Ker Ozen
Pierheim27/03/2019Le jugement
En l'an de grâce 1777, le 23 décembre, une foule bruyante se pressait ce matin-là sous la grande halle ; la Cour correctionnelle de Kijchtenik avait été obligée de délocaliser sa séance car la salle d’audience du tribunal était beaucoup trop petite pour accueillir tous ces gens venus de plusieurs lieues à la ronde. En effet, l’annonce d’un procès concernant le Comte Roller des Fines Anses avait fait grand bruit dans tout le comté.
Lorsque l’appariteur annonça solennellement « La Cour ! », le silence se fit et le juge Mandernié, suivi de ses assesseurs, prit place sur l’estrade.
Le juge était souriant et paraissait d’excellente humeur ; songeait-il déjà à la grosse dinde qu’il allait se farcir pour le réveillon et aux petites cailles qui ne manqueraient pas de venir égayer sa semaine de repos durant la trêve des confiseurs ?
— La séance est ouverte. J’appelle la plaignante à la barre. Présentez-vous.
Une jeune femme blonde, portant une longue robe de soie verte largement décolleté qui mettait en valeur ses attributs mammaires s’avança, un peu intimidée.
— Votre Honneur, je m’appelle Emma Sfairfoot, native de Dsagueul, dans le comté du Sussex en Grande-Bretagne.
— Tout un programme ! Exposez à la Cour vos griefs.
— Voilà : je demande à être séparée du comte Roller des Fines Anses car celui-ci m’est infidèle et me délaisse, alors que moi j’ai d’énormes besoins, si vous voyez ce que je veux dire… gloussa-t-elle. Et selon certaines rumeurs, il ferait un peu partout des petits bâtards. Le pire, c’est qu’il m’a affirmé, dans ses confidences sur l’oreiller, qu’il avait le pouvoir de se transformer en loup pour rejoindre une meute de louves en chaleur !
— Très bien. Et que voulez-vous obtenir ?
— Pour ces motifs, je voudrais – outre le divorce – l'attribution du domicile conjugal, les trois quarts du patrimoine du couple ainsi que la somme de 25 000 écus à titre de dommages et intérêts.
Le juge Mandernié reprit la parole pour apporter des précisions.
— Des enquêtes diligentées par mes soins et menées par le prévôt Mieutarkejamet, il ressort que :
- La plaignante affirme que l'un de ses amants, le sieur Petissuix, peut témoigner en sa faveur. Toutefois, j’ai reçu récemment un courrier du susnommé Petissuix, de nationalité helvétique, et par ailleurs totalement crédible lorsqu'il dénonce ce pseudo-témoignage arraché sous la contrainte par la plaignante. D'ailleurs tous les Suisses, depuis la défaite de Marignan, sont dignes de foi, et surtout après leur brillante victoire en coupe des vices de pénis.
- Miss Sfairfoot a été de très nombreuses fois infidèle, non seulement avec Petissuix, mais aussi avec le dénommé Fantasmix, et très certainement avec une si longue liste d'amants aussi divers que variés qu'un plein rouleau de parchemin ne suffirait pas.
- Il n'a pas été nécessaire de soumettre la plaignante à la question du Grand Inquisiteur pour qu'elle avoue toutes ses fautes, et même celles qu'elle n'a pas commises.
- Ses escapades répétées au village gaulois attestent de ses plus folles turpitudes. C'est une assoiffée de sexe : ainsi, dès son plus jeune âge, elle fut plusieurs fois surprise à voler carottes, concombres et autres légumes, non pour se nourrir mais pour calmer ses ardeurs. Récemment, mademoiselle Delphine Declercq, notre marchande d’huîtres, et Pat Troppieux le bedeau, qui étaient désolés de voir leur beau jardin ainsi dévasté par cette nymphomane, ont attesté à plusieurs reprises de ces méfaits à la prévôté.
