Les surprises du destin

Quelques mois passèrent ; l'atmosphère était pénible. Elle ne recevait ses consignes de travail que par mails. Par ailleurs, elle recevait de temps à autre des échos de la commande du client italien, et à ce qu'elle entendait, ça ne se passait pas bien. Jusqu'au jour où, brutalement, son patron fut mis à pied et reconduit à sa voiture manu militari par des gens du Conseil d'Administration qui avaient débarqué sans crier gare et qu'elle n'avait jamais vus, et qui reprirent provisoirement les rênes de l'entreprise.

On reprochait manifestement au directeur un défaut de résultat financier, notamment concernant les économies demandées, et d'avoir mal négocié le contrat avec les Italiens.

Du coup, tout changeait pour elle. Elle était inquiète pour l'avenir. Qu'allaient faire les dirigeants ? Elle n'avait que très peu de contacts avec eux, mais avait eu vent de rumeurs.

On parlait de vendre la société. Elle n'était pas sortie des ennuis : qui dit rachat dit souvent restructuration. Elle devait être prudente, se montrer autant que possible indispensable à l'entreprise, mais sans illusions.

Les nouveaux dirigeants l'ignorèrent superbement ; elle faisait son boulot en parfaite autonomie. « Mais jusqu'à quand ? » pensait-elle.

Quelques mois après, elle apprit par le Comité d'Entreprise que la société allait été vendue à un gros consortium européen. Ensuite, les choses allèrent très vite. La société qui avait racheté la sienne nomma un nouveau directeur qui prit le poste de Lefranc. Il prit possession de son bureau, visita l'usine. Il se montra très cordial, et plutôt agréable avec Irène, qui se sentit un peu soulagée mais resta sur ses gardes : il n'y a rien de pire que ces dirigeants faussement cool qui vous liquident ou restructurent une entreprise avec le sourire et sans un mot plus haut que l'autre, sans aucun état d'âme, en usant de la novlangue et d'entregents.

Dans les semaines qui suivirent, ce directeur la fit venir dans son bureau, avec toujours les mêmes manières affables. Elle eut un petit pincement d'anxiété. Il la fit entrer et s'asseoir. Elle se rappelait les entretiens pénibles qu'elle avait eus à cette même place, quelques mois plus tôt. L'histoire se répétait-elle ?

— Comment allez-vous, Irène ?
— Ça va très bien, Monsieur Favier.
— Voilà, Irène. Comme vous le savez, votre entreprise – notre entreprise, je devrais dire – appartient à l'important consortium qui regroupe plusieurs grosses entreprises que vous connaissez, dont certaines ne sont pas trop éloignées d'ici.
— Oui, en effet.
— Voilà. Parmi celles-ci, il y a ACTIRED S.A. dont le siège social est à Paris et qui vient d'embaucher un nouveau directeur. Je me suis laissé dire que cet homme a entendu parler de vous. Et il voudrait vous proposer un poste… enfin, pour tout dire, il vous voudrait vous avoir à ses côtés.
— Ah bon ? Qui est-ce ?
— Je vais l'appeler tout de suite ; il attend cet appel. Nous allons pouvoir en discuter tous ensemble.

Comme il n'avait pas répondu à sa question et qu'il était déjà en train de composer le numéro, elle se résigna à attendre. Elle était assise, tendue, sur le bord de sa chaise.

— Allô ? Bonjour, c'est Favier. Comment vas-tu ? Je suis avec Irène ; je viens de lui parler. Je mets le haut-parleur, tu vas pouvoir lui parler en direct.

Il appuya sur le bouton du haut-parleur.

— Bonjour, Irène. Comment allez-vous ?
— Euh, bonjour. Ça va bien…

Elle crut reconnaître cette voix, mais elle n'arrivait pas à réaliser. À coup sûr, elle se méprenait.

— Vous ne reconnaissez pas ma voix ?

Ces paroles avaient été prononcées avec un fort accent italien.

