Acte III : Le temps d'aimer

Le quotidien de Catherine se met en place, et il lui semble qu'elle adore cette nouvelle vie. Et pis il y a quelques frimousses nouvelles, plutôt sympathiques, qui lui tournent autour. Le copain de la fille avec qui elle travaille sur ses expériences de chimie, par exemple, un blondinet qui vient souvent à la sortie des cours et qui la regarde à la dérobée plus que Maryse. Elle n'a jamais osé demander à celle-ci quels liens les unissent, sans doute par crainte d'attiser une jalousie malvenue chez sa nouvelle amie. Ce gars-là a des yeux d'un bleu profond, et Catherine adore sa voix. Surtout lorsqu'il prononce son prénom ! Elle sent ses regards qui glissent sur elle, comme pour deviner… ce qu'elle cache sous ses vêtements.

Curieusement, venant d'un autre, elle trouverait cela malsain ; mais là – elle ne sait pas vraiment pourquoi – c'est elle qui met pratiquement en avant ses formes. Elle sait bien se redresser sans en avoir l'air, juste pour que ses seins tendent le tissu de son corsage, et parfois elle se surprend à en sentir les pointes durcir, comme cela, sans vraie raison. Elle voit alors que son amie ne s'aperçoit de rien, ou bien feint-elle de le faire. Les jeux de séduction se font de plus en plus souvent, mais lui ne fait pourtant jamais un geste déplacé, se contentant de ce qu'elle offre. Peur ? Timidité ? Elle ne sait que penser.

C'est un mardi soir, vers dix-huit heures, que Maryse et elle retrouvent sur le campus à nouveau ce garçon, Adrien, aux yeux si bleus. Et comme les deux filles ont une envie de plonger la tête dans l'eau, ils décident tous trois de se rendre une heure plus tard à la piscine municipale, qui ouvre tard dans la soirée. Ils ont nagé longtemps ; c'est bon, cette eau douce qui glisse sur leur peau. Pourtant quelque chose indispose Catherine, comme si quelqu'un l'épiait, suivait tous ses faits et gestes. Pourtant tout reste normal autour d'eux, autour d'elle.

— Allons, partons, j'en ai assez pour ce soir.
— On va dîner dans un petit truc quelque part ? Allez les filles, je vous invite toutes les deux.
— Wouah ! Monsieur a gagné au tiercé ?
— Arrête de déconner, Maryse, on ne va pas aller dans un truc trop chérot : juste une petite pizza ou quelque chose dans ce genre-là.
— Oui ; mais bon, on ne voudrait pas te ruiner.
— Continuez à vous foutre de moi… Venez, je le fais de bon cœur.
— Dites-moi, vous deux-là : vous n'avez pas l'impression que quelqu'un n'arrête pas de nous observer ?
— Ah ! Attention, Cathy, tu vas rendre jaloux monsieur Adrien ; tu n'as pas encore remarqué qu'il a un petit béguin pour toi, ma belle ?
— Je ne pique pas les petits amis de mes copines, moi ! Ce n'est pas mon genre. Je vous parle de regards que je ressens sur moi ou sur nous, je ne sais pas encore, et ne parle pas du tout de vous deux.
— Hep là ! Je ne suis le petit copain de personne ; enfin, pas encore. Et arrête de croire que nous pourrions nous intéresser à autre chose qu'à nous-mêmes.
— De toute façon, Catherine, je te rassure : il n'a rien vu, mais c'est surtout parce qu'il est obnubilé par ta petite personne. Mais moi non plus, je n'ai rien ressenti. Tu te fais des idées.
— Bon, alors, vous avancez, oui ? Tiens, regardez ce petit rade, là ; on peut voir si les prix sont abordables pour le petit étudiant que je suis. Hop, c'est bon, je vais vous régaler.
— Pff… C'est bien parce que tu nous forces. N'est-ce pas, Cathy ?
— Je trouve cela plutôt sympa ; merci pour ton invitation, Adrien.

