un bon café, je vais en avoir besoin. C'est ça, couche-toi, Marinette. Maintenant remonte tes jambes, mets tes talons sous tes fesses, je vais devoir… ça va ?
— Oui, mais j'ai quand même un peu peur. J'ai… hmm, j'ai drôlement mal !
— Ah, le col est déjà ouvert comme une pièce de cinq francs. Encore un effort, que je voie comment le loustic se présente. Ah ! Attends encore un peu, je ne le sens pas bien. Là, le voilà, le petit drôle.
— Hmm… ça fait un mal de chien. Ah ! Aïe !
— Écoute, tu ne vas pas déjà t'égosiller à crier comme si je t'égorgeais ! Allons, un peu de courage, serre les dents, nous avons toutes connu cela, et ta mère avant toi.
— Ouf… Voilà, c'est un peu passé.
— Oui, mais la douleur va revenir, et de plus en plus rapprochée. Bon, reste allongée, je vais voir ton homme, voir s'il ne panique pas trop.

Le visage de Jeanne ne reflète rien de spécial, mais au fond d'elle, elle est très inquiète. Le bébé n'est pas en bonne position pour sortir : il se présente par le siège et il est déjà trop bas pour arriver à le retourner. Elle se dit que le mieux serait de faire partir Marinette à l'hôpital de Remiremont ; sans doute un médecin serait plus adapté pour ce genre de situation, d'autant que le risque est grand pour l'enfant. Il faut se décider vite.

— Bon, Gabriel, viens t'assoir là. Écoute, tu vas filer chez le père Babé et tu lui demandes de venir le plus vite possible avec son taxi. Il faut emmener ta femme à l'hôpital. L'enfant arrive par le siège, et je ne peux pas faire grand-chose. Il est gros et risque de souffrir trop de cette manière. Je crois que le mieux c'est de l'emmener à l'hôpital tout de suite. Ne lui dis rien, ne l'effraie pas. Là-bas, ils l'endormiront, lui feront une césarienne, et dans quinze jours elle gambadera de nouveau avec votre bébé dans les bras. Tout va bien se passer, mais fais vite pour le taxi.
— C'est grave ? Vous me flanquez la frousse avec vos grands mots…
— File, je te dis, tu n'as pas de temps à perdre. Reviens avec le taxi. Tu le secoues, le Justin ; tu lui dis que c'est moi qui le demande pour qu'il se presse.

Gaby est parti sur son vélo. Ce n'est pas loin, mais il faut arriver avant que la cloche ne rameute tout le monde, sinon c'est à la chapelle qu'il devra aller pour le trouver le chauffeur de l'unique taxi du coin.


Remiremont sous juillet, c'est beau. Mais pour monsieur Houmet – médecin de garde à l'hôpital – la beauté de la cité des chanoinesses, c'est quelque chose d'abstrait. Il est fort occupé par la naissance de l'enfant du directeur de la Banque de France. Un homme de trente-huit ans qui a épousé en secondes noces Alice, la fille du maire de la ville. L'accouchement s'est mal passé et il a dû endormir sa patiente et pratiquer une incision pour extraire l'enfant. Malheureusement, pour la petite forme maculée de sang, il n'y a plus rien à faire et il se demande à l'instant, comment à son réveil, elle, la maman, va prendre la chose.

Et puis il y a le maire, son ami, qui lui aussi va avoir un chagrin énorme. Comment annoncer cette nouvelle à tous sans blesser personne ? Comme pour couronner le tout, ce matin, les deux sœurs qui servent d'infirmières ne sont pas venues travailler et il doit donc affronter seul cette sale besogne ! Alors qu'il recoud consciencieusement l'incision, un brouhaha dans les couloirs l'inquiète. Il finit par stopper son ouvrage puis sort de la salle où sa patiente reste endormie.

— Docteur, Docteur, nous avons une autre patiente pour une césarienne ! Une jeune femme de Rupt… où enfin de ces coins-là.
— Mettez-la dans la salle d'opération à côté ; je finis ici et j'arrive dans une minute.
— Bien, Docteur.

Bon sang, voilà une matinée qui semble être agitée pour ce bon docteur Houmet ! Enfin, ça lui permet d'éviter de suite la triste corvée de l'annonce à la famille du bébé mort-né. Pour un moment au moins il est encore protégé par cette intervention à faire. Malheureusement, les infirmières ne sont toujours pas là. Tant pis. Après examen rapide, il se dit qu'il est grand temps d'agir. La frimousse angoissée de cette jeune et jolie femme lui donne une sorte de courage.

