Six jours dans la vie d'une femme
Charline8804/06/2020Les amis précieux
Les doutes et les remords sont vains. Elle sait bien qu'elle a fait la bêtise de sa vie, mais celle-ci est irrattrapable. Elle tourne mille fois dans sa tête les scènes qui se sont déroulées dans son salon, et revient toujours à cette conclusion facile que si Gabriel n'avait pas appelé… Mais avec des « si », le monde ne tournerait sans doute pas mieux, et se morfondre ne la fera pas revenir en arrière. Elle se doit d'avancer, et après le déjeuner elle se décide : une sortie « couche-tard » lui fera le plus grand bien. Alors en fin d'après-midi, le cérémonial de la douche suivi d'une séance de maquillage et la voici prête à affronter le monde de la nuit.
Mais cette fois, c'est en voiture qu'elle commence sa virée nocturne. D'abord passer chez ses amis qui tiennent un restaurant là-haut dans la montagne. Une sorte de chalet où ils servent des tartiflettes et des viandes fumées. Elle est accueillie par la bonne humeur coutumière de son amie Marine. Avec cette femme, elles ont fréquenté les bancs de l'école communale et sont restées très proches. Au fil des années, les hommes aussi sont devenus des amis, et les deux couples se fréquentent régulièrement. Marine, que tout le monde surnomme « Minouche », a épousé Alain, un ancien champion de ski, et ils ont fondé leur affaire au pied des pistes.
— Alors, ma belle, vous êtes de sortie ? Gaby n'est pas là ?
— Non. Tu sais bien… son séminaire annuel ; et je n'ai pas le cœur à rester seule.
— Tu as bien fait. C'est calme ce soir. Si tu veux, tu peux aller voir Alain en cuisine. Tu dîneras avec nous ?
— Je ne sais pas trop. Je vais voir ton homme et j'aviserai.
— De toute façon, comme la neige n'est pas encore là, tu vois, la salle n'est pas surchargée ; nous devrions être libres de bonne heure.
— Bon, je vais embrasser Alain.
— Oui, j'arrive dans cinq minutes.
Laure a poussé les deux battants de la porte qui sépare la salle de la cuisine. Alain, occupé à ses fourneaux, ne regarde pas qui arrive.
— Marine, ma chérie, trouve-moi deux coupelles pour les fruits au sirop. J'ai des soucis avec le four.
— Bonsoir, Alain. Dans quel coin elles se trouvent, tes coupelles ?
Surpris par la voix qui lui répond, Alain se retourne brusquement et sursaute à la vue de cette silhouette si agréable à regarder.
— Ah ! Laure ! Excuse-moi, je croyais…
— Oui, j'ai compris. Le temps de te faire un bec, et dis-moi où ça se trouve.
— Mais tu ne vas pas te salir… Bon Dieu, comme tu es…
— Ça va…
Elle s'est avancée et les lèvres douces trouvent une joue. Un bruit de bisou qui résonne dans la carrée, et il se remet à son four.
— Les coupes à fruits… sur l'étagère à ta gauche, Laure.
— Ah oui, je les vois.
— Ouf, j'ai enfin réussi à régler ce foutu four ! Bon, passons aux desserts maintenant. Gaby est avec Marine ?
— Non : il est bien loin. Tu sais, son séminaire, comme tous les ans. Je viens de le dire à Marine.
— Ah oui. Tu sais, quand je bosse, je n'entends que l'essentiel. C'est gentil d'être venue nous rendre visite.
— Je m'ennuie un peu toute seule…
— J'en ai fini avec les desserts des deux derniers clients. Tu veux venir avec nous ? Nous allons sortir. Juste le temps de prendre une douche et nous irons dîner en ville. Minouche a envie d'une pizza ; alors, si tu veux nous tenir compagnie…
— Pourquoi pas ?
Entre les deux battants de la porte, la frimousse de Marine vient brusquement de surgir. D'une voix neutre elle réclame :
— Les desserts de la douze !
