Atterrissage caliente aux Canaries
Nostalgique4420/02/2019Chapitre 6
Le vol Air France pour Brest était à moitié vide ; les optimistes me rétorqueront « à moitié plein ».
Lorsque je suis arrivé avant midi dans la salle des opérations, je me suis dirigé vers les bureaux du chef d'escale de la compagnie Air France, un jeune rampant vêtu du gilet rouge fluo et portant son badge identitaire en sautoir autour du cou. Je m'adressai à lui directement en français :
— Bonjour, Monsieur ; je suis le commandant de bord Adam Paradis [quel pseudo auriez-vous voulu que je prenne ?] de la Lufthansa. J'ai rendez vous avec le commandant David Egoliat [et vlan ! vous ne vous y attendiez pas à celle-là, non ?].
— Oui. Bonjour, Commandant, je suis au courant… C'est tout ce que vous avez en bagage ? me demanda-t-il en apercevant ma « charrette » que je traînais à ma suite. — Oui : ça suffira pour le peu de temps que je vais rester en vacances.
— Très bien. La chef de cabine vous la casera quelque part à l'office. En attendant, enfilez ce gilet rouge et le badge de VIP. Je vais vous accompagner à bord.
Je m'exécutai. Ressemblant à toutes les personnes qui déambulaient dans le secteur, j'accompagnai le chef d'escale à travers le labyrinthe de la partie du terminal cachée au public lambda. Le service de contrôle sécurité se passa rapidement ; la charrette ressortit sans encombre du tunnel à rayons X. J'étais passé sans problème sous le portique après avoir laissé téléphone portable, portefeuille, ceinture et clés dans la clayette.
La Gretchen préposée à la sécurité – une belle Teutonne aux cheveux blonds coiffés en tresses nouées en couronne autour de la tête – me passa le scan manuel sur tout le corps, paraissant insister tout particulièrement en dessous de la ceinture. Elle me libéra enfin avec un sourire coquin et un « Danke Schön und Guten Reise ! » (Merci, et bon voyage).
On se retrouva dans l'ascenseur menant à l'étage supérieur, où se trouvait un immense hall « DEPARTURE ». Une soixantaine de personnes se trouvaient là, agglutinée autour du guichet où trônait un groupe de deux Bundesgrenzschutz Polizei au béret vert – équivalents allemands de notre Police de l'Air et des Frontières (PAF) – qui vérifiaient passeports et ausweis. Plus loin, au fond, sur l'autre façade vitrée du hall donnant sur les pistes et tarmacs, des hôtesses au sol canalisaient les passagers devant les portes d'embarquement pour différentes destinations.
Devant la porte Z25, deux hôtesses d'Air France se préparaient à contrôler les boardings cards des passagers avant de les autoriser à franchir le sas qui les mènerait dans le tunnel de la passerelle télescopique jusqu'à la porte avant gauche de l'appareil.
Je suivais le chef d'escale. À notre vue, l'une des hôtesses ouvrit la porte du tunnel et nous gratifia d'un sourire à faire fondre tous les icebergs de l'Arctique et l'Antarctique réunis. Je l'aurais bien accepté dans mon crew, celle-là ! Mais je ne sais pas si Ingrid ou Erika (qui, comme vous l'aurez compris, étaient une seule et unique personne) l'aurait acceptée de gaîté de cœur, vu la nature de nos relations !
Deux minutes plus tard, nous débouchions à bord de l'Airbus A319. La chef de cabine, une jeune femme d'une quarantaine d'années aux cheveux bruns coiffés en chignon, nous accueillit avec un sourire commercial. Elle devait bien connaître le chef d'escale puisqu'elle lui claqua deux bises sur les joues.
— Voilà ton VIP annoncé, Chantal, le commandant Paradis de la Lufthansa qui nous fait l'honneur de nous confier ses ailes.
— Au nom d'Air France et du crew du vol « quarante douze cinquante seize », nous vous souhaitons la bienvenue à bord du Château de Chenonceau, Commandant.
— Merci, c'est gentil.
— Allons voir votre ami, me dit le chef d'escale en me précédant dans le cockpit.
Devant nous était assis en place gauche mon copain David, en chemise blanche, cravate noire et ses quatre galons dorés de commandant de bord sur les épaules. À sa droite, sa copilote, une petite brune portant fièrement sur ses épaules les trois galons de sa fonction.
