Ker Ozen
Pierheim27/03/2019L’arrivée à Ker Ozen
Perdue au cœur des Monts d’Arrée, au beau milieu de la lande bretonne, dans ces paysages évoquant un peu le Connemara irlandais se dressait, telle une forteresse médiévale, l’imposante abbaye de Ker Ozen.
Du sommet de cette petite colline battue par les vents et surplombant le Yeuz Eulen , le portier de l’abbaye, le Père Turban, pouvait ainsi voir de très loin qui venait en direction de Ker Ozen.
Selon le Père Turban, être moine portier était une importante fonction ; aussi, dès que quelqu’un se dirigeait vers l’abbaye, il courait dans le dédale des couloirs, robe de bure relevée, jusqu’au bureau du Supérieur pour annoncer le visiteur. Il avait ainsi pu prévenir du retour des moines qui amenaient le condamné.
Pour le comte Roller des Fines Anses, c’était le terme de son chemin de croix qui, après sa condamnation par le juge Mandernié, allait devoir effectuer un assez long séjour dans ce sinistre monastère afin de vérifier les allégations de miss Emma Sfairfoot sur ses réelles capacités à se transformer en loup. Il allait également expier ses fautes, notamment pour avoir provoqué la révolte des « Beaux Nez Rouges ». Pas très rassuré en découvrant l’édifice moyenâgeux, il commençait à regretter amèrement d’avoir demandé au baron Boicussec d’aller faire pénitence dans une abbaye.
Dès son arrivée, le comte fut reçu par le Supérieur de l’abbaye, le Père Plex. Il tenta de se présenter humblement :
— Bonjour, mon Père ; je suis le comte de…
Il fut brutalement interrompu par l’irruption cyclonique du Père Turban :
— Père Plex ! Père Plex ! Mozart est là.
— Quoi ? Mozzarella ?
— Non : Mozart, le compositeur de musique. Il doit rencontrer l'Abbé Thoven.
— Bon, on ne va pas en faire tout un fromage ; on a déjà bien assez de la trappe, nigaud ! Installez-le donc à l'hostellerie ; il pourra échanger avec l'Abbé Thoven quand celui-ci aura terminé sa neuvaine de dévotion à Saint Fony.
Le calme revenu dans le bureau du Supérieur, le comte essaya de se présenter servilement, pensant ainsi adoucir son sort :
— Donc, mon Père, je suis le comte de…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase car le Père Plex le coupa sèchement :
— Ici, il n’y a pas de place pour les titres de noblesse, d’autant que vous avez été condamné à séjourner en ces lieux pour une assez longue période d’observation sur votre comportement. Ici, vous devrez vous composer un nom conforme aux critères de notre communauté ; ainsi, vous pourrez choisir un nom de Frère, d’Abbé, bien que vous n’en ayez pas le titre. Exceptionnellement, je vous autorise – compte tenu de vos qualités – à vous faire appeler « Père ». Vous avez vingt-quatre heures pour y réfléchir.
Le comte, qui ne s’attendait pas à un accueil aussi froid, en resta coi. Le supérieur agita alors une petite clochette, et presque aussitôt un moine entra dans la pièce.
— Bonjour, Père Sévère ; pouvez-vous conduire ce pauvre pêcheur dans la « salle de réflexion » ?
— Bien sûr, mon Père.
Puis, se tournant vers l’homme qui le regardait sans rien dire, il lui ordonna de retirer sa robe de bure car, selon lui, aucun vêtement ne devait entraver les pensées. Le comte, mortifié, se dénuda et suivit dans le plus simple appareil le Père Sévère à travers un labyrinthe de couloirs, descendant plusieurs escaliers en colimaçon, croisant parfois des moines ricanants. C’est ainsi qu’après un interminable trajet ils parvinrent à la fameuse « salle de réflexion ».
Cette pièce n’avait de salle que le nom. C’était une sorte de lugubre cellule monastique, plus proche d’un cachot, disposant pour toute literie d’une simple planche de bois mal rabotée. Un séjour plus ou moins prolongé dans ce sinistre lieu avait certainement hâté la décision de certains hésitants ou récalcitrants à prononcer leurs vœux.
Une fois seul, il se mit à réfléchir au nom qu’il lui faudrait prendre. Père Sécuté ? Non, il ne se poserait pas en victime. Père Pète, Père Senège ? On lui demanderait pourquoi. Père Hipatéticienne ? Père Gola ? Père Sienne ? Père Tinant ? Père Savon ? Père Venche ? Non, ça n’allait pas : le Père Plex verrait bien qu’il se moquait de lui et le renverrait bien vite méditer pour quelque temps dans cet endroit infâme.