Elle est entrée dans la cuisine, s'est emparée des deux assiettes puis est repartie aussi rapidement qu'elle était venue. Alain et Laure sont là à attendre. Ils ne savent pas vraiment quoi, et ils se fixent les yeux dans les yeux, comme si chacun jaugeait l'autre.
— Bon, je file prendre ma douche et me changer. Le temps que je le fasse, la salle sera vide. Tu montes aussi à l'appartement ou tu retournes avec Minouche ?
— Je vais tenir compagnie à ta femme.
Tout en s'éloignant vers les escaliers qui mènent à l'étage, il marmonne deux ou trois paroles qu'elle ne comprend pas.
Laure est à nouveau dans la salle où son amie prépare deux cafés et l'addition des derniers clients. Un couple plus très jeune, sans doute en vacances dans le secteur.
— Vous allez manger une pizza ? Je peux vous accompagner ?
— Oui, bien sûr. Tu sais bien – et je le sais aussi – que mon Alain a un faible pour toi…
— Arrête de raconter des âneries ; Gabriel me suffit.
— Oh, je le sais bien, même si parfois…
— Quoi, « parfois » ? Ne me dis pas que tu aimerais des trucs bizarres. Nous nous aimons !
— Mais ça n'a rien à voir, ça ! Et puis changer les vaches de pré donne parfois du meilleur lait.
— Eh bien, en voilà des paroles… Et en plus tu sais que je suis seule ; ce n'est pas cool.
— Pas cool, pas cool, c'est l'occasion qui fait le larron. Et tu serais moins seule à passer la nuit chez nous, non ?
— Celle qu'à mon avis tu entrevois ne me semble pas être dans mes goûts.
— Tu as donc déjà essayé pour en parler comme ça ?
— Non. Et toi ? Ça vous est déjà arrivé de faire ce genre de chose ? À plusieurs, je veux dire.
— Demande donc à Alain… Attends, je vais encaisser la douze et je reviens.
Laure regarde cette femme, son amie, qui louvoie entre les rangées de tables vides pour accéder à la seule occupée. Elle la voit se servir de l'appareil à cartes bancaires, puis les autres se lèvent. Les mots qu'elle n'entend pas sont sans doute des formules de politesse. Incroyable que depuis tout ce temps Laure n'ait jamais rien su de cette histoire de… sexualité débridée de ce couple qu'ils fréquentent depuis si longtemps.
Marine revient vers son comptoir avec un sourire aux lèvres.
— Encore un sacré pistolet que ce bonhomme ! À mon avis, eux aussi ils aiment les… Bon, alors on file à l'appartement ; Alain doit être prêt maintenant. Je dois aussi me rafraîchir un peu et on y va.
— C'est vous les chefs ; je vous suis.
— Bon, alors je passe devant.
Laure suit son amie qui se déhanche devant elle. Il lui semble qu'elle la regarde d'une autre façon depuis qu'elle l'imagine en train de… de quoi, du reste, puisque Minouche est restée bien évasive sur leurs activités conjugales. Les marches sur lesquelles elles grimpent lui permettent d'admirer la superbe cambrure des reins de son amie. C'est vrai que Marine est sublimement bien foutue. Pourquoi la vie de la brune bascule-t-elle depuis hier dans cet étrange état de transe ? Elle ne se sent pourtant d'ordinaire pas plus attirée que cela par ses semblables.
— Je vais prendre ma douche ; enfin, si Alain a fini. Tu peux nous servir un verre ? La vodka est dans le réfrigérateur, au frais, et tu connais la maison.
— Oui. Ton homme aussi en prend ?
— Quoi ?
— Je parle de la vodka.
— Ah oui… Non, lui c'est plutôt un whisky. La bouteille est dans le bar.
— D'accord.
Il n'y a pas ou plus de bruit d'eau. La femme s'est éloignée vers une porte close. Au moment où Marine l'ouvre, Alain débouche tranquillement dans la pièce où Laure sert les verres. Elle lève les yeux, et d'un coup son bras reste en l'air, comme suspendu à la vision que lui offre le mari de Minouche : il est totalement à poil, et sans aucun complexe déambule librement dans la salle à manger. Il ne peut ignorer la présence de Laure. Et pour bien lui montrer qu'il sait qu'elle le voit, il l'interpelle :
— Ma belle, pas de glace dans mon verre. Pour Minouche, un zeste de jus d'orange ; tu en trouveras dans le frigo.
