Le prix à payer
Doc7707/10/2020Le client précieux
Quelques semaines plus tard, elle vit à nouveau débarquer l'homme dans l'entreprise. Son patron n'avait pas été présent les jours précédents et il ne l'avait prévenue que quelques minutes avant. Elle n'aimait vraiment pas ces façons de procéder : était-ce pour la mettre en difficulté qu'il la tenait à l'écart de ces informations on ne peut plus importantes ? Que se serait-il passé s'il s'était pointé une nouvelle fois en retard (bien que ça ne lui arrivât quasiment jamais, la fois précédente ayant été une exception) ? Quelle image aurait-elle donné malgré elle de l'entreprise en n'arrivant pas à dissimuler sa surprise ? Au fond d'elle-même, elle était vexée et ravalait sa contrariété, toujours habituée à faire bonne figure quoi qu'il arrive.
D'ailleurs c'est monsieur Lefranc lui-même qui alla accueillir son client. C'était la fin de la matinée. Il l'emmena dans son bureau où ils restèrent enfermés plus d'une heure. Était-ce bon signe ? Elle ne savait que penser, mais de toute façon elle avait ce matin-là d'autres chats à fouetter ; et puis, ce n'était plus son problème : il gérait seul ses dossiers, ne l'informait même plus de ses rendez-vous. Il valait mieux qu'elle se recentre sur ses dossiers R.H. Le business, et le sort même de l'entreprise, elle s'en lavait les mains.
Elle les entendit sortir et parler bruyamment dans le couloir. Ça y était : l'entretien était terminé, et au ton de la conversation, aux bribes de paroles qu'elle comprenait, cela semblait bien engagé. « Enfin, ce sont des choses qui ne me concernent plus… enfin, plus directement. » se raisonna-t-elle. Cette fois elle ne verrait même pas le client italien ; il s'en irait comme il était venu, et son patron ne la tiendrait même pas au courant des résultats de la tractation. Il lui jetterait sans doute quelques miettes d'informations au détour d'une conversation, un de ces jours, avec un peu de chance.
Mais elle entendit que les deux hommes s'approchaient. Ils continuaient à discuter, en avançant dans le couloir très lentement. Finalement, elle les vit s'arrêter juste devant sa porte, qui restait toujours ouverte.
— Hé, bonjour, Madame Langeais ! lui lança l'Italien.
— Bonjour, Monsieur, s'empressa-t-elle de lui répondre en se levant de son bureau pour venir lui serrer la main.
— Ça va bien, Madame ?
— Très bien. Et vous, Monsieur Buzzato ?
— Oh, appelez-moi Fabrizio, Madame Langeais !
Elle eut un rire un peu bête et se sentit rougir un peu. Elle avait été étonnée d'entendre que le client s'était souvenu de son nom, et elle avait mis un point d'honneur à l'appeler par le sien, lui montrant qu'elle aussi avait bonne mémoire, et que même si elle n'appartenait pas au service commercial, elle se souciait du client. Elle l'avait fait sans aucune intention particulière envers son patron car elle n'avait rien à lui prouver. Celui-ci la regardait avec son éternel air indifférent, la considérant sans aucun doute comme quantité négligeable, au même titre que tous les salariés, d'ailleurs. En comparaison, la manière chaleureuse avec laquelle l'Italien s'adressait à elle était inattendue et lui mettait du baume au cœur, après ses récentes contrariétés.
— Nous allons déjeuner, Irène, l'avertit son directeur.
— Très bien, Monsieur Lefranc. Bon appétit.
— Vous ne vous joignez pas à nous, Mme Langeais ? lui lança joyeusement le client.
— Non, non, c'est gentil, mais j'ai encore plein de choses à terminer, dit-elle en baissant les yeux et en dissimulant sa surprise.
Son patron avait assisté à ce bref échange d'un œil torve et étonné.
