Le prix à payer
Doc7707/10/2020Gentleman italien
Une semaine plus tard, à la fin d'un one-to-one avec son patron sur des sujets tout autres, celui-ci lui lâcha :
— Ah, et au fait : Buzzato a pris rendez-vous avec moi le 7. Il a tenu à ce que l'on déjeune ensemble. Il a insisté pour que vous soyez là, et pour nous inviter. Quel drôle de zèbre, celui-là… Mais coriace, sous ses airs sympas : il nous met la pression, je peux vous le dire… Bon, il veut qu'on aille au Cheval Blanc, comme l'autre fois ; il a apprécié l'endroit. Il y a mieux, mais bon… il ne connaît rien, ici, et puis on ne va pas le contrarier ; il s'y entend mieux en affaires qu'en gastronomie ! Je vous laisserai réserver. Prenez-vous-y à l'avance, qu'on ait une bonne table, tranquille, comme l'autre fois. N'allez pas me le contrarier. Ah, c'est dommage que ça ne soit pas vous qui soyez chargée de négocier : il vous mange dans la main.
Il sortit.
Irène était agacée. Finalement, elle était là quand ça l'arrangeait. Elle était là pour ne surtout pas contrarier le client, pour essayer de l'amadouer. Elle ignorait tout des détails de la négociation en cours, mais son patron lui apparaissait chaque jour de plus en plus antipathique, jusqu'à lui être détestable alors que ce monsieur Buzzato, finalement, en comparaison, lui devenait de plus en plus agréable.
Bien sûr, elle se rendait compte qu'il lui faisait la cour, mais c'était vraiment léger, bon enfant ; il n'était pas vraiment entreprenant, et c'était plutôt flatteur pour elle, qui n'avait plus l'habitude qu'un homme s'intéresse à elle.
C'était peut-être de l'hypocrisie (si c'était le cas, en tout cas il était très convaincant) ; il était peut-être intéressé. En fait, elle oscillait d'un jour à l'autre entre l'envie de se laisser bercer par cette attitude galante et la méfiance. Mais que pouvait-il espérer d'elle ? Il devait forcément savoir qu'elle n'avait aucun pouvoir ni aucune influence sur son patron. Étant un homme très fin, il avait bien dû se rendre compte que ce directeur austère ne faisait pas de sentiments et n'était pas influençable. Seuls pouvaient influer sur ses décisions les directives de ses employeurs et les choix économiques.
Arriva le 7, le jour du fameux rendez-vous. Ça commençait mal : son patron s'était absenté pour la matinée et devait revenir juste pour le déjeuner d'affaires.
Peu avant midi, on sonna : c'était le client italien. Et monsieur Lefranc qui n'était pas encore là… Ça la mit en colère une fois de plus. Heureusement, quand elle accueillit le client, le sourire de celui-ci effaça de son cœur la colère envers son patron.
Ce jour-là elle avait particulièrement soigné son maquillage et sa coiffure. Elle portait un pull sombre et léger, une jupe droite arrivant au-dessus du genou et des bottes marron foncé. Elle était consciente de sa coquetterie, et que si elle avait soigné sa tenue, c'était pour le sympathique Italien, comme si elle voulait le remercier de sa gentillesse envers elle.
C'est avec une petite moue et un pincement au cœur qu'elle lui annonça que son directeur n'était pas encore rentré, mais qu'elle l'appelait de suite sur son portable pour savoir où il était, et surtout quand il devait arriver. Monsieur Buzzato n'eut pas le moins du monde l'air contrarié, et cette nouvelle n'effaça pas son sourire jovial.
— Allô, Monsieur Lefranc ? Je suis avec monsieur Buzzato qui vient d'arriver. J'avais réservé la table pour 12 h 15…
— …
— Ah… Oui… Ah bon… Bon, d'accord. Nous allons faire comme ça… enfin, si ça ne dérange pas monsieur Buzzato ; je vais le lui demander, il est à côté de moi.
Elle sentit à cette réplique un soupçon d'agacement dans la voix de son patron. Mais c'était quand même normal de lui demander, au client ; c'était un client, tout de même, et c'était lui qui invitait par-dessus le marché. C'était quand même gonflé de sa part, à son patron ! Mais bien entendu elle garda sa réflexion pour elle et se tourna vers monsieur Buzzato qui, en homme bien éduqué, s'était légèrement éloigné et attendait.
— Monsieur Lefranc me dit qu'il va être un peu retardé et nous demande… vous demande si ça ne vous dérange pas que nous allions au restaurant tous les deux et qu'il nous rejoigne ensuite.