— Bonjour, Adam ! me lança mon collègue en me tendant sa main droite. Quoi de neuf chez toi ? Vraiment plaisir de t'avoir à bord. Toujours sur B734 ?
Dans le jargon des pilotes de ligne, « B » signifie Boeing tandis que « 7-3 » est le type d'aéronef (en l'occurrence le 737), et le « 4 », la catégorie. En compressé, au lieu de dire « Boeing 737-400 » (ce qui est l'appellation correcte), on dit « Bravo sept trois quatre ».
— Merci de me prendre à bord, David ; c'est sympa de ta part !
— Tu parles… C'est normal. Je termine la check-list pré-démarrage ; en attendant, tu peux prendre place sur tribord à la première rangée. Chantal va s'occuper de toi, et je viendrai te rejoindre dès que j'aurai laissé le piège à mon second.
Je fis comme me l'avait demandé mon collègue.
J'avais pris place dans le fauteuil tout contre le hublot droit dans la première rangée après avoir ôté mon gilet rouge fluo et j'ai bouclé ma ceinture de sécurité. Je me préparais à passer une heure et demie de vol comme n'importe lequel des passagers de classe « affaires ». Par le hublot, j'apercevais les tracteurs remorquant les chariots à bagages se mouvant dans un ballet surréaliste.
Sur le sol, des taches noires d'huile et de pétrole trahissaient l'état de certains appareils.
— Je vous ai apporté un repose-nuque, Commandant, afin que vous ayez un voyage plus confortable.
Cette voix appartenait à Chantal, la « boss » à bord après le « pacha », « cousue » dans un uniforme d'Air France.
— Merci ; c'est très aimable à vous.
Elle me plaça la minerve pneumatique autour du cou et me dit :
— C'est normal ; entre collègues, on essaie de se rendre des petits services… Je reviendrai vous voir une fois que la procédure de décollage sera terminée pour vous proposer une coupe de champagne.
— Je vous remercie, Mademoiselle…
— Chantal, Commandant.
— Enchanté, Chantal ! Je voulais vous dire que pour le champagne, ce sera inutile : je ne bois jamais d'alcool.
— D'accord. Alors ce sera peut-être un café ou un thé ?
— Volontiers, merci.
La beauté d'Air France avait disparu vers l'arrière comme elle était arrivée.
La phase de pré-démarrage du moteur droit se fit entendre durant quelques secondes ; un sifflement d'aspirateur géant prit rapidement de l'ampleur, puis la tuyère vomit un nuage de fumée noire. De ma place, il me semblait sentir l'odeur caractéristique de pétrole brûlé, mais ce n'était que de l'autosuggestion, qu'une illusion car si cela avait été réel, on aurait eu du souci à se faire quant à l'étanchéité de l'appareil ! Or, l'Airbus A319 est un appareil beaucoup plus récent que le Boeing que je pilotais, et sa réputation n'était plus à faire.
Le sifflement du réacteur droit perdit de son intensité. Le copilote avait du descendre la manette des gaz du côté droit à sa position minimum, jusqu'à la butée de sécurité l'empêchant de passer en position « reverse ». Ce fut le tour du réacteur gauche d'être lancé. La moitié du personnel de cabine – soit une cadre commerciale navigante (CCN) et deux PNC – avaient pris place devant moi, sur ma gauche, et avaient bouclé leurs ceintures.
Chantal décrocha le téléphone au-dessus de sa tête, dit quelques mots et le raccrocha.
Un bruit d'hydraulique se fit entendre dans toute la cabine. Je vis sous le bord de fuite de l'aile droite les volets de courbure descendre à quarante-cinq degrés. Sous l'aile gauche, que je ne voyais pas de ma place, je devinai que ces volets hypersustentateurs – plus connus sous le mot anglais de flaps – avaient eux aussi été abaissés. Au-dessus de l'aile je vis les spoilers (aérofreins) s'élever puis s'abaisser : le pilote était en train de faire les dernières vérifications avant de demander le « repoussage » à Hambourg Ground. Quelques secondes plus tard, une légère secousse ébranla tout l'avion, qui se mit à reculer : un tracteur l'avait accouplé à sa perche et le poussait jusqu'à la position d'où il pourrait se mouvoir seul.