Irène savait qu'elle devait rester à sa place : elle n'était rien, n'intervenant en rien dans ce dossier, et sachant bien que c'était son patron qui invitait, très probablement ; il aurait trouvé gonflé qu'elle s'incruste, l'obligeant à payer pour elle également. Ce n'est pas le genre de chose qu'elle se serait permise, et même si elle avait eu le culot de les suivre, elle savait qu'il lui en aurait voulu et qu'il le lui aurait fait payer tôt ou tard. Elle en frissonnait d'avance.
Les deux hommes partirent déjeuner.
Par la suite, elle n'eut – comme toujours – que des informations indirectes sur l'avancement de ce dossier. Les tractations étaient longues ; le client semblait vouloir signer le contrat mais son chantier était retardé, d'après ce qu'elle crut comprendre, ce qui laissait le temps aux Italiens d'essayer de faire encore baisser les prix.
Le genre de client très exigeant et dont on se méfie jusqu'au bout.
Une bonne dizaine de jours plus tard, son patron, un peu survolté, débarqua dans son bureau :
— Ah, Irène, le client italien – vous savez, monsieur Buzzato – il arrive aujourd'hui. J'ai prévu de l'inviter à déjeuner. Vous pouvez réserver une table au Cheval Blanc ?
— Oui Monsieur, je m'en occupe. J'espère qu'il restera de la place pour ce midi…
— Oh, si vous appelez maintenant, ça devrait aller.
Elle détestait devoir travailler dans l'urgence, au pied levé, surtout alors que son patron devait connaître ce rendez-vous depuis plusieurs jours et ne l'avait pas tenue au courant ; c'était un peu la prendre pour une bonniche. Elle décrochait déjà son combiné en réprimant une grimace.
— Et réservez pour trois : vous venez !
Comme elle levait les yeux sur lui avec un air stupéfait, il ajouta, baissant un peu la voix, sur le ton de la confidence :
— Oui, il a l'air de vous avoir à la bonne. Et pour ma part, entre nous, je préfère aussi qu'il y ait un témoin à ce rendez-vous.
Et il sortit.
Irène était troublée. Elle qui n'était qu'assistante du directeur – une subalterne qu'il ne tenait pas informée de grand-chose – la voilà qui, maintenant, devenait importante comme par magie, à tel point qu'elle devait être présente aux rendez-vous d'affaires. Et tout ça parce que le client, un type avec qui elle n'avait échangé en tout et pour tout pas plus de dix mots, appréciait sa présence.
Passe encore que son directeur ne lui ait même pas demandé si elle avait d'autres projets pour ce midi (alors que le temps de pause n'était pas rémunéré) ; passe encore qu'il ne l'ait pas prévenue ; passe encore qu'il l'ait prise au dépourvu ; passe encore qu'il l'embarque comme ça pour servir de faire-valoir… mais par contre, se servir du prétexte qu'il ne voulait pas être seul avec ce client lui semblait un stratagème des plus hypocrites ! Parce qu'en plus il y avait au moins cinq personnes dans la société qui avaient suivi cette affaire et qui lui auraient été bien plus utiles en assistant à cet entretien, quand bien même c'était un déjeuner.
Or, justement, en quoi pouvait-elle être utile ? L'avait-il choisie parce qu'elle était discrète et vouée à se taire, des qualités indispensables à sa fonction, il est vrai, érigées en quasi-sacerdoce pour cette profession ? Le mot est composé lui-même de deux termes hautement significatifs : secret + taire. En quoi pouvait-elle être un faire-valoir ? Son rôle était de ne rien dire, d'observer, en souriant de préférence… rien de très valorisant. Elle se sentait vaguement dégoûtée, tout en gardant pour elle-même le fruit de ses réflexions.
M. Buzzato arriva peu de temps avant midi. M. Lefranc avait appelé Irène sur son poste à peine un quart d'heure avant pour lui donner la consigne d'aller elle-même l'accueillir à son arrivée, puis de le prévenir. « Me voilà ravalée au rang d'hôtesse d'accueil ! » se dit-elle.
On sonna. Sans pouvoir être sûre que c'était bien le fameux client, elle alla jusqu'au hall d'entrée afin de l'accueillir.
C'était bien lui, et dès qu'il la vit il arbora un sourire qui éclaira son visage :
— Hé, Madame Langeais ! Comment allez-vous ?