— Écoutez, Madame, je suis seul ce matin ; je vais devoir vous endormir avec le masque. Combien pesez-vous ?
— C'est important, Docteur ?
— Oui, c'est pour le gaz que je vais vous donner en fonction de votre poids.
— Ah oui. Je crois que je fais soixante-cinq kilos avec mon gros ventre.
— Bien. Alors je vous pose le masque. Comptez. Allez, comptez !
— Un, deux… trois… quatre… cin…

Le reste se perd dans une respiration régulière : elle est endormie. Le médecin attend encore une minute, pince la joue de la petite femme couchée là, puis comme elle n'a pas de réaction il commence son travail. Oh, c'est très rapide. Une seconde pour fendre les tissus. Apparaît alors la forme violacée d'un bon bébé, que l'homme se fait une obligation de sortir du ventre entrouvert. Ensuite, après une légère tape sur les fesses du nouveau-né, un cri aigu se fait entendre. Le médecin se met en devoir de couper le cordon alors que l'enfant gigote sur le ventre de sa mère. Mais au fond du ventre entrebâillé, quelque chose attire l'attention de l'accoucheur.

Une autre petite chose qui vient de remuer est aussi extraite du ventre pour subir le même rituel de la claque. Devant l'obstétricien médusé, deux jolies gamines se mettent à vagir doucement ! Ce n'est qu'après avoir refermé la plaie pratiquée par son scalpel qu'une idée bizarre se fait jour dans l'esprit de monsieur Houmet. Comme il est seul, il doit aussi nettoyer, laver comme il peut les deux bébés qui gigotent chacun dans un petit berceau de la maternité. Le docteur saisit deux bracelets de papier et se met sans hâte à inscrire sur ceux-ci le nom de famille des fillettes, puisque ce sont des sœurs jumelles.

Cette tâche administrative terminée, il entrouvre la porte de communication entre les deux blocs opératoires, et sans aucune hésitation il pousse un des berceaux dans la chambre voisine, celle où la femme du banquier est toujours endormie. Bien sûr, sa conscience lui dit que ce qu'il fait n'est pas bien ; mais bon… La douleur des gens n'est pas sa tasse de thé, et l'une et l'autre n'ont aucune chance de savoir un jour. Il prend le bébé mort-né, le dépose dans un linge qu'il descend lui-même à la chaufferie en passant par les escaliers de service intérieurs. Il jette son fardeau encombrant sur le brasier qui brûle dans cette infernale machine puis, d'un pas décidé, remontant dans les blocs « op », il se dirige vers le corridor qui mène aux douches. C'est là qu'il croise les deux infirmières retardataires.

— Alors, Mesdames ? Je dois faire votre travail toute la journée à votre place ? Pendant que vous traîniez je ne sais où, j'ai dû mettre au monde par césarienne deux jolies jeunes filles. Allez donc rapidement vous occuper de nos nouvelles venues ! Bon sang, il faut que je sois gentil pour ne pas vous coller un blâme… Allez, allez ! On y va plus vite que ça ! Voyez aussi avec les familles pour les prénoms ; je n'ai inscrit que les noms de famille sur les bracelets.
— Oui, Docteur. Nous avons été retenues par…
— Je m'en fiche de vos explications ; vous mettrez vos signatures sur le bas des feuilles d'accouchement puisque tout s'est bien passé.
— D'accord. Merci, Monsieur Houmet ; vous êtes bien le meilleur des médecins de cet hôpital. Ces jeunes femmes ne pouvaient pas être en de meilleures mains.
— Allez, les filles, au boulot ! Il y a des parents qui attendent.