Ce n'est pas souvent que je pouvais assister à ce que les passagers voient et ressentent dans ces moments-là, m'imaginer toutes leurs questions, toutes les inquiétudes qui doivent défiler dans leur tête. Par le hublot, je voyais les « culs » des autres aéronefs encore reliés au bâtiment de l'aérogare par leurs cordons ombilicaux. Bientôt ils seraient comme nous, désolidarisés de la passerelle télescopique et pris en charge par le tracteur qui les repousserait en dehors de l'aire de chargement.
L'avion venait de s'arrêter. De mon oreille habituée aux divers régimes des réacteurs, je perçus une légère montée des sifflements. L'Airbus A319 d'Air France s'ébranla et commença à avancer lentement, puis il prit une voie qui allait le conduire en bout de piste. Je me surpris à constater que, de mes pieds, j'appuyais sur un palonnier imaginaire, enfonçant la pédale pour actionner le frein différentiel qui permettait à l'appareil de tourner dans la bonne direction. C'est curieux comme une profession peut conditionner une personne !
À présent, les balises latérales de bords de piste défilaient plus rapidement ; nous étions sur le segment droit qui allait nous conduire en entrée de la piste L5. Au bout de deux ou trois minutes à une vitesse constante de 10 à 12 km/h l'avion ralentit pour prendre un virage sur la droite puis s'arrêta totalement pendant une demi-minute avant de se remettre en mouvement vers la droite.
Puis, sans marquer de temps d'arrêt, les réacteurs montèrent crescendo à un régime de plus en plus élevé ; l'avion se mit à rouler de plus en plus vite.
Sur ma droite, les infrastructures de l'aéroport de Hambourg défilaient de plus en plus vite tandis que les balises de la piste passaient comme des flèches. À chaque instant je m'attendais à ce que le fuselage prenne un angle de montée de 30° et quitte la piste. Le staccato des roues sur les jointures des plaques de béton de la piste cessa brusquement et je vis le sol s'enfoncer sous moi et descendre de plus en plus vite. Je sentis mon dos se plaquer au dossier de mon fauteuil. Le train d'atterrissage fut rentré dans ses soutes avec un bruit sourd et sec puis, quelques secondes plus tard, ce furent les flaps qui remontèrent à leur place dans l'alignement du profil de l'aile avec un bruit de chuintement hydraulique.
Je vis soudain le bout de l'aile monter dans le ciel et sentis mon corps se déporter sur la gauche malgré ma ceinture, puis au bout de plus ou moins une minute l'aile reprit sa position première, parallèle à la ligne d'horizon : le collègue venait de changer de cap, prenant la direction de la balise de Bremen. Je connaissais la route, donc tout était normal…
Sur le plafonnier, l'annonce concernant les ceintures étaient toujours affichée. L'avion était toujours en phase d'ascension mais avait réduit son angle de cabré ; j'estimai qu'il devait grimper à 1 200 - 1 300 pieds/minute (environ 7 mètres/seconde) au variomètre. Malgré tout, le personnel se déharnacha et alla vaquer à ses occupations. Chantal prit le téléphone accroché au-dessus d'un écran d'ordinateur, et aussitôt sa voix mélodieuse made in Air France se fit entendre, tout d'abord en français :
« Mesdames et Messieurs, le commandant Egoliat ainsi que tout son équipage est heureux de vous accueillir à bord de l'Airbus A319 Château de Chenonceau en direction de Brest. Nous allons monter à l'altitude de 27 000 pieds et notre vitesse de croisière sera de 825 km/h. Le plafond est dégagé et le vent nous sera favorable. Le vol durera une heure et demie. Aujourd'hui, nous avons la chance exceptionnelle d'avoir à notre bord le commandant Paradis de la compagnie Lufthansa, qui nous accompagne en privé jusqu'à Guipavas. Donc nous voilà rassurés : nous avons trois pilotes à bord. Nous faisons appel à toute votre attention. Des conseils de sécurités vont vous être… etc., etc. »
Puis elle poursuivit en anglais :
« Ladies and Gentlemen, the Captain Egoliat and all his crew are pleased to welcome you aboard the Airbus A319 Château de Chenonceau towards Brest. We will climb to the altitude of 27 000 feet and our cruising speed will be 510 miles per hour. The ceiling is clear and the wind will be favorable. The flight will last one hour and a half. Fortunately today, exceptionally we have on board the Flight Captain Paradis from german flight company Lufthansa… »
Je me souviens d'avoir vu le début de l'exercice des hôtesses que, dans notre jargon, nous surnommons « les sémaphores » car pendant que l'enregistrement énumère les consignes de sécurité, il incombe à la plus jeune des hôtesses de gesticuler avec ses bras comme un sémaphore afin de montrer aux passagers comment s'équiper et utiliser les appareils individuels de sécurité : ceintures, brassières, masques…
Je ne sais plus si j'ai rêvé ou si cela s'est réellement passé ; ce qui est certain, c'est que j'ai été réveillé par une douce main sur ma joue, une main toute fraîche qui sentait le jasmin. J'ouvris les yeux pour voir le visage de Chantal qui me souriait.