— Euh…
— Tu es donc des nôtres pour la pizzeria ?
— Oui… Enfin, si ça ne dérange pas trop vos projets.
— Tu rigoles ? Tu peux même rester toute la nuit si tu te sens trop seule. Gaby est bien chanceux…
— Marine aussi, non ?
— Ah, tu parles de ça ?
Il a juste joint le geste à la parole et lancé en avant la trique qui entre ses cuisses pend sans gêne.
— Elle peut aussi te la prêter volontiers. Je ne sais pas si elle t'en a déjà touché deux mots, mais pour moi ce serait d'accord.
— … ?
Son rire un peu forcé montre qu'il n'est pas aussi à l'aise qu'il veut le faire croire. Et Laure non plus, du reste. Elle ne sait plus trop si elle doit rire ou filer rapidement. Alors elle baisse les yeux et se verse une large rasade d'un liquide translucide. Alain disparaît de sa vue, happé par la porte de la chambre à coucher du couple. Curieusement, seule la brune est toute remuée par ce qu'elle vient de voir et d'entendre. C'est le retour de son amie qui lui permet de se ressaisir. Marine, en déshabillé vaporeux, reste un court moment auprès d'elle.
— On trinque toutes les deux ?
— Tu ne veux pas attendre Alain ? Enfin, j'ai soif aussi ; les absents ont toujours tort.
Laure hausse les épaules en songeant que c'est la seconde fois en peu de temps qu'elle prend en pleine figure ce proverbe. Les lèvres qui trempent dans l'alcool, puis la descente chaude qui s'ensuit la ramènent à une réalité plus immédiate. Depuis la nuit passée, elle est devenue l'amante de son voisin et s'aperçoit que ses amis qu'elle imaginait si sages sont tout autrement. Une vie qui s'écroule ? Un univers personnel qui prend l'eau de toute part, finalement. Tout cela à cause d'un coup de téléphone de son Gabriel.
Mais le pire dans cette affaire, c'est bien que ça ne lui déplaît pas vraiment. Comment cette facilité à s'arranger avec sa conscience ne peut-elle pas la surprendre plus que cela ? Et puis Marine et Alain ne lui ont-ils pas tout bonnement et implicitement montré leur envie de la garder pour la soirée ? Avec ce que cela implique, forcément. Alors pourquoi son esprit ne lui dicte-t-il pas de partir en courant ? Et son ventre qui s'échauffe rien qu'à la pensée de passer la nuit avec le couple, est-ce normal ?
La dînette à trois est faussement joyeuse. Chacun garde ses sentiments bien cachés au fond d'une caboche remplie d'incertitudes. Minouche aimerait aller danser, mais Alain a une autre idée ancrée en tête, et il serait heureux qu'elle soit partagée par les deux nanas. Comme Laure s'absente un instant pour les pipi-rooms, il en profite pour glisser deux mots à son épouse :
— Tu crois que Laure nous accompagnerait à L'Effeuillage ?
— Parce que tu as l'intention ce soir de m'y emmener ?
— Ben… nous n'avons pas si souvent l'occasion d'avoir une soirée de libre de si bonne heure.
— Ouais… Pour elle, ce n'est pas gagné. Je peux lui demander si tu le désires vraiment.
— J'avoue qu'elle me fait bien bander, la femme de Gabriel. Le seul problème, c'est qu'il n'est pas là, et ça risque de la gêner un peu.
— Bof, on verra bien. Bon, laisse-moi cinq minutes ; je vais la retrouver aux toilettes.
— D'accord. Je règle l'addition pendant ce temps.