— Euh…
— Irène, c'est Fabrizio Buzzato ! Eh oui, c'est moi ! Je viens d'être recruté par ACTIRED ; je suis leur nouveau directeur.
— Ah bah, ça alors…!
— Eh oui, Irène, je vais vivre en France, maintenant ; enfin, la plupart du temps, hormis les week-ends et mes déplacements à l'étranger, et je vais en avoir beaucoup : je risque de ne pas être souvent au bureau…
— Eh bien… C'est très bien pour vous. Je suis contente pour vous et je vous félicite.

Elle commençait à revenir de sa surprise, à se détendre et retrouver le sourire.

— Voilà, Irène. L'assistante qui est ici va partir en retraite très bientôt, et j'ai besoin d'une assistante de choc… et de charme, comme vous. Quelqu'un qui pourra organiser mes nombreux déplacements, faire le lien durant mes absences entre tous mes collaborateurs ; tenir la boutique, quoi ! Vous êtes partante ?
— Bah, ça… Et il faudrait travailler à Paris ?
— Bien entendu, Irène. Ça demandera des petits sacrifices, des trajets un peu longs de votre banlieue à ici, mais croyez-moi, ça vaut le coup… et le salaire est motivant. C'est normal : c'est moi qui décide.

Elle entendit son rire clair.

— Eh bien, il faut que j'y réfléchisse…
— Bien entendu, Irène. Mais il faut d'abord que vous veniez me voir, voir l'entreprise, le cadre, votre bureau. Avec moi, vous serez traitée comme une reine. Et puis, entre nous – et je dis ça sous le contrôle de Favier qui est avec nous – votre entreprise, qu'il dirige, ne va pas très bien, et il va certainement y avoir un plan social. De nombreux emplois sont menacés, et sans doute le vôtre. Alors vous n'avez pas grand-chose à perdre.
— Effectivement, vu comme ça…
— Allez, souriez, Irène : je vous sauve, c'est une opportunité en or.
— Bon, quand est-ce que je peux venir vous voir ?
— C'est bien, vous vous êtes décidée ! Après-demain. Je vous consacrerai le temps qu'il faut…

Elle regarda celui qui était encore son patron :

— Mais… je travaille… et…

Favier lui fit une mimique lui montrant que c'était bon.

— Favier vous libérera ; il est déjà d'accord. Vous savez, ça lui enlève une sacrée épine du pied, un poste de moins à supprimer. Et puis, naturellement, étant donné que vous travaillez déjà dans le groupe, je reprendrai toute votre ancienneté. Il n'y aura pas de période d'essai. Vous ne perdrez rien, pas même vos droits aux congés. Rien, je vous dis !
— Bon, OK alors. Va pour demain après-midi.
— Je suis à votre disposition, Irène.
— Non, c'est moi, Fabr… euh, Monsieur Buzzato, qui suis à votre disposition.

Elle ne put s'empêcher de rougir en s'entendant prononcer cette phrase.

— À quelle heure ?
— Venez pour 14 heures, je vous attends.
— Entendu ; je serai ponctuelle, Monsieur Buzzato.
— Mais comme d'habitude. Je le sais, chère Irène. À bientôt. Au revoir.
— Au revoir.

Pendant tout l'entretien, son directeur, Favier, avait affiché un sourire satisfait et bienveillant. Elle avait compris que ça l'arrangeait, cette mutation. Elle se demanda s'il avait deviné que Fabrizio et elle avaient eu une aventure, mais elle se dit que ce n'était probablement pas le cas. Ils se connaissaient sans doute peu, étant l'un comme l'autre arrivés depuis peu dans leur boîte. Et puis de toute façon, qu'en avait-il à faire si c'était le cas ? Vu le contexte social, il n'allait pas faire d'histoires pour laisser partir Irène, et il allait même plutôt lui donner sa bénédiction. D'autant que, puisque Fabrizio reprendrait son ancienneté et que ce serait une mutation, il n'aurait pas d'indemnité de licenciement à payer, ce qui n'aurait pas été le cas dans le cadre d'un départ négocié ou celui d'un P.S.E.


Irène partit juste après le déjeuner du surlendemain. Sur proposition de son patron elle avait emprunté un véhicule de service pour se rendre à la gare où elle l'avait stationné avant de prendre le train.