En fait, le client avait bien compris, à sa réplique, que ça n'était pas Lefranc qui demandait mais bien elle, parce qu'elle avait plus de savoir-vivre que son patron. Quelle image déplorable il donnait-il à son client… Pas étonnant que ce dernier ne prenne pas de gants lors des négociations.
Monsieur Buzzato eut un petit sourire crispé et fit un petit geste de la main, murmurant :
— Pas de problème.
— C'est OK, Monsieur Lefranc. Nous nous rendons là-bas. Vous me tenez au courant ?
— …
— Entendu. À tout à l'heure.
— Nous prenons ma voiture, Monsieur Buzzato.
— Non, non, pas question, Madame Langeais : je vous emmène.
— Oh, ça me gêne, Monsieur Buzzato…
— Mais non, mais non, j'insiste !
— Oh, quand même… dit-elle en baissant la voix, d'un air résigné et en le suivant. Déjà que mon directeur nous fait faux bond…
Pour toute réponse il lui fit un sourire entendu et un peu complice.
Irène s'assit à côté de lui. Tous deux gardèrent le silence durant un petit moment. Elle avait le visage fermé, doublé d'un air contrarié. M. Buzzato, qui l'observait, s'en rendit compte immédiatement :
— Allez, Irène – je peux vous appeler Irène ? – ne vous en faites pas. Ne soyez pas embarrassée. Vous n'êtes pour rien dans cette situation.
Elle ne répondit pas, tourna un instant la tête vers lui et esquissa un petit sourire triste.
Il enchaîna :
— Vous êtes une excellente assistante, dévouée ; on voit que vous faites tout pour que tout se déroule bien. Vous êtes une grande professionnelle, et très précieuse… J'aurais aimé être entouré de collaborateurs au top comme vous.
Ce qu'il venait de dire la remua profondément. Elle sentit ses yeux s'humidifier.
— Je ne suis pas parfaite ; je fais ce que je peux, avec ce qu'on me donne… avec les personnes avec qui je dois travailler. J'essaie de faire au mieux, j'essaie d'arranger les choses… J'ai l'impression de devoir rattraper les choses, parfois… souvent… mais je n'en attends pas de reconnaissance… D'ailleurs, je n'en ai pas.
— Je le vois bien, Irène ; je ne suis pas aveugle. Moi je vois tout ce que vous faites, et je vous apprécie pour ça. Je vous en remercie. Vous êtes une petite femme magnifique.
Elle avait bien compris que ce qualificatif qu'il venait d'employer n'était pas destiné à son physique – bien qu'elle n'eût pas remarqué ses regards à la dérobade sur le bas de ses cuisses gainées de nylon brun sombre, sa jupe s'étant remontée quand elle s'était assise – mais l'expression en était d'autant plus élogieuse.
Avait-il à ce point une admiration pour elle, ou était-il en train d'essayer de la séduire ?
Ils arrivèrent au restaurant. Il redoubla d'attentions pour elle.
On les installa, comme convenu, à une petite table, à l'écart dans un recoin de la salle. Il y avait encore moins de monde que la fois précédente.
M. Buzzato lui ôta son manteau et l'accrocha lui-même à la patère. Autant de galanterie aurait pu paraître incongru et anachronique, mais il faisait ça avec un tel naturel et une telle élégance… Irène était sous le charme.
Elle commençait à se demander de quoi ils allaient pouvoir parler, étant donné qu'elle ne savait rien de la négociation en cours et qu'elle se savait, qui plus est, parfaitement incompétente en la matière. Et pour tout dire, elle avait d'abord eu une légère appréhension (toujours ce fond de méfiance tapi en elle), craignant qu'il eût comme dessein de la faire parler, de glaner des informations qui auraient pu lui servir à lui pour mieux négocier le contrat, mais il amena la conversation sur des sujets tout autres, ce qui la soulagea.
Elle n'avait de toutes façons aucune information sur l'affaire, son patron la maintenant dans l'ignorance la plus totale (elle n'entendait rien aux questions techniques de la production, ce qui l'arrangeait bien, pour l'heure).
Ils commandèrent, sans se soucier de Lefranc, dont on ne savait pas quand il arriverait. Irène, d'ailleurs, n'avait même plus envie qu'il vienne ; et si elle avait dû déjeuner en compagnie du seul Buzzato, elle en aurait été heureuse à ce moment-là.
Sans lui demander son avis, il avait d'autorité commandé deux coupes de champagne.