Sous le regard mi-amusé, mi-perplexe de son mari, Marine file vers le petit coin où Laure est toujours. Sans leur amie, la soirée serait toute tracée : ces deux-là aiment faire quelques coquineries dans ce club perdu dans la montagne ; mais si la femme de Gabriel veut rentrer, ça risque d'être compromis. Pas de quoi s'énerver non plus. Alain garde le sourire : de toute façon, il fera l'amour à sa Minouche. C'est toujours un réel bonheur que de la prendre dans toutes les positions possibles et imaginables. Elle comme lui sont insatiables.
L'homme a fait un geste de la main et la serveuse est arrivée. Pas mal roulée non plus, cette gamine. Mais bon, pour l'heure son client lui réclame l'addition et elle s'empresse d'exécuter la demande.
— Vous sortez sans vos parents ? Si le cœur vous en dit, nous allons à L'Effeuillage. On vous emmène ?
— … ? Je n'ai pas fini mon service, et je ne sors jamais avec les clients. Question de principe.
— Bien vu, ma belle !
Alain fait un clin d'œil à la pauvre jeune femme rouge comme une pivoine. Elle se sent plutôt idiote en repartant vers la caisse avec l'argent des personnes qui sont venues dîner. Par contre, du côté des toilettes – et plus précisément dans celles des dames – s'engage une conversation plutôt insolite :
— Alors, ma belle, tu te sens mieux ? Dis-moi, je peux te poser une question plutôt indiscrète ?
— De toute façon, tu la poseras quand même ; je me trompe ?
— À propos de tromper, ton Gabriel l'a-t-il déjà été ?
— C'est direct ! Droit au but comme à l'OM ! Tu penses sérieusement que je vais répondre à ce genre de boulet tiré à bout portant ?
— Tout le monde peut rêver… Et L'Effeuillage, ça te parle ? Parce qu'Alain voudrait bien que nous y allions faire un saut.
— C'est une boîte de nuit ? Un endroit où on peut danser ?
— Tout est possible, mais c'est surtout un club, comment t'expliquer… échangiste. Tu vois le genre.
— Vous fréquentez donc ces endroits, toi et ton homme ? Pourtant, on te donnerait le bon Dieu sans confession.
— Tu évites de répondre à ma question ; tu veux noyer le poisson ? Oui, je dois dire que ça nous est arrivé, et que finalement ce n'est pas désagréable du tout. Les gens y sont parfois bien plus respectueux que dans la rue. Et puis tu peux aussi juste visiter : la consommation n'est en rien obligatoire. Après tout, c'est humain de mater ce que finalement nous faisons dans l'intimité de nos maisons.
— C'est vrai, alors ? Vous êtes libertins pour de bon ? Je ne sais pas si j'oserais… Et puis Gaby, comment prendrait-il la chose ? Je ne veux pas seulement y songer.
— Rien ne t'oblige à lui dire, et nous serons là pour te guider, et surtout veiller sur toi. Mais ma demande n'a aucun caractère obligatoire : c'est à toi seule de décider.
— Oui, mais je suis venue ici dans votre voiture ; la mienne est devant votre maison.
— Nous ferons un crochet pour te déposer si tu ne veux pas nous suivre. Mais je crois que ça te ferait du bien de… savoir au moins ce que c'est. Tu pourrais aussi juste prendre un verre ; personne ne te sautera dessus ni ne te violera, tu peux en être certaine.
— Vous… Alain et toi, vous allez consommer ? Je veux dire avec quelqu'un d'autre ? Un homme ? Une femme ? Un couple ? Je suis curieuse ; trop, peut-être…
— Non, je comprends bien où tu veux en venir. En fait, c'est la trouille qui te serre un peu les tripes, n'est-ce pas ? Tu crois que dans ces clubs tout le monde baise tout le monde ? Tu as tort. Tu gardes ta liberté de choisir, faire ou pas, baiser ou non. Et puis c'est anonyme ; personne ne viendra te trouver demain pour raconter tout à ton mec.
— Et si j'ai… envie de participer moi aussi ? Avec vous, je veux dire.
— Viens d'abord voir comment ça se passe ; après, tu verras si tu es prête ou non.