L'impression désagréable s'estompe dès lors que les trois jeunes gens entrent dans le restaurant. Ce n'est pas le grand luxe, mais c'est bon, et surtout ça a le mérite d'offrir un repas chaud à peu de frais. Quelque part au fond d'elle, Catherine se félicite de savoir que le garçon qui les accompagne n'est pas engagé avec son amie ; elle ne saurait pourtant dire pourquoi elle se sent ainsi soulagée. Alors elle oublie vite la désagréable sensation d'être suivie par des regards indiscrets. Leurs rires résonnent dans le restaurant et la joie de vivre qui les anime devient un bonheur pour tous.

Le retour vers les chambres estudiantines se fait plus silencieusement, chacun restant perdu dans ses pensées. Le ventre plein, on a moins envie de parler. Maryse est la première à quitter ses amis, et après un rapide bisou sur les joues de l'un et de l'autre elle disparaît sous le porche d'une maison cossue, bourgeoise, celle de sa mère. Les deux autres ne disent toujours pas un mot et se dirigent vers la cité universitaire toute proche. Là, devant la porte de sa minuscule chambrette, Catherine veut prendre congé du jeune homme.

— Tu n'as pas un café ou quelque chose à m'offrir à boire ? Cette marche m'a donné soif.
— Tu crois que c'est bien raisonnable ? Tu as vu l'heure qu'il est ? Tu es tout près de ta chambre ; ça peut bien attendre quelques minutes supplémentaires, non ?
— Oui, oui, bien sûr… mais te quitter me paraît… compliqué.
— Ah bon ! Et pourquoi donc ?
— Ben… à vrai dire, je n'en sais rien. J'ai une…
— Une quoi ? Allez, finis ta phrase ! Tu as quoi ?
— Tu me promets de ne pas rire ? De ne pas te moquer de moi ?
— Enfin, qu'est ce qu'il te prend ? Tu deviens bizarre, là, d'un coup ; il vaut mieux que je file avant que tu ne dises des bêtises.
— Tu as sans doute raison… Allez, bonne nuit. Je peux quand même te donner un bisou ?
— Idiot… Viens. Bonne nuit, et à demain.

Sur la joue de la jeune fille, les lèvres douces viennent s'appliquer, la faisant frissonner. Elle a senti monter en elle cette chose qui rampe et forme une boule au fond de son ventre, mais c'est trop rapide, trop soudain. Il lui faut du temps pour analyser la situation. Et puis de toute façon, elle n'est pas ici pour ce genre de fantaisie. Elle ne peut cependant nier l'attirance qu'elle éprouve en cet instant, juste après que la porte se soit refermée sur le garçon. Seul dans le couloir, il attend une seconde ou deux, hésitant vraiment entre frapper à la barrière qu'elle vient de mettre entre elle et lui.

Sa main se lève, son bras fait le geste de monter pour redescendre vers l'huis, mais les doigts frappent dans le vide et soudain, d'un pas décidé il tourne les talons. Il respecte finalement la décision de Catherine. Ne rien brusquer, ne rien forcer, en gardant l'espoir qu'elle saura d'elle-même venir au-devant de son amour. Du moins c'est son vœu le plus cher à ce moment de la soirée. Et puis c'est vrai qu'il est tard et qu'ils ont besoin de sommeil pour recommencer demain les cours de plus en plus ardus qui les emmènent vers les métiers dont ils ont longtemps rêvé.


C'est en remontant, sans but, pas très loin de la piscine qu'il les a aperçus. Elle surtout, qui marchait avec à ses côtés un garçon blond et une fille un peu rousse. Inouï qu'elle puisse avoir des amis dont il ignore tout ! Cette démarche chaloupée, cette façon de balancer les hanches, il n'y a pas à s'y méprendre : c'est bien Karine. Ils se dirigent tous vers le vestiaire et Frédéric reste en retrait, guettant les moindres mouvements du trio. Elle a l'air d'être épanouie, de rire, à cent lieues de celle qu'il voit à la maison : une sœur à double face, une sœur absolument différente. À la sortie, elle porte à nouveau ce maillot de bain deux pièces bleu, semblable à une seconde peau. C'est à cela que le jeune homme songe en se déshabillant pour se rendre lui aussi au bord de l'eau.