— Parlez-moi un peu de vous, Irène. Ça fait longtemps que vous travaillez dans cette entreprise ?
— Dix-sept ans, répliqua-t-elle en réprimant un soupir.
— Quand même… ! Vous avez dû en voir passer, des directeurs ?
— Pas tant que ça. Avant, c'était une petite entreprise, plutôt familiale, créée par les anciens patrons. Ils sont restés en poste jusqu'à ce qu'ils revendent l'entreprise, il y a quelques années. Il y avait plutôt une bonne ambiance, à cette époque… Enfin, je veux dire – se reprit-elle – ce n'est pas que l'ambiance soit devenue difficile, mais vous savez comment c'est devenu maintenant, le monde des affaires : il faut de la rentabilité, toujours plus…
— Oui, bien entendu. Nous vivons dans un monde dur, dit-il avec un accent qui sonnait faux.
— Oui, c'est comme ça, il faut faire avec… et s'adapter, ajouta-t-elle avec un sourire résigné.
— Et votre mari, que fait-il ? demanda-t-il d'un air prévenant.
Elle nota la finesse avec laquelle était posée la question : on ne demande pas à une dame de son âge à brûle-pourpoint « Vous êtes mariée ? »
— Il ne travaille plus depuis deux ans ; il est en préretraite. Il était expert comptable pour une grosse entreprise.
— Et vos enfants ? Je suppose que vous avez des enfants ?
— Oui, deux fils. L'un est enseignant et l'autre artiste. Ils ne sont plus à la maison.
— Vraiment ? Vous avez déjà des grands enfants comme ça ?
— Oh, mais oui, Monsieur Buzzato : j'ai l'âge d'avoir des enfants qui ont dépassé trente ans ! rit-elle de sa galanterie un peu grosse.
— Mais je vous assure, je vous donnais une petite quarantaine…
— Oh, Monsieur Buzzato…
— Appelez-moi Fabrizio.
— Ça me gêne, Monsieur Buzzato, je…
— Si, si, j'insiste. Nous ne sommes que tous les deux ; vous n'avez rien à craindre de votre patron. Vous me donnerez du « Monsieur Buzzato » quand il sera là.
Elle rougit un peu, gênée de l'idée de cette cachotterie complice, aussi infime fût-elle.
— En tout cas, vous êtes une belle femme, Irène, et vous le savez. Je tenais à vous le dire car vous l'aviez peut-être oublié. Vous incarnez ce charme des femmes françaises, alliant l'élégance et la discrétion, et ce je-ne-sais-quoi qu'elles ont d'attirant…
— Oh, Monsieur Buzza… Fabrizio…
Il eut un sourire radieux à l'entendre enfin prononcer son prénom. Quant à elle, ça lui fit un drôle d'effet de l'entendre sortir de sa propre bouche, comme si elle se retrouvait dans son intimité ; c'était un peu comme si elle se retrouvait en nuisette devant lui.
— … j'ai dépassé cinquante ans, vous savez ? Je suis coquette, je passe beaucoup de temps tous les matins pour être présentable, comme doit l'être une assistante de direction. Pour essayer d'effacer les marques des ans, je fais attention à ma tenue… mais je ne suis plus une jeune fille, même plus une jeune femme…
— Le charme, Irène, le charme. Il est éternel ! proclama-t-il avec emphase. Une belle femme restera toujours une belle femme. J'en ai connu qui, passé soixante-dix ans, étaient toujours belles, et même désirables.
À ce mot, elle eut comme un frisson qui parcourut tout son corps jusqu'au creux de ses reins, et sentit comme une chaleur entre ses cuisses. Elle n'avait pas éprouvé ce type de sensation depuis des années.
L'homme avait posé sa main sur le dos de la sienne, et la tête tournait à Irène comme tournèrent un instant de folles images dans sa tête, emportées par les bulles du champagne qui étaient montées à son cerveau : elle s'était vue dans les bras de cet homme, grand et puissant, et il lui faisait l'amour avec passion, lentement, dans des draps blancs et frais comme la nappe devant ses yeux.
Il était resté à la regarder, la tête inclinée vers elle, avec un air attendri et charmeur.
Elle eut comme un sursaut, se ressaisit, retira sa main pour prendre sa serviette (ce n'était pas une réaction de refus), et chassa ces images de sa tête, d'autant qu'à ce moment son portable sonna ; c'était son patron. Elle décrocha. Il lui annonça qu'il serait là dans une vingtaine de minutes. Ce fut comme une douche froide qui la ramena à la réalité.
