Ker Ozen
Pierheim27/03/2019Et Crucifixus Est
Alors qu’un pâle soleil d’hiver commençait à décliner, le Père Igor redescendit la colline de Ker Ozen jusqu’au petit village ; il se retrouva tout au bout de la rue de la Croix de Justice. Là, il dut retirer sa robe de bure, claquant des dents dans le plus simple appareil devant de nombreux villageois, qui n’avaient pas oublié la Taxe Valable Aujourd'hui (TVA) appliquée sur le gwin ru que leur avait imposé le comte Roller des Fines Anses, et qui leur était restée en travers de la gorge ; c’est pourquoi ils ne manquèrent pas de l’apostropher et de se moquer de sa déchéance. Restant stoïque face aux invectives populaires, il prit le patibulum sur son épaule et attendit avec impatience l’ordre de se mettre en marche, afin que cette nouvelle humiliation publique soit la plus courte possible.
Le temps paraissait bien long, mais finalement encadré par quatre Pères encagoulés, le convoi se mit en route. Ils avançaient trop lentement, mais comme c’était eux qui donnaient le tempo, le Père Igor était bien obligé de s’y soumettre. N’ayant pas été habitué aux efforts physiques, en gravissant les pentes de Ker Ozen il transpirait à grosses gouttes malgré la fraîcheur hivernale. Parfois il entendait quelqu’un crier : « Avec une couronne de pines sur la tête, le comte Roller des Fines Anses serait capable d’imposer une taxe des bites à Sion ! » ou un autre protester : « Ras le bol, les impôts font chier ! »
C’est donc avec un soulagement certain qu’il franchit le grand porche de l’abbaye et que les lourdes portes se refermèrent derrière lui, l’isolant des insultes de la foule.
Aux premiers tintements de la cloche annonçant l'Angélus du soir, le Père Igor parvint au centre du cloître pour y subir sa première crucifixion. Plusieurs moines étaient présents pour assister à cet événement, dont bien évidemment ceux qui avaient mis au point le programme destiné à vérifier si le comte Roller des Fines Anses – devenu Père Igor dans cette communauté monastique – était bien un être mystérieux capable de se transformer en loup, selon les dires de Miss Emma Sfairfoot.
Sur une injonction du Père Fide, le Père Igor déposa le patibulum et attendit à nouveau, entièrement nu devant les moines qui suivaient avec émotion ce rituel. Cette situation le gênait profondément, d'autant que certains laissaient poindre un petit sourire ironique en regardant intensément son sexe totalement imberbe.
Après que le comte se fut couché sur la croix de bois mal équarrie, le Père Mutant, aidé du Père Malien, se chargèrent de lui lier solidement les membres aux montants de la croix à l'aide de fortes cordes de chanvre.
Si ce n'étaient quelques échardes qui lui piquaient les fesses et le dos, la position du Père Igor n'était pas vraiment inconfortable. Par contre, il ignorait que cette croix devait être mise en position verticale. Il le comprit rapidement lorsque une sorte de treuil commença à redresser la croix avec un sinistre cliquetis. Cette délicate manœuvre était minutieusement supervisée par le Père Pandiculair, sous le regard très intéressé du Père Iscop.
Lorsque la croix fut enfin en place, le Père Hoquet grimpa sur le Père Choir afin de s'assurer de la bonne tenue et de resserrer si besoin était les liens du crucifié. Les moines se retirèrent ensuite, en silence, laissant seul le condamné méditer sur son sort.
Il n'en menait pas large, ainsi exposé nu sur sa croix ; bien qu’il disposait d’un repose-pieds, le poids de son corps lui étirait les bras, et peu à peu cela devenait douloureux, jusqu’à lui ankyloser les membres. Il essayait de se concentrer pour résister aux pulsions animales qui, immanquablement, lui rappelleraient qu'il pouvait se transformer ; dans la nuit noire, il tentait de chasser de ses pensées les formules magiques qui lui venaient à l'esprit. Il finit par s'assoupir quelques instants, mais il se réveilla en sursaut en sentant une présence, un léger bruissement. L'avait-on touché pendant son sommeil ? Il ne pouvait le dire, mais il avait le bas-ventre noué en raison d'une douloureuse érection qu'il ne pouvait soulager manuellement.
Les cloches annoncèrent les mâtines : c'était sans doute le Père Sonne qui, en passant, l'avait réveillé. Du haut de sa croix, il vit passer le cortège des moines, éclairé par des torches, qui se rendait à l'église pour cette prière matinale. Il n'y avait plus cet étouffant silence ; le son des prières monastiques lui parvenait, ce qui le rassura un peu après les affres de la nuit.