Il songea alors à utiliser un prénom, mais beaucoup étaient déjà employés ou sonnaient mal comme Abbé Pierre ou Père Serge ; d’autres rappelaient trop des marques de fromages, de vins ou d’alcools. Finalement, après de longues heures de réflexion, ne voulant pas prendre le titre d’Abbé Résina, son choix se porta sur Igor, le prénom d’un oncle russe éloigné ; et puis « Père Igor », cela faisait chic et suggérait de bonnes choses.
Sitôt sa décision prise, il tambourina longuement à la lourde porte de chêne, espérant quitter ce lieu au plus vite, mais ses appels restèrent vains. Pour passer le temps qui lui paraissait si long, il se masturba à plusieurs reprises, inondant de sa semence le sol de terre battue, et finit par s’endormir.
Lorsqu’il s’éveilla, il vit près de la porte une cruche d’eau et un morceau de pain dur. Il essaya vainement de se sustenter, au risque de se casser les dents sur cette croûte dure comme du granit. Il se rendormit mais fut brutalement réveillé quelques heures plus tard par le Père Sévère qui lui asséna plusieurs coups avec la corde de chanvre qui lui servait de ceinture.
Sorti de la « salle de réflexion », il refit le trajet inverse de la veille jusqu’au bureau du Père Plex, qui sèchement lui demanda :
— Alors ?
— J’ai choisi Igor, mon Père ; est-ce que « Père Igor » vous convient ? Dit-il en tremblant, redoutant déjà la colère du prélat et un retour prématuré vers le cachot.
— C’est parfait : Père Igor, cela sonne bien. Suivez-moi.
Toujours nu, accompagné du Père Sévère, il suivit ainsi jusqu’au chapitre le Père Supérieur qui tenait à le présenter officiellement aux autres moines de la communauté, tous réunis pour la circonstance.
Prenant un ton solennel, le Père Plex déclama :
— Ecce homo !
Il y eut dans l'assistance quelques soupirs de satisfaction, ce à quoi le comte ne put s'empêcher d'ajouter :
— Je ne suis pas un homo ; faut pas croire ce que disent les hobereaux !
Le Père Plex reprit la parole :
— Homo ou pas, on s'en bat l'avoine ! Voici donc le Père Igor.
Il leur exposa brièvement ce que devrait être la vie du Père Igor pendant toute la durée de son séjour puis, à l’issue de cette brève allocution, le comte fut enfin autorisé à revêtir la robe de bure, dissimulant avec un certain soulagement à quelques centaines de paires d’yeux qui le mettaient plutôt mal à l’aise sa nudité bien marquée sur la partie charnue de son anatomie par la corde de chanvre du Père Sévère. Les moines s’écrièrent en chœur « Bienvenue à Ker Ozen, Père Igor ! », puis ils entonnèrent un long cantique d’action de grâce.
À la fin du cantique, beaucoup repartirent s’adonner à leurs activités, mais quelques moines vinrent cependant échanger quelques amabilités avec leur nouveau frère lai.
Après ce bref instant d’échange, le Père Igor fut de nouveau convoqué dans le bureau du Supérieur afin de se voir indiqué les modalités de sa vie quotidienne à l’abbaye et de sa mise en croix chaque soir.
Le Père Plex lui rappela son obligation de travailler à la fabrication du pain et de partager ses connaissances en la matière avec les autres moines. Il lui expliqua ensuite de quelle manière il serait mis en croix, non pour le faire mourir, mais pour éviter qu’à la faveur de la nuit le condamné ne tente de se transformer en loup : il y serait donc solidement attaché, disposerait d’une sorte de repose-pieds pour pouvoir rester apte au travail et n’aurait pas – comme c’était la coutume à l’époque romaine – une très inconfortable sedecula.
Le Père Igor demanda s’il aurait droit, comme le Nazaréen, à une sorte de serpillière autour de la taille, destinée à cacher ses attributs virils ; le Père Plex lui indiqua que, dans la tradition romaine, pour humilier les condamnés à ce châtiment ceux-ci étaient dépouillés de leurs vêtements et devaient ensuite porter le patibulum jusqu’au lieu du supplice. La représentation du crucifix telle qu’on la connaît est surtout destinée à ne pas choquer les enfants, mais les curés s’en chargent bien autrement…
— Évidemment, ce soir vous devrez porter le patibulum tout le long de la rue de la Croix de Justice pour rentrer à Ker Ozen : il faut bien que les manants voient comment nous traitons les condamnés que la justice nous confie.