Elle en fit part en prenant une mine contrite à Buzzato qui répondit par une grimace.
— Je suis désolé, Monsieur Buzzato. J'ai honte…
— N'ayez pas honte, Irène : c'est votre patron, ça n'est pas vous. Je sais que vous, vous n'agiriez jamais comme cela… Allez, voyez le bon côté des choses : il nous reste vingt minutes pour nous deux, rien que nous deux.
Elle sourit béatement. Ils avaient presque terminé de déjeuner. Elle se demandait à quoi cela allait servir que Lefranc les rejoigne. Allait-il déjeuner comme ça, vite fait, et commencer l'entretien sur l'affaire ? Elle commençait à connaître Fabrizio, et elle pensait bien qu'il n'aurait pas la patience de prolonger ainsi ce déjeuner. Il était certainement pressé (même s'il ne semblait jamais l'être pour elle…).
Un quart d'heure passa très vite et ils virent débarquer Lefranc, qui semblait tendu et de mauvaise humeur. Il s'excusa néanmoins platement mais brièvement et ne put que constater qu'ils avaient fini de déjeuner ; mais comment aurait-il pu en être autrement ?
Buzzato lui demanda s'il voulait commander, mais il déclina, disant qu'il n'avait plus faim.
Irène se sentit anxieuse, appréhendant l'avenir, ayant l'impression que les relations entre les deux hommes allaient se tendre.
Le directeur proposa de prendre un café avec eux pour les accompagner, puis de rentrer à l'entreprise pour parler. Manifestement, Lefranc ne voulait pas d'Irène comme témoin à cet entretien.
Ils sortirent du restaurant. Irène se demanda avec qui elle allait rentrer, étant donné qu'ils avaient chacun leur voiture ; elle n'aurait pas osé monter avec Buzzato. D'ailleurs son patron mit fin à cette attente en lui disant d'un ton très directif :
— Vous venez, Irène ?
Elle regarda ses chaussures et le suivit sans discuter. Buzzato la regarda d'un air mortifié, puis leur lança :
— Je vous suis.
Irène s'assit à côté de son patron. Elle était très tendue, regardait droit devant elle, la mâchoire serrée.
— Alors, lui lança-t-il, il a dit quelque chose du contrat ? Il a lâché quelque chose ?
Irène était indignée de sa question, et de la façon dont manifestement il pensait se servir d'elle. Mais elle réprima la colère qui naissait en elle et dut faire un effort surhumain pour ne pas réagir trop impétueusement à son patron.
— Non, il n'a rien dit. Qu'est-ce que vous voulez qu'il me dise ? Je ne suis pas chargée de négocier, et je n'entends rien aux affaires, moi, vous le savez bien…
— Enfin, Irène, je sais bien que vous n'êtes pas qualifiée pour négocier, et ce n'est pas ce que je vous demande. Je voulais juste savoir s'il avait dévoilé un peu ses intentions. Ce type nous fait mariner depuis des mois ; il chipote, il tergiverse à tel point qu'on se demande s'il n'est pas en train de nous mener en bateau, s'il ne va pas nous laisser en plan de façon imminente, nous et notre contrat. Vous savez, c'est un gros contrat, Irène ; il y a un gros enjeu financier : il y va de l'avenir de l'entreprise qui, je vous le rappelle, n'est pas franchement florissante. Et nous sommes dans le même bateau, Irène.
Elle était très énervée et cherchait à dissimuler son agacement. Qu'est-ce qu'il croyait ? Que Buzzato allait signer le contrat juste pour ses beaux yeux à elle ?
— Mais enfin, de quoi avez-vous parlé ?
— De tout, de rien… en tout cas pas de l'affaire. Vous savez, monsieur Buzzato est suffisamment fin pour comprendre qu'on voudrait le faire parler, et suffisamment rusé pour ne pas dire ce qu'il n'a pas envie de dire…
— Et vous, vous n'êtes pas assez fine, manifestement.
C'était tellement méprisant, tellement bas… elle ne s'attendait pas à ça. Elle eut envie de pleurer.
Elle eut soudain envie d'être dans les bras de Buzzato, ce Fabrizio, ce bel Italien, ce bel homme au teint hâlé, à la voix chaude ; il l'aurait consolée avec tendresse.
Arrivant à l'entreprise, elle descendit de voiture, ne dit pas un mot et se dirigea directement vers son bureau sans se retourner, sans un regard pour les deux hommes. Elle y rentra, s'assit dans son fauteuil et souffla profondément.