— Vous avez dormi durant tout le vol, Commandant. Au moins, vous avez pu récupérer de votre fatigue. Vous dormiez si bien que je n'ai pas osé vous réveiller pour le café ; mais là, il va falloir réajuster votre ceinture et relever le dossier de votre siège : nous sommes en finale sur Brest.
— Ah bon, déjà ? Je vous remercie, Chantal. C'était sympa de votre part.
— David est venu vous voir et nous a dit de vous laisser vous reposer, alors on vous a laissé en paix. Vous le verrez tout à l'heure, au sol.
Un coup d'œil dans le cockpit me permit de voir que nous avions effectivement perdu de l'altitude. La campagne bretonne défilait sous nos ailes. Les flaps étaient descendus de deux crans. L'avion tanguait d'une aile à l'autre, corrigeant sa direction grâce au pilote automatique qui reçoit des données de la balise ILS (Instrument Landing System) et qui l'aligne sur l'axe de la piste.
Le bruit de succion du train d'atterrissage sortant se fit entendre, jusqu'au claquement final du verrouillage. La terre montait de plus en plus vite. Un léger choc, puis un deuxième… Les réacteurs se mirent à hurler comme toute une porcherie ; l'appareil ralentissait. Je me sentais décoller de mon dossier de siège.
Nous venions de toucher le sol breton. David venait de nous faire un kiss landing qui, à mon grand étonnement, ne provoqua aucune réaction parmi les passagers. Il est vrai que « le Français » réagit différemment de « l'Allemand » : pour lui, tout est normal. Il est vrai qu'un pilote de ligne est encore quelque part considéré comme un demi-dieu, comme il est vrai aussi que poser une masse de 40 tonnes à plus de 200 km/h est à la portée du premier venu ! Enfin, ainsi est fait le monde…
L'appareil avait emprunté la voie de dégagement et vint s'arrêter sur le grand parking de l'aviation générale. Alors que le signal « fasten seat belts » était encore allumé et que l'hôtesse venait de dire aux passagers de rester assis jusqu'à l'arrêt complet de l'appareil, ils étaient déjà tous debout, ouvrant les caissons à bagages à main au-dessus de leur tête, encombrant le couloir central, interdisant tout passage, tout mouvement en cas d'urgence. Cette façon de faire eut le don de m'énerver, moi qui suis si pointilleux sur la sécurité à bord. Il allait falloir que je demande à « mes filles » si ceci était le fait de tous les passagers, ou seulement des Français.
Je restai à ma place, gentiment. J'avais le temps.
La porte avant gauche avait été déverrouillée et ouverte. Chantal se tenait dans l'encadrement, guidant de la voix dans son talkie-walkie le technicien qui accolait l'escalier à l'avion. Déjà, derrière elle, les « pressés » s'agglutinaient comme si sortir le premier de l'avion était une question de vie ou de mort. Pour un peu, ils l'auraient éjectée de l'appareil !
Enfin, lorsque la chef de cabine s'effaça, elle faillit être déséquilibrée par deux mégères qui s'engouffraient vers la sortie sans même un regard vers la femme qui avait été à leur disposition durant tout le vol, qui les remerciait d'avoir choisi Air France… Encore des déchets issus de la bassesse qui s'imaginaient que le fait d'avoir payé pour un transport les exemptait de la politesse la plus élémentaire.
À ce moment-là, je me surpris d'avoir honte pour elles, moi qui étais si fier d'être Français.
L'avion se vidait à vitesse « grand V ». J'étais resté à ma place. Je vis la copilote sortir du poste de pilotage pour passer à l'arrière de l'appareil. Elle s'arrêta à ma hauteur et me dit, en me montrant de la main le lieu d'où elle sortait :
— Vous pouvez entrer si vous le voulez, Commandant.