Sans un autre mot il se dirige vers les douches. Longuement, lentement, il nettoie son corps des impuretés que les césariennes auraient pu entraîner. L'eau le rend propre à l'extérieur ; mais l'intérieur, lui ? Pourtant plus il analyse la situation, plus il se dit que c'est Dieu qui lui a permis de faire deux heureuses, voire plus puisque tous les membres de deux familles vont se sentir joyeux. Et puis qui pourrait un jour se douter que… Aujourd'hui, c'est la sainte Nathalie, et ce 27 juillet est un beau jour. Le soleil brille sur la ville, mais aussi désormais sur la vie de deux belles petites filles. Finalement, le destin des êtres tient à si peu de chose…

— Ah, Monsieur Houmet ! Alors, comment va notre petite Alice ? Et le bébé, quand pourrons-nous le visiter ?
— Pour le moment, l'enfant et la maman se reposent en salle de réveil. Nos infirmières sont aux petits soins pour les deux. Félicitations à monsieur le maire et à votre beau-père, Hector ! Vous avez une petite fille de deux kilos deux, et aussi belle que sa mère.
— Le mérite de me l'avoir donnée vous en revient, Docteur ; mais nous savions qu'avec le meilleur des praticiens, tout se passerait pour le mieux. Mille mercis !
— N'exagérons rien : je ne suis que le dernier maillon de la chaîne. Bon, eh bien bonne journée à vous tous ! Elle s'annonce radieuse, non ? Un soleil royal et une naissance parfaite, voilà de quoi enjoliver les dimanches de notre ville.

Sortant de la petite salle destinée aux personnages importants, le médecin se rend maintenant dans la salle d'attente où Gabriel, lui aussi fait les cent pas.

— Ah ! Alors, jeune homme, vous voici rassuré ? Votre épouse a donné le jour à une jolie petite frimousse rose comme sa mère. Pour l'instant elle dort ; le bébé aussi. Vous pouvez attendre, mais pour le réveil il faut encore compter deux bonnes heures, ou alors aller boire un verre au bistrot à côté. Les émotions donnent soif, non ?
— Merci, merci, Docteur. Je suis content que vous ayez pu faire quelque chose pour ma Marinette.
— Mais je n'ai rien fait d'autre que mon travail, jeune homme, comme vous faites sans doute le vôtre chaque jour. Bon, eh bien les infirmières viendront vous voir pour vous prévenir du réveil de votre épouse. Elle sera encore un peu dans les nuages quelques heures, alors soyez patient.
— Oh, merci, Docteur ; encore merci !

Finalement, le médecin se dit que le simple geste qu'il a fait lui procure mille fois plus de plaisir et de reconnaissance que toute une longue semaine à soigner les patients qui viennent chaque jour le visiter ; la conscience a vite fait de s'accommoder de ces petites gratifications, données autant par les puissants que par les petites gens. C'est ce que pense le gentil docteur alors que sur ses lèvres naît un sourire lumineux, lumineux comme le soleil de cette sainte Nathalie bénie. Alors il n'a plus une pensée pour ce petit corps parti en fumée, et encore moins pour cette fillette qui ne saura jamais que sa maman…


Catherine a des cheveux magnifiques ; mi-longs, bruns et frisottés, ils sont la fierté de sa mère. Sa peau est douce comme du velours, et Marinette la dorlote bien trop au goût de son père. Mais bon, Gaby aussi l'aime, cette gamine, mais il est moins expressif ; il le montre moins que son épouse. Elle vient d'avoir dix ans et, mon Dieu, comme elle a grandi ! À l'école, monsieur Miller, l'instituteur, ne tarit pas d'éloges sur la petiote. Elle sait lire, écrire, compter comme aucun des autres enfants de la classe. À croire que le Bon Dieu a déposé toute l'intelligence du monde au fond de son berceau le jour de sa naissance.

Le couple, endimanché par des habits de sortie, comme au garde-à-vous, écoute le maire de la commune faire son discours de remise des prix de l'école ; l'un et l'autre attendent que le tour de l'école des « Meix » vienne. Prix d'excellence pour Catherine ; premier prix d'histoire, de géographie, et premier prix d'éducation civique. Ça, c'est du bon travail pour les deux parents, pas peu fiers de leur fillette. Elle aussi est droite comme un I, et le ruban qui lui serre les cheveux flotte un peu au vent de ce juin si particulier. C'est la dernière année pour elle à la petite école : en septembre, elle sera en sixième, et là ce n'est plus de la rigolade.

Papa lui a dit « Si tu travailles bien, on t'enverra aux grandes écoles et tu pourras être une femme instruite. » Oh, la maman a bien versé une petite larme, mais c'était juste d'orgueil. Sa fille pourra peut-être devenir institutrice ou médecin ; enfin, ce genre de métier qui ne met pas de cal aux mains, qui ne tache pas les vêtements, qui n'oblige pas à se lever à cinq heures du matin tous les jours que Dieu fait, sauf celui qui lui est réservé.