Il ne rentre pas dans l'élément liquide ; il veut juste voir ce que Karine fait avec ces gens-là. Il les regarde avec insistance, détaillant les deux inconnus pour mieux tenter de savoir qui ils sont. Il guette trop parce que, visiblement, sa sœur commence à s'inquiéter. Sa jolie frimousse scrute les gens autour du bassin. Sait-elle qu'il est là et qu'il les observe ? Il a parfois l'impression que ses yeux passent, glissent sur lui, comme s'il était invisible. Il insiste lourdement cependant, ne cherchant pas à se cacher vraiment.

Pris de court lorsque brusquement il la voit entraîner ses deux compagnons vers les douches, les vestiaires et la sortie, Frédéric reste tétanisé par cet envol brutal de sa frangine et de ses amis. Quand lui aussi est prêt à les suivre, ils tournent déjà au coin de la rue, là-bas tout au fond, en direction du centre-ville. Courir ? Ce serait se faire remarquer inutilement, alors il adopte un pas tranquille, restant à quelques centaines de mètres du trio qu'il suit. Au détour d'une rue, ils ne sont plus devant lui. Zut ! Perdus de vue !

Bredouille, il reprend le chemin à l'envers, un peu triste de n'avoir pas réussi à savoir qui ils étaient. Pourquoi sa sœur éprouve-t-elle le besoin de ne pas lui présenter ses nouveaux amis ? Et ce sentiment de jalousie envers le garçon ! Il lui aurait bien cassé la figure quand il le voyait la regarder de la façon dont il le faisait. Dire que celui-là avait le nez et les yeux à portée des seins de Karine… Oh, bien sûr, elle avait un soutien-gorge ; mais, bon sang, pourquoi ne le reprenait-elle pas quand il la reluquait de manière presque indécente ? Et pourquoi n'a-t-elle pas bronché non plus quand elle a suivi du regard les quelques personnes qui se trouvaient là sur le bord du bassin ?

Frédéric est repassé tous les soirs traîner vers la piscine, mais elle n'est pas revenue de la semaine.

C'est au détour d'une ruelle qu'il aperçoit de nouveau le garçon blond, celui qui regardait sa frangine avec des yeux de merlan frit. Il ne s'explique pas pourquoi il lui emboîte le pas, juste comme ça, sans se poser de question. Quand l'autre entre dans un bar, bien entendu Frédéric en fait autant. Assis au zinc, il commande une limonade et ses yeux dévisagent l'inconnu. Comment sa sœur peut-elle trouver un quelconque attrait à ce mec si… banal, si normal ? Incompréhensible ! L'esprit des filles est tordu, c'est certain, mais là, c'est le comble : de petits yeux enfoncés dans leurs orbites, des cheveux blond filasse, un nez en trompette. Rien pour lui, ce gars-là : c'est le triste constat que se fait le garçon. Tout à ses pensées remplies d'amertume, il ne se rend pas compte qu'à force de le chouffer de la sorte, l'autre a tourné les yeux vers lui.