- Il apparaît donc que la demande de miss Emma Sfairfoot est totalement infondée ; elle semble plutôt destinée à vouloir ruiner Monsieur le comte et à s'enrichir à ses dépens.
- Le prévôt Mieutarkejamet, dans le cadre de l'enquête, a également rencontré monsieur le comte qui a reconnu ses infidélités au titre du droit de cuissage. Pour ces faits, il a transmis au baron Boicussec une proposition pour aller faire pénitence dans une abbaye et d’y porter la robe de bure.
- Sur la question du bâtard évoquée par la plaignante, le prévôt nous rapporte que le comte Roller des Fines Anses a donné ce nom à un mortier dans lequel il ajoute de la chaux (ça jette un froid). Il emploie également ce terme pour définir un petit pain de sa confection, assez moelleux et croustillant, ma foi, qui nous change bien des grosses miches de pain bis. Monsieur le comte a d'ailleurs tenu à faire porter jusqu'ici ses petits bâtards pour que tous puissent les goûter. Greffier, j'ai dit « les goûter », pas l'égoutté !
- Il reste cependant un point que je n'ai pu éclaircir et qui reste ambigu, mais nous y reviendrons plus tard.
Le juge s’éclaircit la voix avant de prononcer la sentence :
— Compte tenu des faits énoncés, et en l'absence de nouveaux éléments, j'ordonne et prononce le divorce aux torts exclusifs miss Emma Sfairfoot de Dsagueul ici présente. En outre, je condamne la plaignante, pour ses fausses accusations, aux peines suivantes :
- Pour avoir tenté de porter atteinte à l’honneur de monsieur le comte Roller des Fines Anses, miss Emma Sfairfoot de Dsagueul devra verser 25 000 livres – que dis-je… livres ? Mon cul ! – écus à titre de dommages et intérêts à monsieur le comte, ainsi qu’une somme équivalente au Trésor Royal.
- Vous êtes également dépossédée de votre part du patrimoine commun.
- En outre, tant que vos dettes ne seront pas apurées, vous serez enfermée et placée aux fers, nue dans un cachot de la prison. Nous vous avons réservé à cet effet une cellule où rats et araignées aiment se regrouper. Compte tenu de vos ressources, il est fort possible que vous restiez sur la paille de ce cachot pendant de longues années ; mais dans un souci de vous réargenter et de payer vos dettes, le tribunal fait preuve d'une grande mansuétude à votre égard, et vous informe de votre mise à la disposition quotidienne de l'établissement « Au Chat qui Pêche », tenu par la très sévère mère Mac Rell pour satisfaire les bestiales pulsions sexuelles des manants du comté. Afin de vous éviter d'incessants allers et retours entre la prison et le bordel, un cachot identique à celui de la prison sera aménagé, à vos frais, dans l'établissement précité.
- Comme demain se tiendra la grande foire de Noël du comté (n'en faites pas un fromage), vous recevrez vingt coups de fouet puis resterez exposée nue durant l’entière journée, au carcan sur la grande place. Ainsi, les manants pourront se divertir et auront tout le loisir de remplir – gratuitement – vos insatiables orifices avec tout ce qu'il leur plaira.
Il se pencha vers un assesseur pour lui glisser à l’oreille :
— Pourvu qu'il n'y ait pas un abruti pour renverser tout le bazar avec son carrosse…
Il eut un sourire mais se reprit rapidement pour s’adresser à la condamnée :
— Agenouillez-vous et remerciez la Cour pour sa clémence à votre encontre : pour des faits similaires, certaines ont été déportées au bagne de l'île du Diable.
Se tournant vers les autres membres de la Cour, il leur indiqua à voix haute :
— Il est possible que le bon Père Manganate, le chanoine de notre paroisse, vienne nous demander, après la messe de minuit, la mise a disposition de la condamnée pour sucer l'âne de la crèche vivante afin que la pécheresse (non, pas Valérie !) expie ses fautes et obtienne la rédemption de son âme en cette douce nuit de Noël.