Je trouvai David en train de pianoter sur l'ordinateur portable qui commande toute l'électronique à bord. Il me vit arriver.
— Alors, bien reposé ?
— J'ai dormi comme une souche…
— C'est ce que j'ai vu ! Le principal est que tu t'es reposé. Que nous vaut ta visite à Brest… ou plutôt à Quimper ?
— Je suis invité chez des amis pour passer quelques jours. Le temps de sauter dans le « Moulinex » de Proteus et j'y serai.
— Shit ! Là, par contre, j'ai une mauvaise nouvelle pour toi, mon ami.
— Ah bon ? Laquelle ?
— On vient de me communiquer que le vol Proteus pour Quimper est annulé, faute de passagers. Tu serais le seul… et ils ne veulent pas affréter un Beach 1900D et deux pilotes pour une seule personne, tout commandant de la Lufthansa qu'il soit.
— Là, c'est vraiment la tuile car on vient me chercher à Pluguffan. Je vais aller voir à l'aviation d'affaires s'il n'y a personne qui descende…
— Attends, je vais voir. Ne bouge pas.
David composa un numéro sur son portable personnel, puis je l'entendis annoncer :
— Bonjour, Colette ! C'est moi… Oui, je suis encore sur le parking à bord. Dis-moi, tu n'aurais pas quelqu'un qui descende sur Quimper par hasard ? C'est pour un copain, un quatre galons de la Lufthansa qui doit y descendre à tout prix, et Proteus a annulé… Eh oui ! En plus, il est attendu à Pluguffan.
Il resta silencieux un instant puis il répondit :
— Oui, ce serait éventuellement une solution ; attends, je lui pose la question. Dis-moi, Adam…Tu as ton agrément sur Cessna Citation 550 ?
— Oui. Et même sur Falcon 900. Pourquoi ?
— Il y a un Cessna à convoyer pour LFRQ. Tu veux t'en charger ? En même temps, ton problème de transport serait résolu.
— Seul ? Ou il y a un co ?
— Seul.
— Je prends, sans problème. Quand ?
— Tout de suite ! Bien entendu, tu as ton carnet de vol sur toi ; moi je te connais, mais pour la société d'aviation d'affaires, tu es un parfait inconnu.
Après avoir transmis mon accord et annoncé notre arrivée, David avait attrapé son veston et sa casquette. Il se saisit de sa « charrette », et après avoir donné les dernières instructions au « cambouis » de service qui venait faire une rapide inspection, il me dit :
— Viens, je t'accompagne.
Nous étions descendus de l'avion après que j'aie remercié les filles du bord avec quatre bises sur les deux joues. Nous nous dirigions en suivant une flèche indiquant la zone de l'aviation d'affaires où avaient élu domicile une compagnie d'avions-taxis et une autre qui louait ses service d'hélicoptères.
Il s'agissait de modules Algeco superposés avec une grande antenne surmontant le tout. David passa la porte. En face de nous une jeune femme, trente ans environ, cheveux de feu assise derrière un bureau en train de pianoter sur un ordinateur. À notre vue, elle nous sourit et se leva pour venir nous accueillir. Elle saisit mon collègue par le cou en se haussant sur la pointe des pieds et lui donna un baiser sur la bouche. Ensuite elle posa son regard sur moi et vint me tendre ses deux joues pour un « bisou » mode typique de l'Hexagone.
— Je te présente ma femme, Adam… Enfin, on n'est pas mariés mais cela fait trois ans que nous sommes en couple.
— Enchanté. Vous allez très bien ensemble.
— Chérie, c'est le collègue dont je t'ai parlé au téléphone, Adam Paradis. Il est Français comme toi et moi mais travaille pour les Allemands comme commandant de bord. Il a des milliers d'heures de vol sur Boeing et Embraer. Il faut qu'il soit ce soir à tout prix à Quimper. Il a son agrément sur Cessna Citation 550 XLS. Donc c'est l'homme qu'il vous faut !
— Je n'en doute pas, répondit la jeune femme ; toutefois, ce n'est pas moi qu'il faut convaincre mais le chef d'exploitation. Je lui demande de venir. Il est juste à côté.
Elle se retourna, fit quelques pas, et après avoir frappé à la porte entra pour annoncer :
— Le pilote allemand est là avec David. Je peux le faire entrer ?