— Il y a un problème, Monsieur ?
— Euh… pardon. C'est à moi que vous parlez ?
— Ben oui, vous me regardez comme si j'avais quelque chose de travers, alors je m'inquiète. Est-ce que l'on se connaît ?
— Non, non. Je vous prie de bien vouloir m'excuser ; nous avons peut-être une amie en commun.
— Ah bon ? Et elle ne m'aurait jamais parlé de vous ?
— Elle s'appelle Karine. Vous voyez de qui je veux parler ?
— Ben… non, pas du tout. Mais c'est pour ça que vous me regardez avec insistance ? Vous faites fausse route. Et de plus vous m'avez fait peur ! J'ai un instant pensé que vous pouviez être…
— Oui ? Être quoi ?
— Gay, Monsieur, gay. Auquel cas je n'aurais pas su quoi vous dire.
— Vous pensez que ça se remarque sur la figure des gens, l'homosexualité ? Ce serait nouveau, ça ! Et puis rassurez-vous, je n'aime que les femmes. Enfin, au moins juste l'une d'entre elles. Je vous prie de m'excuser encore. Je ne voulais pas vous offenser.
— Bon, ça arrive de se planter. Vous m'avez pris pour quelqu'un d'autre ; il n'y a pas de mal. Maintenant, si nous nous croisons à nouveau, vous saurez que je m'appelle Adrien. Et vous, c'est ?
— Frédéric. Oui, Frédéric.
— Alors enchanté, Frédéric, d'avoir fait connaissance. Je vous laisse : j'ai cours demain de bonne heure.

Le garçon se lève, tend la main à Frédéric, et juste avant de franchir le seuil de l'établissement il se retourne et lance :

— La prochaine fois on se dira tu, ce sera plus sympa, hein !

Médusé, l'autre ne sait que répondre, levant seulement la main en signe d'assentiment. Comment le prénom de Karine peut-il ne pas lui faire passer une lueur dans les yeux ? Et là c'est sûr, à ce prénom il n'a absolument pas bronché ! Lui… leur aurait-elle aussi menti sur son petit nom ? Pourtant, ça ne lui ressemble guère de dire des mensonges ; mais… la connaît-il vraiment ? Il se met à en douter. Plus rien ne tourne rond dans cette affaire. Et cet Adrien n'a pas bougé un cil à son nom de baptême, signe évident qu'elle n'a pas donné son vrai prénom. Mais qu'est-ce qu'elle trame ? Qu'est-ce que c'est que ce micmac ?

Il regarde le blond qui s'enfonce dans le noir de la nuit, sa silhouette seulement éclairée par les réverbères qui produisent une pâle lueur. Il n'a pas même l'idée de le filer de nouveau, comme si cette nouvelle Karine venait finalement de l'anéantir ; et avec ce doute, c'est son amour tout entier pour elle qui se met à vaciller. « Du plomb dans l'aile… » : ce sont les mots qui montent vers son esprit alors que d'une main tremblante il sort de sa poche des pièces pour payer sa boisson. Alors il se dit qu'une franche explication s'impose, et que cette fois sa sœur n'y coupera pas. Le week-end risque d'être mouvementé à la maison !

Le samedi soir, il entend rentrer sa frangine. Elle ne se cache pas, entrant dans la salle à manger où les autres sont déjà assis pour le dîner.

— Ah ! Mademoiselle daigne enfin se souvenir qu'à dix-neuf heures, c'est l'heure du repas ?
— Bon, Frédéric, tu ne vas commencer ! Nous aspirons tous au calme. Compris ?
— Hector ! Enfin, vous deux, vous voulez nous gâcher la soirée avec votre mauvaise humeur ? Alors vous vous calmez. Et toi, Karine, viens donc te mettre à table.
— Te mettre à table, c'est le mot qui convient ! Tu n'es pas d'accord, grande sœur ?
— Toi, tu te gardes ton venin, s'il te plaît ! Si tu as quelque chose à me dire, tu le fais sans tourner autour du pot. On gagnera du temps.
— Mais non ; je ne voudrais pas te mettre mal à l'aise devant toute la famille, tu ne crois pas ?
— Bon, c'est quoi encore, Frédéric ? Qu'est-ce que c'est que ces insinuations ?
— Rien, maman, une histoire entre Karine et moi, une histoire d'eau. Tu vois de quoi je parle, sœurette ?
— Pas du tout. Mais vas-y, raconte ! Au moins tout le monde en profitera comme ça.
— C'est bon, on peut attendre d'être en tête-à-tête, dans ma chambre ou la tienne, après le dîner.
— Bien, alors on peut avoir la paix pour un repas à partager sans animosité ?
— Oui, oui, papa, je me tais, promis, je ferme ma bouche.
— Ouf ! Que c'est beau, une famille qui s'entend bien ; quel bonheur que d'être autant unis…