L'entreprise (le siège social) était située dans une tour moderne, au cœur d'un quartier assez chic de Paris. Le cadre était agréable, il faisait beau, elle était d'humeur plutôt enjouée. Les premières craintes qu'elle avait éprouvées en se levant s'étaient donc envolées, mais elle n'était pas détendue pour autant : changer d'entreprise à 52 ans, même si elle avait toutes les garanties de sécurité, était un vrai chamboulement.

Arrivée au huitième étage, elle se trouva face au poste d'accueil. La décoration était vraiment très classe, les murs recouverts de boiseries neuves. Irène se sentait toute petite, ayant peur de paraître gauche. L'hôtesse-standardiste lui demanda de patienter pendant qu'elle appelait Buzzato pour le prévenir que son rendez-vous était arrivé.

Assise au fond d'un grand et profond fauteuil de cuir beige avec son sac à main serré sur ses genoux, elle n'en menait pas large ; elle était dans ses petits souliers et se sentait un peu godiche, comme une jeune fille de province qui monte à Paris, elle qui ne vivait pourtant qu'à trente kilomètres de la capitale.

Elle n'eut pas à attendre longtemps : Buzzato arriva d'un pas décidé en s'exclamant :

— Ah, Irène ! Ma petite Irène… Je suis heureux que vous soyez là.
— Bonjour, Monsieur Buzzato.

Il lui serra la main puis lui demanda de le suivre :

— Venez, je vais vous montrer mes « appartements »… et les vôtres, ajouta-t-il avec un sourire.

Il la fit entrer dans son… « bureau ». Irène n'en revenait pas ; elle n'avait jamais vu pareil luxe : il devait bien faire 60 m2, élégant, avec des boiseries raffinées et comportait, outre un grand bureau – celui du boss – une table de travail ronde, assez impressionnante (on aurait dit une table de salle à manger), et dans un autre coin un véritable salon avec canapé, fauteuils, table basse, et même, dans un angle, ce qui semblait un bar. Il y avait des vitrines, une bibliothèque.

Elle se demandait ce qu'elle faisait là, ne se sentant pas à sa place. Elle n'avait jamais travaillé dans un cadre semblable, ni dans une entreprise qui respirait autant l'argent. Elle restait figée, presque bouche bée.

Buzzato la regardait, amusé.

— Ah, ça vous change des bureaux de l'entreprise SETI… Et votre bureau, celui de l'assistante, se trouve juste à côté. Voyez, il y a une porte directement communicante, et nous sommes reliés par interphone : comme ça vous pouvez venir me voir à tout moment quand j'ai besoin de vous. Venez, je vais vous montrer votre bureau. L'assistante est en congé aujourd'hui.

Il ouvrit une porte à peine visible – un panneau de bois de la même teinte – et l'entraîna dans le bureau de l'assistante de direction, son futur bureau. Il n'était évidemment pas aussi grand, mais quand même d'une surface au moins égale au petit open space qui jouxtait son bureau actuel dans l'entreprise SETI. Et il respirait le luxe : bureau à plateau de verre, plantes vertes, petits meubles chics, vitrines, armoires de rangement du même bois clair et brillant. Toutes les baies vitrées teintées offraient une vue imprenable sur Paris.

Irène avait l'impression d'être dans un conte de fées.

— L'assistante qui occupe ce poste et ce bureau sera en congé à partir de la semaine prochaine, congé que je lui ai octroyé jusqu'à son départ en retraite dans trois mois… si vous acceptez de reprendre son poste, bien entendu. Vous voyez, il vous attend.

Irène le regardait avec des grands yeux, encore abasourdie.

— Vous voyez, nous serons tout près l'un de l'autre. Du moins quand je serai ici. Car avec tous mes voyages, je ne vous embêterai pas souvent, Irène : vous aurez la paix, une paix royale. Et vous n'aurez de comptes à rendre qu'à moi ; personne ne vous cherchera des histoires.

— Oh, mais vous ne m'embêterez pas, Monsieur Buzzato ! laissa-t-elle échapper.

Il sourit, conquis, réalisant qu'elle avait déjà sans le dire consenti à accepter le job.

— Entre nous, Irène, vous pourrez m'appeler Fabrizio ; je vous y autorise, et nous n'aurons pas besoin de nous cacher. Ici, c'est moi qui décide !
— Oui, d'accord… Fabrizio.