— Oui, bien entendu ! Demande-lui de passer.
J'entrai dans le petit bureau tout fonctionnel. Un type d'une cinquantaine d'années siégeait derrière une table de travail. À mon entrée il se leva et me tendit la main.
— Bonjour, Commandant. Colette m'a informé que vous accepteriez de convoyer notre Citation sur Quimper…
— En effet. Vu que Proteus a annulé son vol, il me fallait en trouver un autre pour arriver à Quimper le plus rapidement possible ; surtout que l'on m'attend à l'aéroport.
— Combien avez-vous d'heures de vol sur Citation ?
— 75 heures de formation à Phoenix, et une vingtaine sur simulateur.
— Vous avez, j'en suis persuadé, votre carnet de vol avec vous ?
— Bien entendu !
— Je peux le voir ?
— Laissez-moi le temps d'aller le chercher dans la « charrette ».
— Prenez tout votre temps, Commandant.
Deux minutes plus tard je lui tendais mon livret à reliure cartonnée bleue sur lequel était inscrit « PILOT LOGBOOK » en lettres dorées. Il l'ouvrit, regarda la photo à l'intérieur, tourna quelques pages. Je le vis relever les sourcils, puis rapidement il passa à la dernière page : celle de la veille où était inscrit mon vol de Fuerteventura.
— Venez, suivez-moi. On va aller voir « le bestiau ».
— Je prends mon bagage ?
— Comme vous voulez. De toute manière, il va nous falloir revenir à la base pour les formalités.
Nous sommes sortis, accompagnés de David et Colette. À une centaine de mètres de là, sur le parking de l'aviation d'affaires, le Cessna Citation en question au fuselage tout blanc, à la dérive peinte aux couleurs de la Bretagne, arborant l'inscription « BZH Air Taxi » ; des chromes rutilants entouraient la partie avant des réacteurs.
Le Cessna Citation 550 XLS est un biréacteur d'affaires pouvant transporter jusqu'à 12 passagers : des VIPs ne regardant pas au prix du vol, des gens pressés, des hommes ou des femmes d'affaires ou des politiciens qui considèrent leur statut comme supérieur à celui du commun des mortels qui, eux, utilisent les avions des compagnies aériennes lambda.
Le chef de BZH Air Taxi sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte avant gauche. Un petit escalier se déplia afin de nous faciliter l'accès. Je fus frappé par le luxe de la cabine passagers : profonds fauteuils en cuir d'Alcantara, parois et tablettes en ronce de noyer… Le super luxe pour ceux qui ont les moyens !
En face de l'entrée, une sorte de petit office réservé à l'accompagnatrice, où tout était fonctionnel en même temps que luxueux. Le frigo où étaient rangées les bouteilles de champagne millésimé, les mignonettes de whisky et autres alcools, les sodas et divers rafraîchissements. Il y avait même un four à micro-ondes destiné à réchauffer les repas préparés et livrés par une société de catering spécialisée dans les mets gastronomiques pour VIPs.
Le poste de pilotage était exactement celui que j'avais connu lors de ma formation à El Paso, aux USA : exiguë par rapport à celui d'un Boeing, mais tout digital. Je ne me faisais pas de soucis ; j'aurais juste à calculer ma vitesse de descente, vu que je serais seul à bord et que je n'emporterais pas beaucoup de carburant pour ce vol, compte tenu de la distance de Brest à Quimper.
Le responsable de la société d'avions-taxis se rendit vite compte, à mes réponses à ses questions techniques et à mon attitude à bord de l'appareil, que je n'étais pas un apprenti. Il prit la décision de me confier l'appareil pour le convoyer sur Quimper. Je signai l'ordre de mission, enregistrai les instructions, et après avoir eu la surprise de me voir remettre un chèque de deux mille Francs (un peu plus de 300 €) « pour la peine », je pris la route.
Avant de monter dans l'appareil, je fis un tour d'inspection. Je regardai par terre sous les ailes afin de voir s'il n'y avait pas de taches d'huile ou de liquide hydraulique suspectes, puis j'essayai de bouger avec la main toutes les parties mobiles : flaps, aérofreins, spoilers, dérive, volets compensateurs afin de voir s'il n'y avait pas de jeu. Je plongeai mon regard dans les tuyères afin de voir si toutes les ailettes étaient en bon état, car il n'est pas rare qu'au décollage ou à l'atterrissage quelque oiseau se fasse happer par l'aspiration des turbines ; lorsque l'on s'en sort bien, les ailettes, par contre, sont là pour trahir les impacts. Et elles n'aiment pas ça ; mais alors, pas du tout ! Et moi non plus.