À la fin de l’office, il entendit le chœur des moines entonner son traditionnel chant d'allégresse, et lorsque ceux-ci reprirent à l'unisson « Alléluia ! Allez loup va ! Alléluia ! » il ne put s'empêcher de remplacer ces paroles bénies par celles qui lui venaient à l'esprit : « Quelles couilles il a ! Ah, quelles couilles il a ! Quelles couilles il a ! » Par la même occasion, il se demanda si les membres de cette congrégation ne rendaient pas un hommage appuyé à ses attributs virils.
L'Angélus du matin mit fin à ses élucubrations nocturnes et, selon le rituel inverse de la veille, la croix fut remise en position horizontale et l'on détacha un Père Igor dans la brume complètement hagard, tout ankylosé, et qui avait bien du mal à se tenir debout. Heureusement, le Père Mie l'aida à enfiler sa robe de bure et le conduisit jusqu'au fournil de l'abbaye où il put dormir quelques heures sur des sacs de farine pour récupérer après cette nuit éprouvante.
Lorsqu'il s'éveilla, il put s'alimenter car le Père Fusion lui avait préparé un solide plateau repas. Il dévora, sans se faire prier, le gros morceau de fromage, accompagné de quelques verres d’un si bon vin qu’il en vint à regretter sa taxe, puis il engloutit avidement plusieurs pâtes de fruits faites sur place par les moines avec les fruits de leur verger. Repu, d'humeur joyeuse, c'est un Père Igor gai qui s’en fut retrouver le Père Mie.
Rejoints par le Père Huche, ils se dirigèrent vers le fournil de la boulangerie monacale. Là, après avoir humé les diverses qualités de farines entreposées, le Père Igor sélectionna celle qui lui semblait la mieux adaptée à un lent pétrissage. Il put s’installer assez confortablement pour se mettre à l’ouvrage et leur faire une démonstration de son savoir-faire, expliquant doctement les justes mélanges de farine, d’eau et de levain qui étaient nécessaires pour obtenir une pâte lisse et onctueuse à souhait, ainsi que le temps requis pour laisser cette pâte reposer et lever dans le pétrin.
Il leur montra ensuite de quelle manière il fallait sectionner de petites miches qu’il faudrait pétrir à nouveau, avec autant d’amour que les fesses d’une jolie femme, pour en façonner de jolis petits « bâtards » qu’il faudrait ensuite mettre dans un four à bonne température afin qu’ils cuisent et dorent tout en conservant une mie bien moelleuse.
Le Père Mie et le Père Huche suivaient avec beaucoup d’attention les conseils prodigués par le Père Igor, et c’est avec un certain plaisir qu’il put faire déguster ses petits « bâtards » à ses compères. Pour le Père Mie, ils étaient à point avec leur fine croûte croquante et dorée à souhait. Le Père Huche et le Père May se chargèrent d’entreposer le reste de la fournée qui serait portée au réfectoire à l’heure du repas.
Mais déjà cette première journée de travail touchait à sa fin car le soleil commençait à décliner, et à l’heure de l’Angélus le Père Igor devrait subir une nouvelle crucifixion…
Petit à petit, le Père Igor s'adaptait à cette nouvelle vie, loin de la ville, seulement rythmée par les cloches de l'abbaye, passant une grande partie de ses journées dans le fournil de la boulangerie et profitant de son temps libre pour aller jusqu’à la bibliothèque de l’abbaye afin de consulter de vieux grimoires, espérant y trouver des formules magiques qui lui permettraient de se transformer et de quitter les lieux.
Quand le soleil commençait à décliner, il avait toujours cette appréhension du fatidique moment de sa crucifixion quotidienne qui se déroulait toujours selon le même cérémonial, mais qui était devenue moins douloureuse depuis que le cale-pieds avait été réglé à la bonne hauteur.
Lorsqu’il était ainsi crucifié, les pensées se bousculaient dans la tête du le Père Igor. La sedecula que le Père Plex avait évoquée le troublait profondément, car dans toutes les représentations du crucifix qu’il avait pu voir il n’en était pas fait mention. Peut-être était-elle si discrète que c’était pour cela qu’on ne la voyait pas, ou alors était-elle enfoncée profondément quelque part au point de servir de support au Nazaréen qui aurait ainsi voulu racheter les péchés de Sodome et Gomorrhe ? Parfois il se disait qu’heureusement que Jésus n’avait pas été empalé, sinon ce serait lui qui trinquerait en ce moment. Cette idée le faisait quand même rire, imaginant religieuses et religieux se trimballer avec un empaffé autour du cou !
Pour sûr, dans les villages bretons, les calvaires auraient une drôle d’allure…