Il lui sourit, reconnaissant, avec un plaisir manifeste, et la prit par les épaules :

— Ah, Irène, ce que vous me ferez plaisir… J'ai déjà plaisir à être avec vous, et vous me ferez un tellement grand plaisir de travailler avec moi ! Vous savez quoi ? Je vous ai déjà préparé un contrat. Je vous propose de vous asseoir dans mon bureau, oui, là, sur le canapé. Installez-vous confortablement ; je vais vous laisser le lire tranquillement. Pendant ce temps, j'ai un tour à faire à l'étage, des collaborateurs à voir. Tenez. Prenez tout votre temps : je reviens d'ici un bon moment. Si vous voulez, vous pouvez vous servir un café. Vous êtes chez vous. Et si vous ne voulez pas le signer aujourd'hui, pas de problème : je vous laisserai quelques jours pour réfléchir. Mais pas trop longtemps, car d'ici la fin de la semaine je n'aurai plus d'assistante.

La laissant là, comme figée avec le contrat entre les doigts, il sortit de la pièce, refermant la porte derrière lui.

Elle avait du mal à réaliser. C'était trop, trop d'un coup. Elle passait de l'enfer (ayant cru se retrouver à la rue, virée par un patron odieux et ingrat) à un scénario où on déroulait le tapis rouge à elle, petite secrétaire. C'était magique ! Elle ne comprenait pas, ne pensant pas mériter tout ça, mais elle commençait à ressentir de plus en plus l'envie de saisir l'occasion qu'on lui tendait, l'occasion de tout changer.

Elle s'assit et commença à lire le contrat. C'était un peu barbant. Il lui fallait se concentrer sur l'essentiel : les clauses, la continuation du contrat, la reprise de son ancienneté. Et puis elle pensa « Le salaire, au fait. Quel salaire ? » Elle chercha, et quand elle tomba sur le chapitre « rémunération », elle ouvrit des yeux tout ronds et dut s'asseoir sur le canapé pour ne pas tomber, tant ses jambes menaçaient de fléchir : 3 900 € de salaire brut… Ça faisait combien en net ? Presque 3 000 € ?! Près du double de son salaire actuel ! Elle n'en revenait pas.

En fait de café, elle dut se servir un verre d'eau tant elle avait la gorge sèche.

Tout semblait réglo. De toute façon, qu'avait-elle à perdre ? On allait supprimer son emploi chez SETI, et à son âge elle ne retrouverait pas une autre opportunité… surtout à ce salaire-là, à ces conditions-là, et dans un pareil cadre. Et elle connaissait son futur boss… hum, même intimement. Mais qu'importe ? C'était un bel homme, séduisant, qui avait toujours été adorable avec elle. Alors pourquoi mégoter ?

Quand Fabrizio revint au bout d'une demi-heure, il la trouva radieuse, conquise. Il la gratifia d'un sourire charmant.

— Alors, Irène ? Vous semblez contente. Je vois que vous avez lu le contrat.
— C'est… c'est presque trop beau.
— Mais non, Irène. Vous méritez bien ça : je vous offre cette chance parce que vous l'avez méritée. J'aurais pu engager une jeune assistante débutante et la payer à un salaire de débutante, mais j'ai pensé à vous. Cette promotion était pour vous. Après ce que vous avez subi, ça n'était que justice.
— Merci, Monsieur Buzzato ; je ne vous remercierai jamais assez… dit-elle, ses beaux yeux mouillés.
— Ah, Irène… vous me remercierez en faisant votre travail, en m'étant fidèle. J'ai besoin de quelqu'un tel que vous. Vous êtes précieuse.
— Je vais signer votre contrat.
— Parfait.

Lorsqu'elle eut signé le contrat, il lui dit :

— J'aurais voulu vous offrir une coupe de champagne, sauf que maintenant j'ai des rendez-vous. Mais ne vous en faites pas, nous fêterons ça dignement. Vous commencez lundi. Présentez-vous à 8 h 30.
— J'y serai, Monsieur Buzzato… Fabrizio.

Il lui prit le menton et posa un baiser sur sa bouche brillante de rose à lèvres.

Elle partit, toute émue.