Une fois la visite prévol terminée, je pénétrai dans l'appareil, fermai et verrouillai la porte et posai ma « charrette » dans la kitchenette servant d'office où je l'amarrai afin qu'elle ne se balade pas dans tout l'avion à chaque changement d'altitude ou de cap.
Je pris place dans le poste de pilotage, appuyai sur le contacteur général, branchai les contacts électriques des générateurs et de l'APU, puis la radio que je syntonisai sur la fréquence de Brest Ground. Lorsque j'introduisis dans le lecteur de la console du pilote automatique la carte numérique où était enregistré mon plan de vol, je vis tous les indicateurs lumineux clignoter : le système était en train de se nourrir avec les infos contenues sur le support numérique. J'annonçais mon vol à la radio, mon numéro de plan de vol, et demandai mon autorisation de vol IFR pour Quimper. Plan de vol approuvé, directives d'altitude et code transpondeur indiqués, je demandai l'autorisation de roulage. Je reçus l'itinéraire des pistes secondaires qui devaient me mener à la piste de décollage ; l'autorisation de démarrage ainsi que de roulage me furent accordées.
Je lançai le moteur gauche. Un bruit d'aspirateur géant se fit entendre. Je réglai la manette des gaz gauche sur 2 % de N1 et lançai le réacteur droit ; même processus. Une dernière vérification de mes feux de navigation par les vitres de gauche et de droite : les lumières verte et rouge des demi-ailes étaient allumées. Je voyais se refléter sur le béton du tarmac les éclats orange du gyrophare placé sous le fuselage. Sur la planche de bord, les témoins verts des phares d'atterrissage, de taxi et de dérive étaient tous allumés.
Tout était en ordre ; je pouvais y aller. Je desserrai le frein de parking. Les deux pieds bien ancrés sur les pédales du palonnier, je poussai à 10 % de N1 les deux leviers des gaz ; le régime de l'aspirateur augmenta et l'avion commença à avancer. Je me laissai guider par la ligne verte qui se dessinait sur l'écran du GPS pour me retrouver sur les voies de roulage et de dégagement qui menaient en seuil de piste. Je roulais à 3 nœuds (5,5 km/h), ce qui est le maximum autorisé au sol, mais cet avion – ce jet – était une véritable formule 1, une vraie jeunette, une pucelle qu'il ne fallait pas trop chatouiller si on ne voulait pas se déguster une baffe dans le nez. J'avais du mal à me régler sur la vitesse que je voulais : ou mon régime descendait trop et je me traînais à deux nœuds, ou je poussais trop fort, et « la Miss » venait flirter avec les 4 nœuds.
Enfin la double ligne jaune indiquant l'arrêt obligatoire en bord de piste arriva. Je freinai, enclenchai le frein de parking et appuyai sur le bouton rouge « Call » sur le dessus droit de la « bête à cornes ».
— Brest Tower, bonjour. Citation Fox… 4 avec autorisation Charlie en partance IFR pour Quimper en bordure de piste zéro-sept demande autorisation pour take-off immédiat, de Fox… 4.
— Fox… 4 de Brest Tower. Bonjour, Monsieur. Autorisation de décollage immédiat sur zéro-sept en direction de Quimper selon Papa Victor déposé : accordée. Vent de Nord-Ouest à 12 nœuds, baromètre… mm. De Brest Tower.
Je collationnai les instructions, réglai mon altimètre et mon cap, sortis deux crans de volets, me calai bien à fond dans mon fauteuil, desserrai le frein de parking et poussai les gaz à mi-course. Tel un cheval de course, l'avion me donna l'impression de vouloir se cabrer pour s'élancer sur la piste. Je me sentais plaqué à mon fauteuil. Les chiffres défilaient à une vitesse phénoménale sur l'écran du badin numérique. 120… 140. Je tirai la bête à cornes vers mon ventre : l'avion pointa son nez vers le ciel. Je corrigeai son angle d'ascension à 30°.