Alors quand vient le tour de son école, que son nom est cité, Catherine se lève, se faufile sur l'estrade et reçoit le volumineux dictionnaire de sa récompense. Ensuite, c'est la litanie des premiers prix pour lesquelles ses petits bras se chargent de beaux ouvrages, avec leurs pages glacées. Des livres pareils à ceux des années précédentes. Studieuse et attentive à ne pas décevoir ses parents, la fillette a toujours été une bonne élève. Mais ses yeux d'un vert profond ne sont parfois pas aussi gais que ce que ses parents voudraient.

Parfois – oh, jamais bien longtemps – une ombre passe, fugitive, et pourtant si cruellement réelle. Une impression de manque, de vide, de n'être qu'à demi présente, comme si quelque chose était enfoui quelque part, un secret dans sa vie pourtant si courte. Une mélancolie sans fondement, une tristesse qui n'a pas de base précise, juste un mal-être, un vide immense que Catherine n'arrive pas à exprimer. Mais elle sait cacher cela à tous, ne rien dire. Comment, du reste, saurait-elle expliquer cette espèce d'angoisse permanente qui l'habite ?

Elle ne connaît rien d'autre que ces beaux jours, que ces étés heureux avec des parents qui n'auront sans doute jamais d'autres enfants. Alors ce truc qui la ronge, ce tracas permanent qui lui bouffe un peu la vie, elle tente de vivre avec, de s'en faire presque un ami. Le pire, c'est le soir, juste avant de s'endormir, quand dans les draps frais elle ferme ses jolis yeux. Elle se voit ailleurs, dans une vie autre, avec des amis différents, avec d'autres jeux également, comme s'il lui fallait s'inventer une autre façon de vivre.

Sa mère aussi a parfois d'étranges sensations ; c'est un peu comme si les crises passagères, mais réelles, subies par sa petite provoquaient en elle des absences difficiles à cerner. Ce que l'une vit, l'autre le ressent, et les racines de cet état de chose semblent bien plus profondes, mais toujours masquées par les sourires que les deux femmes affichent. Gaby, lui, se contente de ce petit bonheur partagé par tous, et même quand ses longs doigts suivent la nuit la trace de la couture sur le ventre de son épouse, ce n'est qu'une étape pour lui rappeler la naissance de Catherine. Et rien d'autre.

Il n'y a jamais eu de contraception d'aucune sorte chez ce couple-là. Un autre enfant n'est pas venu, c'est tout, et la discussion qui s'engage sur le sujet est vite close par cette fatalité toute bête. C'est comme ça, il n'y a pas à revenir là-dessus. Bien sûr que les deux époux ont leurs bons moments aussi, que cet homme-là aime cette femme. Le sexe, c'est encore un sujet tabou : pas de sous-entendus, on n'en parle pas. On se contente de faire l'amour dans la chambre ou ailleurs, mais toujours de manière discrète et sans remous. Du reste, ni l'un ni l'autre n'oserait se demander si son ou sa partenaire a bien aimé, s'il ou elle a joui, quoi ! Ça ne se fait pas d'en parler, et le sujet n'est jamais abordé.

Puis Gabriel et Marinette ont acheté leur logement. L'usine ne va plus aussi bien ; les soucis sont d'un autre ordre. Ils vivent chez eux, une vie à tempérament en quelque sorte. Alors le plaisir de voir Catherine faire de bonnes études, c'est quand même un peu des rêves de chacun qui vont et viennent dans leur tête, reposant essentiellement sur celle de la gamine. Mais ils sont fiers d'elle, elle qui a si bien compris l'enjeu de ces cours qui lui volent une grande partie de sa jeunesse.

Les années s'envolent au rythme soutenu de leçons à apprendre, de cours à suivre, de livres à lire aussi. Alors la fillette s'applique, s'accroche à cette idée d'un monde meilleur qui passe par ses bouquins, et tout lui réussit.