Le silence. Plus rien d'autre que le bruit des couverts claquant sur les assiettes. Tous se taisent. Le repas est expédié en vitesse, comme s'il devenait difficile de se supporter, ce qui rend malade Alice. Elle jette de fréquents coups d'œil vers son mari qui se contente de porter à ses lèvres les aliments qu'il avale sans grand appétit. Ses enfants, ce qu'elle chérit le plus au monde, ses gosses qui n'en finissent plus de se quereller pour des broutilles… Ce n'est pourtant pas faute de leur avoir inculqué un certain savoir-vivre. Elle n'arrive plus à contrôler les sanglots qui lui bloquent la gorge. Alors, avec un soupir, une larme, puis deux, s'échappent de ses yeux brillants.

— Maman… maman, je t'aime ! Ne sois pas triste.

C'est sa fille qui a lancé cette phrase comme un murmure alors que son fils se lève pour l'entourer de ses bras. Frédéric serre sa mère contre lui, vite rejoint par Karine, et deux bouches, quatre lèvres viennent sécher chaque joue d'un baiser doux. La main de son époux se referme sur les petits doigts de sa femme, et le repas prend fin d'une manière peu banale.

— Merci ! Merci, mes chéris ! Je n'aime pas vos disputes.
— Ça ne se reproduira plus, maman, je te le promets. Je vais faire un effort.
— Oh, mon Frédéric, ma Karine ! Comme je vous aime… Avec papa qui n'ose pas le dire lui aussi, nous avons besoin de vous sentir unis ; c'est le prix de notre tranquillité. Faites-vous aussi un bisou, et on ne parle plus de rien. N'est-ce pas ?

Personne ne donne d'écho à cette phrase ; seuls les bisous se font douceur sur les joues d'Alice. Dans les yeux d'Hector, il y a comme des paillettes qui brillent, des étincelles de contentement. Puis les enfants s'empressent de débarrasser la table. Les couverts sont mis dans le lave-vaisselle et les deux jeunes, presque réconciliés, partent ensemble pour leur chambre respective. La maman sourit, comme si le fait de les avoir rapprochés pour quelques instants était un immense plaisir. Hector, lui, n'a pas lâché la main de sa compagne ; et quand enfin il se décide à se lever, c'est pour l'attirer vers lui dans un geste tendre.

— Je t'aime, Alice, comme au premier jour. Merci pour ces deux beaux garnements qui nous donnent bien du mal, mais tant de joie également.
— Mais, Hector, je t'ai…

Elle n'a pas le temps de finir que sa bouche est écrasée par celle de son mari. Le baiser qu'il lui donne vaut tout l'or du monde. Son cœur s'emballe et elle frémit dans les bras de cet homme qui la chérit depuis bien des années. Ce ne sont pas ses quelques rides au coin des yeux et ses tempes qui grisonnent qui vont y changer quelque chose. Elle est entraînée par ce solide gaillard, massif, rassurant. Alors, dans cet élan de tendresse, elle se laisse aller au plus pur des bonheurs.


Dans sa chambre minuscule, Catherine s'endort avec des rêves des Vosges plein la tête. Adrien aussi a une bonne place dans son esprit. Elle ne sait pas pourquoi – c'est confus – mais il y a une sorte d'attirance bizarre. Elle a révisé toute la soirée avec son feu follet d'amie. Maryse, si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer. Et au milieu des plus belles images que lui envoie son esprit, le néant d'un puits profond. Un immense trou dans lequel sa raison vacille, dans lequel elle glisse sans rien pour se raccrocher. Alors elle pousse un grand cri et sa main serre le drap comme pour se rattraper à cet illusoire abri de tissu.

