La Route de Ker Ozen

An de grâce 1777, 24 décembre.

Au petit matin, dans l'aube épaisse et fraîche, les camelots installaient leurs étals pour la foire de Noël quand on entendit dans le lointain le grincement des roues d'une charrette. À cette heure matinale, les rares passants s'arrêtèrent pour laisser passer l'attelage cahotant sur les pavés disjoints qui, lentement, débouche sur la grande place.

Au centre de cette place, sur l'estrade où était installé le carcan, le bourreau regardait la condamnée arriver sur cette charrette, se délectant de la vision de cette jeune fille nue, tout en rondeurs, à la peau diaphane. Admirer cette bonne paire de fesses le mit en joie rien qu'en pensant qu'il allait bientôt pouvoir la faire rougir en cinglant cette peau blanche aux globes trémulants, avec le fouet qui ornait sa ceinture.
Afin de respecter son anonymat, seules les initiales DS figurent sur la cagoule du bourreau.

Pendant que miss Emma Sfairfoot était acheminée vers la grande place de Kijtenick pour y être exposée, le comte Roller des Fines Anses fut extrait de son cachot à la prévôté, où il avait passé la nuit. Afin de prévenir toute tentative d’évasion, un collier cadenassé lui fut passé autour du cou ainsi que des fers à ses chevilles, reliés entre eux par une lourde chaîne. Horrifié de subir un tel traitement réservé ordinairement aux bandits de grand chemin, le comte s’insurgeait auprès des deux moines qui l’escortaient.
L’un deux, lassé de ses jérémiades, finit par lui dire :

— Si vous êtes capable de vous transformer en loup, cela ne doit pas trop vous déranger d’être traité comme un animal. De quoi vous plaignez-vous ? Vos mains sont libres : vous pouvez au moins vous gratter, car la bure ça pique.

Les moines et le condamné avançaient très lentement car le comte enchaîné marchait à petit pas, la chaîne d’entrave raclant le sol gelé des chemins rocailleux qu’ils empruntaient. Il allait leur falloir plusieurs jours pour parvenir à l’abbaye. Parfois, ils devaient se mettre sur le bas-côté pour laisser passer un carrosse.

Lorsqu’ils traversaient un village, la petite troupe s’arrêtait pour se reposer. Les moines en profitaient pour se goinfrer à l’auberge, laissant le comte Roller des Fines Anses méditer au pied d’un calvaire, dans l’enclos paroissial, devant une gamelle contenant une sorte de gruau de sarrasin peu ragoûtant. Comme certains villageois reconnaissaient parfois le comte, la populace venait alors se moquer de lui ; on lui jetait même des épluchures de légumes (c’est peut être ainsi que le loup est devenu végétarien ?) tandis que d’autres y allaient de leurs railleries en lui criant « TVA ! » en y associant un geste d’une telle obscénité qu’on le comprenait sans avoir besoin de le décrire.

Une première fois, le comte s’était rebellé et avait menacé de se venger, mais les moines repus et avinés lui avaient rapidement rappelé sa condition en lui infligeant une vingtaine de coups de fouet devant ces manants moqueurs. Dans les hameaux et bourgades traversés, à l’occasion d’une pause les mêmes scènes se répétaient mais le comte préférait se montrer docile pour éviter d’être châtié de nouveau.

Ils traversèrent ainsi les Montagnes Noires, franchissant à gué des petites rivières, faisant parfois quelques détours pour conduire le comte jusqu’aux « Roches du Diable », endroit impressionnant chargé de légendes 2. Parfois, pour rompe la monotonie de la marche, les moines entonnaient des cantiques. Et lorsqu’ils étaient certains que personne ne pouvait les entendre, ils osaient des chansons paillardes ; leur répertoire était assez varié.

Comme une certaine confiance s’était nouée entre le comte Roller des Fines Anses et ses accompagnants, il leur chanta un texte de sa composition :

Quand il y a plus de pognon
Qu’il faut trouver des ronds
Rechercher dans les coins
Pour couvrir les besoins
Que je trouve, que je trouve, que je trouve
De bonnes taxes, de bonnes taxes, de bonnes taxes !
Faisons payer les manants
Piquons donc leur argent
Avec un autre impôt
Ils sont bien assez sots
Pour payer, pour payer, pour payer
Trop d’impôts, trop d’impôts, trop d’impôts… 3

Les moines trouvaient étrange cette nouvelle façon de chanter : ce style musical leur paraissait un peu trop avant-gardiste, bien loin de leur traditionnels chants grégoriens, mais ils appréciaient.

Après une nouvelle journée de marche, ils virent au loin sur un petit mont l’abbaye de Ker Ozen. Il ne leur restait plus qu’à traverser les marais du Yeun Elez (les portes de l’enfer) ; en empruntant ce raccourci, ils gagnaient plus de trois lieues de marche sur des chemins vallonnés. Les moines retirèrent les fers qui entravaient les chevilles du comte Roller des Fines Anses car ils savaient qu’il n’essaierait pas de s’échapper : pour traverser ce marais, il fallait bien connaître les passages et éviter les pièges où l’on aurait risqué de s’enfoncer profondément. Le comte ne pouvait que les suivre assez lentement, ignorant qu’il était possible de marcher dans la fange.
Le voyant avancer avec autant de peine, un moine lui dit :

On dirait que ça te gêne de marcher dans la boue,
On dirait que ça te gêne de rester près de nous,
Les gens-là ne font pas de manières
Puisqu’ils sont aux portes de l’enfer.

Après une bonne demi-journée à patauger dans cette fange, ils avaient enfin réussi à traverser ce bourbier. Il fut donc décidé qu’ils se reposeraient un peu et passeraient la nuit dans une grange dans ce dernier hameau avant d’aller là-haut sur la colline. Cette pause leur permettrait de se laver à la petite fontaine et d’arriver ainsi plus dignement à Ker Ozen.
Sans doute bien fatigués par cette longue marche, ils dormirent longtemps.

Lorsqu’ils se remirent en route, le soleil était déjà haut dans le ciel. Au fur et à mesure qu’il avançait sur le petit chemin en lacets, le comte Roller des Fines Anses n’en menait pas large en voyant la masse de plus en plus imposante de l’abbaye où il allait devoir faire pénitence.

« Ce chemin mène à Ker Ozen,
Tu vas y accomplir ta peine…
Inch Allah. »

2 - Les Roches du Diable
3 - Cet écrit fut retrouvé sur un vieux parchemin jauni par le temps ; deux siècles plus tard, avec des paroles différentes, c’est devenu un tube !