— Très bien, Monsieur Buzzato. Et vous-même ?
— Parfaitement bien ! Comment pourrait-il en être autrement ?
Irène, habituée aux civilités et à la politesse d'usage, lui rendit son sourire sans avoir à se forcer. La bonne humeur du type était sans doute communicative ; par ailleurs, voir un homme qui semblait si content de la rencontrer lui transmettait, à son corps défendant, une espèce de bienheureuse euphorie.
— Je vais appeler monsieur Lefranc, et nous pourrons aller déjeuner. J'ai réservé une table dans un petit restaurant que nous connaissons et qui est fameux.
— Oh, meraviglioso ! Vous êtes un ange avec moi. C'est tellement agréable de manger en France, on sait si bien s'occuper des clients…
Elle s'absenta pour appeler son patron qui ne tarderait pas à rappliquer, et elle retrouva M. Buzzato dans le hall pour l'attendre. Il affichait toujours un sourire satisfait. M. Lefranc arriva très vite. Il prit sa voiture. Irène monta bien entendu à l'arrière. Durant le trajet les deux hommes parlèrent du projet. Irène se disait qu'elle allait faire la potiche durant tout le repas… mais une potiche souriante.
Elle ruminait en silence. Si au moins avec ça elle allait avoir une prime, cela serait mérité, surtout s'ils décrochaient finalement le contrat – ce qui semblait en bonne voie – mais elle ne se faisait aucune illusion : à son âge il ne faut pas la ramener, et être contente d'avoir encore son job.
Elle n'oserait même pas réclamer.
Au restaurant, dans la salle chaleureuse et calme qu'elle connaissait, on les installa à une petite table ronde. Elle avait son patron presque en face d'elle et M. Buzzato à sa droite.
Alors qu'elle s'attendait à ce que les deux hommes parlent affaires durant tout le repas sans lui prêter aucune attention, sans s'adresser à elle, comme si elle était une chaise, le client, à chaque phrase qu'il prononçait, la regardait autant que son directeur, comme si elle était une interlocutrice de même importance.
Bien entendu, elle ne mouftait pas.
Mais souvent M. Buzzato lui lançait des petites interrogations anodines, comme « N'est-ce pas, Madame Langeais ? » en réponse desquelles elle se contentait de sourire poliment ; ou bien il appuyait ses propos comme s'il attendait d'elle un acquiescement.
Bien entendu, son directeur – fidèle à lui-même – ne lui adressait pas un regard, comme si elle n'était pas présente. Il lui faisait bien sentir par son attitude que si elle était là, elle le devait uniquement au client italien.
Irène laissait vagabonder son esprit, essayant de garder à son attitude une apparence de présence attentive. M. Buzzato dut s'en rendre compte à un moment donné, car profitant d'un rare blanc dans la conversation il lui toucha le bras :
— Ça va, Madame Langeais ?
— Oui, très bien, Monsieur Buzzato.
Il eut un petit sourire entendu :
— À la bonne heure !
Malgré son fort accent, il montrait une parfaite maîtrise du français et avait, en fin de compte, d'excellentes manières ; particulièrement élégant, il ne trahissait pas la réputation qu'ont ses compatriotes. En fait, avant qu'il ne l'interpelle, elle était en train de se demander pourquoi il était si plein d'attentions envers elle, petite secrétaire de direction.
« Les Italiens ont une parfois cette réputation de séducteurs invétérés, pouvant aller jusqu'à la vulgarité quand ils entreprennent les femmes ; mais ce n'est pas le genre de cet homme, dont les manières sont plutôt raffinées… et puis ce ne sont que des clichés, de toute façon… » se dit-elle. De plus, si celui-ci cachait son jeu et un goût immodéré pour les femmes, elle l'imaginait plutôt s'intéresser à des femmes plus jeunes, de moins de quarante, quarante-cinq ans. Elle, elle avait atteint un âge auquel les femmes ne s'attendent plus vraiment à faire l'objet d'un rentre-dedans.