Ensuite, la peur. La peur panique de se rendormir. Et cette vision, comme dans un miroir : une vue d'elle-même, dans un autre cadre. Cette fois, sa décision est prise : elle doit impérativement aller voir la mère de sa copine. Ça lui semble ridicule, mais en parler lui ferait sans doute du bien. Les frissons qui la parcourent sont désagréables, alors elle finit par se relever et enfiler une robe de chambre pour reprendre ses livres. L'aube la surprend, les yeux exorbités, ivre de cette fatigue d'une nuit inutile où même les mots de ses bouquins ne l'ont pas rassurée. L'unique lueur d'espoir, c'est ce visage du garçon – enfin, de cet Adrien – dont elle ne sait rien, en fait. De cela aussi elle doit parler à Maryse.

Les exercices du matin ne sont pas très probants. La main tremblante, les joues creusées par une nuit pratiquement blanche, elle donne l'impression d'une fêtarde en mal de sommeil.

— Bon sang, Cathy, tu as vu ta tête ce matin ? Mais qu'est-ce que tu as bien pu faire cette nuit ?
— Écoute, j'ai affreusement mal dormi, pour ne pas dire pas du tout. J'ai un petit service à te demander.
— Vas-y, dis-moi tout. Les amis, c'est aussi fait pour ça, non ?
— Tu crois… dis, tu crois que je pourrais avoir un rendez-vous avec ta mère ?
— Quoi ! Tu as peur de devenir maboule ? Ma mère ? Mais je ne sais même pas si elle soigne vraiment les gens ! Tu sais, pour moi elle est inaccessible, impénétrable. Une énigme, quoi.
— Oui, mais je suis mal, je fais de rêves bizarres et je n'arrive plus à m'en sortir. J'ai besoin d'aide et j'ai pensé que…
— Oui, mais je ne sais pas si ma maman c'est la meilleure des solutions. Je n'ai pas tellement d'atomes crochus avec elle. On vit sous le même toit, c'est tout, tu sais.
— Je n'en peux plus de ces cauchemars qui reviennent, nuit après nuit. Je m'enfonce dans une sorte de déprime, et si j'attends encore je ne m'en sortirai plus.
— Bon, remets-toi ! Je te promets de lui en toucher deux mots, mais je ne te garantis pas le résultat. Bon, allez ! Tu ne crois pas que nous avons assez bavardé, que nous devons reprendre notre truc là où on l'a laissé ? Avant que la prof ne nous tombe sur le râble !
— Tu as raison, et merci d'intercéder en ma faveur auprès de ta maman.
— Oui, oui, c'est bon. Bossons, tu veux ?

La fin de journée est difficile pour Catherine qui tient à peine debout à l'heure de la sortie.

— Tu veux que je te raccompagne chez toi ? Pas pour travailler : pour te mettre au lit. Vu ta bouille, je crois qu'il vaut mieux que tu essaies de dormir un peu. Ensuite j'irai voir la reine-mère, juste pour sentir le vent.
— Merci, tu es un amour.
— Hé là, tu ne vas pas me sauter dessus et me rouler une pelle, quand même ! Je ne suis pas encore de ce bord-là.
— Que tu es bête ! Je serais plus attirée par… Adrien, tu saisis ?
— Ah, celui-là toi aussi ? Mais qu'est-ce-ce que vous lui trouvez toutes à ce gaillard-là ?
— Disons que pour faire ses premières armes, il pourrait être un candidat tout à fait… acceptable.
— C'est vrai ? Tu n'as donc jamais rien fait ? Pas même un baiser ? À ton âge…
— Parce que toi tu as une expérience hyper-étendue dans ce domaine, peut-être ? Tu parles, vantarde !

Les deux jeunes filles éclatent de rire. Un bon remède pour ne plus penser, juste être joyeuses.