C'est ainsi que sa dix-huitième année voit se profiler à l'horizon un bac en section S qui inquiète la jeune fille qu'elle est devenue. Catherine est maintenant une femme ; enfin, presque. On peut voir se retourner sur son passage de jeunes hommes, boutonneux ou non, qui ne rêvent que de l'avoir dans leurs bras, voire dans leur lit pour les plus téméraires. Mais bon, Catherine ne vit que pour ces sacro-saintes études ; la bagatelle ne l'intéresse pas. Bien sûr, elle a tant travaillé que la mention « très bien » qui enorgueilli ses parents ne lui semble pas du tout usurpée, ni imméritée. Et alors qu'elle a trouvé un job d'été pour être sûre ne pas peser trop lourdement sur le budget familial, elle se prépare à un vrai changement dans sa vie.

Pour la prochaine rentrée, elle est admise à Nancy, à la faculté de droit, et son père ne cache plus sa joie. Lui, si peu expansif d'ordinaire, la traîne avec lui presque partout, même au tiercé du dimanche, juste pour le plaisir de répéter à tous qu'elle va dans la grande ville pour devenir avocate. Même Marinette n'arrive plus à raisonner ce Gaby dont les tempes grisonnent et qui boit bien un petit coup de trop, trop souvent à son goût. Enfin, tant qu'il reste gentil, travailleur, et que ça se limite à refaire le monde quand il est ivre…

Gabriel se demande parfois – mais c'est encore bien vague – comment il va accepter qu'un garçon vienne lui voler cette part de lui qui reste en Catherine. C'est un tout autre amour que celui qu'il a pour sa Marinette. Au fond de lui, il sait bien que viendra bientôt un moment où un autre posera sur ce corps de femme en devenir un regard différent de celui avec lequel il la voit. Il n'est pas prêt à l'encaisser, ce mec qui surviendra, c'est sûr, mais le plus loin possible dans le temps. Et son épouse sait bien évidemment, même si elle n'en parle jamais, que la jalousie est latente chez Gaby pour sa fille. C'est ainsi : à la maison, on sait tout, mais on ne parle jamais de rien.

Pourtant c'est vrai que depuis quelques années Marinette a vu sa fille s'affiner, changer. Elle a compris avant tout le monde les bouleversements subis par le corps de l'adolescente. Cette lente mutation, cette transformation qui jour après jour a fait pousser deux jolis seins sur une poitrine de moins en moins plate. Le visage aussi est devenu plus… mûr, plus femelle, au fur et à mesure que les hormones ont commencé à régler les avantages féminins visibles à l'œil nu. Elle a su bien avant les autres que cette chenille, celle qui avait éclos en elle, devenait une femme à part entière, attirante, avec des charmes conséquents. Elle s'était dit un jour que son mari ne la regarderait sans doute plus comme une fillette mais comme une femme, et sa peur de voir en elle une rivale potentielle s'était finalement diluée dans un amour de chaque instant.

La vie suivait donc son cours, inexorable et sans heurts, mue par une main invisible, par quelque chose de plus fort que tout. Comme si la voie de tous était tracée par avance et que rien ne pouvait la dévier. Alors dans cette chambre où les deux époux installent ce matin de septembre 1970 la jeune fille, devenue une ravissante jeune femme, c'est comme un déchirement, le premier envol du papillon. Il n'y a pas de larmes dans les yeux du papa ; juste deux poings qui se referment dans les poches d'un pantalon de velours de circonstance, et seul son sourire qui sonne faux pourrait trahir sa peine.

Marinette, par contre, ne peut retenir cette gouttelette qui dégouline du coin de ses yeux à son menton pour venir éclater sur un carrelage inconnu dans une myriade d'étoiles transparentes. Pourtant l'aplomb de la jeune fille qui prend possession d'une liberté toute fraîche en même temps que de ces nouveaux locaux les rassure.

C'est elle, qui d'un doigt malicieux vient stopper net la dernière larmichette qui veut s'échapper des yeux de sa mère. Puis dans les bras de ses parents, c'est la première déchirure – ou la seconde, si l'on tient compte de la sortie du ventre de ses origines. Ils sont là et elle lève la main en regardant la Dauphine rouge remonter sa rue, la laissant vivre sa vie d'étudiante. Combien ces deux-là, dans la voiture, se sentent solitaires de la laisser ici… Comme l'existence leur semble inutile dans ces jours qui suivent ce départ ! L'appartement silencieux est le refuge de Marinette, mais pour Gaby, c'est son enfer. Alors il cherche à le quitter le plus possible. D'abord, c'est pour le nettoyage du jardinet, puis ce sont les soirées au bistrot avec des copains qui ne peuvent rien changer.

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