L'entretien entre les deux hommes, porte fermée, dura manifestement plus d'une heure. Elle n'en eut aucun écho.
Elle vit Fabrizio, comme un chat, entrer tout doucement dans son bureau. Il lui prit la main et murmura :
— Au revoir, Irène, à bientôt.
Il remarqua qu'elle avait les yeux humides mais il s'éclipsa très vite : Lefranc était sur ses talons, qui attendait, et il le savait.
Les semaines qui passèrent furent encore plus difficiles. Jusqu'alors, Irène n'avait pas a eu à subir personnellement et directement la dégradation de l'ambiance de l'entreprise, mais depuis ce dernier repas d'affaires son patron lui battait froid. Non pas qu'il avait été chaleureux avec elle auparavant : il ne l'avait jamais été avec personne, ce n'était pas dans son caractère. Mais désormais il lui parlait peu, ne lui racontait plus rien qui ne fût indispensable à son travail. Son attitude avait changé : ce n'était pas qu'une impression.
Elle avait eu encore Buzzato au téléphone, qui faisait exprès de la demander quand il appelait l'entreprise, et s'enquérait toujours de comment elle allait, d'autant plus qu'il percevait un peu de tristesse dans sa voix et non plus le ton enjoué d'avant. Il ne lui fit pas la remarque, mais prit un ton très doux pour lui demander comment elle allait. Irène ne voulait rien montrer, essayant de garder une distance neutre avec lui comme avec ses propres émotions, puis elle passa la communication à son directeur, qui se permit une remarque un peu acide sous la forme d'une question étonnée :
— Ah bon, Buzzato ? Et comment se fait-il que ce soit vous qui me le passiez ? Je lui avais dit de me joindre en passant par le service commercial… grommela-t-il.
— Je ne sais pas, répondit-elle froidement. Je vous le passe ?
— Bien évidemment ! Vous me le passez, Irène.
Elle lui passa la communication tandis que dans sa tête elle se disait « Bien évidemment, espèce de conne : c'est ça qu'il avait envie de dire. Il ne le dit pas, mais il le pense tellement fort… »
Plusieurs heures après ce dernier appel, Lefranc entra dans son bureau et ferma la porte. Elle fut plus que surprise et se mit à craindre le pire. Il n'alla pas par quatre chemins – ce n'était pas son habitude – et lui lança avec un regard froid, presque méprisant.
— Bon, voilà où nous en sommes, Irène. Buzzato nous emm… nous cherche des poux pour des questions techniques : non seulement ils sont intransigeants sur le prix, les délais, mais en plus ils se mettent maintenant à critiquer nos méthodes et à émettre des doutes sur la qualité.
Moralité : il veut venir refaire une visite du site, mais cette fois ils débarqueront à deux ! Il sera flanqué de son responsable technique. Ils vont nous faire vivre un enfer, critiquer chaque point en fabrication, chaque étape, faire subir un véritable interrogatoire aux gars de la fab. Je vais devoir préparer les gens de production, leur mettre une pression pas possible… Bien entendu, vous devrez être là les pour les accueillir, comme d'habitude. Buzzato ne l'a pas expressément demandé, mais il m'a dit qu'il s'inquiétait pour vous, que vous n'aviez pas l'air d'aller très bien, et patati et patata ; je me demande bien ce que vous avez bien pu lui raconter, entre parenthèses…
— Mais rien du tout, Monsieur Lefranc ! le coupa-t-elle, indignée, et n'arrivant pas à réprimer sa colère. Qu'est-ce que vous imaginez ? Vous ne me connaissez pas encore assez pour penser que je serais capable de commettre la moindre indiscrétion, la moindre allusion sur ce qui se passe dans l'entreprise ?! Je suis une vraie professionnelle, discrète, et j'ai toujours été fidèle à mon devoir de réserve !
— Non, non, bien sûr… Je veux dire : bien entendu que je sais qu'on peut vous faire confiance. Mais gardez vos états d'âme pour vous, quels qu'ils soient. Et toujours est-il que je compte sur vous pour le jour de la visite. Buzzato, même s'il n'est pas du genre influençable ni sentimental, est toujours de meilleure humeur et mieux disposé à notre égard quand c'est vous qui l'accueillez.
— Bien entendu, Monsieur Lefranc. Je serai présente, fidèle à mon poste, et je ferai ce que vous me demanderez.
Lefranc la regarda, prêt à lui lancer une parole venimeuse, mais il préféra abandonner la partie et la laissa.