Enfin il s’exclama :
— Gardes, saisissez-vous de la condamnée ! Dénudez-la totalement, mettez-lui les fers, serrez bien l'écrou et conduisez-la au cachot !
Alors qu’on arrachait brutalement les vêtements de la condamnée, un cri – ou plutôt un hurlement – retentit sous l’imposante halle :
— Oh, mon God… Le punishment est trop horrible !
Ce qui provoqua l’hilarité générale et un énorme brouhaha. Tous les regards convergèrent vers la jeune femme qui avait osé troubler le prétoire.
Le juge Mandernié reprit la parole :
— Approchez ; venez à la barre, Mademoiselle ou Madame, et exposez-nous pourquoi vous osez perturber de la sorte cette audience.
Une jeune femme blonde, menue, toute vêtue de noir s’avança en tremblant, déclenchant quelques sifflets sur son passage.
— Votre Honneur, n’est-il pas, je suis le sister d’Emma. Je m’appelle Eva Sfairfoot, native de Dsagueul, dans le comté du Sussex en Grande Bretagne, et je trouve le punishment trop forte. Je pria le God pour sa pitié.
Elle s’exprimait dans un très mauvais français avec ce fort accent cockney assez rustique, ce qui fit sourire le juge. Compatissant, il lui demanda ce qu’elle désirait.
— Je voudrais que le punition de mon sister soit réduite. Je propose de partager le peine ; j’accepte le partage de son part de punishment, n’est-il pas.
— J’accepte votre requête. Vous irez donc avec votre sœur au « Au Chat qui Pêche ». Dénudez-vous et accompagnez votre condamnée de sœur au cachot. Dès demain à l’aube vous serez conduite chez la mère Mac Rell qui sera certainement très fière d’annoncer que ses deux nouvelles pensionnaires, les sœurs Von Sfairfoot, ont des origines germaniques.
À l’énoncé de ce verdict en sa faveur, le comte semblait plutôt détendu. Pour lui, ce passage au tribunal ne devait être qu’une simple formalité et, par instants, il observait les visages déçus de certains nobles qui avaient fait le déplacement pour assister à sa déchéance.
La voix du juge Mandernié le ramena à la réalité :
— Monsieur le comte, venez à la barre et présentez-vous.
— Votre Honneur, je suis le comte Roller des Fines Anses, ici présent, et c’est le principal ! dit-il en se redressant avec l’arrogance de ceux qui estiment qu’ils ne peuvent être condamnés.
Le juge reprit la parole :
— Cette histoire de se transformer en loup me paraît cependant bien étrange ; j’ai déjà entendu parler de cas similaires dans d’autres contrées, mais sans que l’on m’en donne des preuves formelles. Il est donc de mon devoir de faire vérifier les allégations de miss Sfairfoot, car même si le test de la poignée de gros sel que vous avez dû garder en bouche pendant plusieurs heures n'a produit qu'une faible salivation, rien ne prouve que vous n'êtes point l’une des ces créatures mystérieuses capables de se transformer en loup. En instaurant la Taxe Valable Aujourd'hui (TVA) sur le gwin ru (NDLR : vin rouge), vous vouliez sans doute tondre le peuple de ce comté comme des moutons ? Certainement une idée de loup… Vous avez au moins réussi à semer la colère dans les tavernes, auberges et autres lieux de consommation de cette boisson et provoqué également la révolte des « Beaux Nez Rouges » qui réclament un châtiment exemplaire à votre encontre. Heureusement que le comte Able du Trégor a supprimé cette injuste taxe pour ramener le calme dans la région !
Le comte Roller des Fines Anses se sentit brusquement mal à l’aise ; il essaya de bredouiller quelques mots d’excuse, mais le juge ne lui en laissa pas le loisir :
— Pour ces faits, je vais donc devoir prononcer une peine exemplaire à votre encontre.