Bien sûr, durant la discussion animée elle avait remarqué quelques œillades à la dérobée du client sur les rondeurs de sa poitrine qu'elle ne pouvait pas cacher, bien qu'atténuées par son joli pull en mohair ; mais de là à imaginer qu'il avait envie de la séduire… c'était à des lieues de son esprit. Irène était une femme trop sage, avec une vie bien rangée et un mari plus âgé, et ses jeunes années lui paraissaient tellement loin… les années où les garçons s'intéressaient à elle, c'était comme dans une autre vie.
Le repas lui parut interminable, bien qu'objectivement il ne s'éternisa pas.
Quand ils furent à la voiture, M. Buzzato, contre toute attente, s'adressa à Irène :
— Montez devant, Madame Langeais, je vous en prie.
Irène fut stupéfaite par son culot, quoique commençant à être habituée aux facéties de l'homme. Elle remarqua le regard noir de son patron ; alors, particulièrement confuse, elle déclina fermement l'invitation. L'homme, s'apercevant de son trouble, comprenant qu'il venait de la mettre dans l'embarras, n'insista pas.
Le retour jusqu'à l'entreprise se fit le plus normalement du monde et sans incident.
Au cours des jours qui suivirent, en l'absence de son patron elle eut plusieurs fois M. Buzzato en ligne, qui cherchait à le joindre. Il se montrait à chaque fois très affable, lui demandant comment elle allait ; il avait l'air de s'inquiéter d'elle et semblait éprouver le remord de l'avoir mise dans une situation embarrassante lors de l'épisode précédent. Néanmoins, toujours aussi jovial, il la remercia d'avoir réservé ce « meraviglioso petit restaurant l'autre jour » et lui assura qu'il avait été « très heureux d'avoir déjeuné en si agréable compagnie. »
Irène rougissait à tant de flatteries, se disant qu'il en faisait trop. Mais que cherchait-il, cet homme ?
En tout cas, il ajouta :
— La prochaine fois que je reviens chez vous – et je dois revenir voir monsieur Lefranc bientôt – c'est moi qui inviterai. Ne dites rien. Je sais que ça n'est pas habituel que le client invite, mais vous savez, ce n'est pas trop le genre de ma maison de se laisser influencer par une invitation. Et d'ailleurs, à ce sujet – je dis vous ça de vous à moi – les négociations ne sont pas encore terminées ; nous avons quelques points d'achoppement avec votre société. Mais je compte sur vous pour garder ça pour vous ; je vous le dis parce que vous m'êtes très sympathique. De toute façon, nous arriverons à un accord, vous savez. Je suis un éternel optimiste.
— Je n'en doute pas, Monsieur Buzzato.
— Et comme je vous disais, étant donné que c'est moi qui inviterai, je tiendrai particulièrement à ce que vous soyez présente. Mais rassurez-vous… enchaîna-t-il avant qu'elle n'ait eu le temps de protester et, continuant sur un ton plus bas et encore plus chaleureux… je ne vous mettrai pas en difficulté, j'ai bien tout compris. Je serai un ange ! s'exclama-t-il.
— Bon… enfin… j'espère que je serai disponible ce jour-là… bredouilla-t-elle.
— Ah, Madame Langeais, jamais je ne voudrais vous empêcher de manquer quelque chose de personnel et d'important, mais je vous assure que vous me ferez un immense plaisir en me ravissant de votre présence à ce prochain déjeuner.
Elle eut petit gloussement ; elle n'avait plus l'habitude des compliments, ni qu'un homme soit aussi prévenant avec elle. Ça la changeait vraiment. Même si cela aurait pu devenir gênant, elle commençait à se laisser aller à apprécier. Elle eut la sensation de céder en disant :
— Bon, entendu. Et de mon côté, je vous promets que je serai discrète.
Elle avait baissé la voix, de peur que ses voisines de bureau ne l'entendent.
— Ah, j'aime entendre ça ! Vous me mettez de la joie au cœur pour le reste de ma journée ! Au revoir, Madame Langeais ; à très bientôt, et au plaisir de vous voir sous peu.
— À bientôt, Monsieur Buzzato.