Le comte de Mandeure d’Empoy, son défenseur, annonça que son noble et honorable client ne devait pas être condamné car il avait récemment transmis au baron Boicussec une demande pour effectuer une courte pénitence dans une abbaye afin de se repentir ; il ne pouvait qu’espérer la clémence de la Cour.
Après un court délibéré, le juge Mandernié annonça en souriant :
— Clémence de Lacourt est absente aujourd’hui ; elle est en RTT. Je vais donc devoir condamner une huile : le sieur comte Roller des Fines Anses devra effectuer un long séjour dans la lointaine abbaye de Ker Ozen car, s’agissant de phénomènes surnaturels, seuls les très austères – greffier, je n’ai pas dit « treize au stère » ! – religieux pourront ainsi vérifier vos éventuelles capacités de transformation. Sous l'autorité du Père Fide, le Père Mutant assisté du Père Malien ont concocté à votre intention un programme destiné à lever le doute sur les allégations de miss Emma Sfairfoot. Puisque certains hommes deviennent loups, durant votre séjour à l'abbaye, chaque nuit, de l'Angélus du soir à celui du matin, vous serez crucifié sur la grosse croix de chêne plantée au centre du cloître. Comme il est hors de question que vos précieuses mains pétrisseuses soient abîmées avec ces solides clous Schlomo dont la réputation n'est plus à faire, de bonnes cordes suffiront pour cet usage. Il est possible que certains moines, venant sonner les matines, vous secouent également les grelots. Estimez-vous heureux car quelques siècles plus tôt, je vous aurais confié aux moines rouges 1 ! Pendant la journée, vous pourrez consacrer votre temps, sous la surveillance du Père Mie, à pétrir les délicates miches de vos petits bâtards. Le Père Huche sera chargé d'entreposer et de nous faire parvenir ces petits pains si moelleux, si croustillants. Un dernier conseil : n'approchez pas trop près du Père Forateur car vous prendriez des risques pour votre intégrité physique. N'allez pas non plus taquiner le Père Vert, qui a très mauvaise réputation, et laissez le Père San ronronner tranquillement ses litanies. Puissiez vous plutôt être bercé par les douces mélodies de l'ensemble philharmonique de l'abbaye de Ker Ozen dirigé conjointement par le Père Fusion et le Père Cussion.
Ceci dit, il ordonna :
— Gardes, retirez au condamné ses beaux habits de serge rouge. Le Père Huck va maintenant se charger de lui faire une coupe monastique, puis passez-lui la robe de bure. Les moines le conduiront jusqu’au monastère, distant de plusieurs lieues.
La foule assista, narquoise, à la mise à nu puis à la tonte de l'épaisse chevelure du comte Roller des Fines Anses, bien honteux d'être ainsi donné en spectacle aux manants. Dura lex, sed lex !
La séance fut levée sous les applaudissements d'une foule hilare d'où fusaient quelques quolibets.
1 - Les Templiers, surnommés « moines rouges » en Bretagne, y ont suscité de nombreux mythes ; ils sont souvent assimilés à des figures maléfiques. Aucun récit n’égale la ballade que Théodore Hersart de La Villemarqué entendit dans la paroisse de Nizon de la bouche d’une mendiante : contant la fin tragique de Katellig Moal, abusée par trois frères et miraculeusement vengée par l’enfant né de son viol, le gwerz des « Trois moines rouges » – An tri manac’h ruz – renverrait à un épisode situé à la charnière des XIIIe et XIVe siècles, sous l’épiscopat quimpérois d’Alain Morel. De tels récits ne sont pas propres à la Basse-Bretagne, et de semblables ont pu circuler en pays gallo, tel celui qu’a publié Louis-Christian Gautier sur la base d’une collecte opérée à La Guerche par Michel Lascaux en 1974, mettant en scène, lui aussi, des Templiers criminels, idolâtres et voués à l’enfer.
Source : Les Templiers en Bretagne au Moyen-Âge : mythes et réalités de Philippe Josserand.
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