Je grimpais à 1 300 pieds/minute (7 mètres/seconde) et le badin m'indiquait 320 nœuds (600 km/h). Je remontai le train d'atterrissage ainsi que les volets et enclenchai la touche du pilote automatique que j'avais programmé en lui donnant à bouffer le contenu de la carte électronique que m'avait remis le chef d'escale de la compagnie. La vitesse se stabilisa à 250 nœuds (460 km/h) et l'avion se mit en palier à 5 000 pieds (1 700 mètres). De lui-même il avait pris le cap programmé : je n'avais plus rien à faire, si ce n'est vérifier si tous les indicateurs des appareils du bord étaient dans le vert.
Dans vingt minutes au plus, je serais en approche de Quimper ; d'ailleurs, la tour de Brest venait de me donner l'ordre de me connecter sur la fréquence de Quimper. Je l'avais fait et m'étais signalé à la tour de mon aéroport d'arrivée. Le contrôleur aérien avait confirmé mon « éclat » sur son radar et m'avait autorisé à atterrir sur la deux-cinq aussitôt que je serais pris en charge par le spot ILS.
Sur mon écran, à gauche de mon indicateur de cap, l'indicateur de la balise ILS Quimper était en train de clignoter en position haute. Mon vecteur « x » était à droite de l'écran, et celui du « y » en bas. Le pilote automatique d'approche allait gérer tout cela. Je pressai sur le bouton « AP », réglai ma vitesse à 150 nœuds (280 km/h) pour l'approche et donnai un cran de volets.
J'étais encore trop rapide ; j'actionnai les aérofreins. Aussitôt les chiffres commencèrent à défiler en marche arrière sur le badin. À 150 nœuds je rentrai les spoilers. Le variomètre indiquait 1 800 pieds/minute en descente (−10 m/s), et l'appareil prit de lui-même un cap différent en s'inclinant sur la droite pour se placer dans l'entonnoir de l'axe de la piste. Par le pare-brise j'apercevais au loin la rampe lumineuse défilante qui m'indiquait la piste et les feux orange et rouge du « papi » à gauche de cette dernière qui m'informait si mon angle de descente était correct ou pas. Je donnai deux crans de volets de plus et sortis le train d'atterrissage. Après le chuintement hydraulique habituel, un claquement sec m'indiqua que les trois roues étaient sorties et verrouillées. Au-dessus de la poignée commandant les trains d'atterrissage, les trois lumières vertes s'allumèrent. Tout était « Roger » ! Une voix m'indiqua soudain quelque part dans la cabine « Three hundred meters. » puis « One hundred meters. » J'appuyai sur le bouton « PA » afin de déconnecter le pilote automatique : c'était à nouveau moi le « boss » !
La piste venait à ma rencontre à une vitesse qui me paraissait vertigineuse alors que le badin m'indiquait 150 nœuds ; j'en fus rassuré. Mais, mon Dieu, qu'est-ce qu'il me paraissait léger, ce « piège » ! Je tirai légèrement à moi la bête à cornes pour entamer mon arrondi jusqu'à ressentir une ou deux secondes plus tard un léger choc sous mon siège. Je sortis à fond les aérofreins et positionnai la manette des gaz sur la position « reverse ». Les deux moteurs martyrisés se mirent à hurler comme des damnés à la porte des Enfers. L'aéronef se mit à ralentir.
J'avais l'œil sur ma vitesse : 120… 100… 80… 60. Je repositionnai la manette des gaz en position « ralenti » et actionnai les freins automatiques. Cent mètres plus loin, le Cessna Citation XLS s'arrêtait en plein milieu de la piste : il ne m'avait pas fallu beaucoup de runway pour poser mes fesses !
Je rentrai les flaps et les spoilers puis je sortis de la piste principale par une voie latérale pour aller me garer sur une place qui m'avait été allouée sur l'aire de l'aviation d'affaires. Je coupai les moteurs et suivis la procédure en vigueur sur ce genre d'appareil. Lorsque j'ouvris la porte de l'avion, je vis un homme en combinaison de vol militaire s'approcher de moi.
— On aurait dit que vous avez atterri toute votre vie avec ce taxi, Commandant ! me dit-il en me tendant la main que je serrai. C'est moi qui réceptionne le Citation et qui dois vous remettre cette enveloppe. Pour quitter le tarmac, c'est juste derrière vous par la baie vitrée.
Vêtu de mon gilet rouge fluo et mon badge en sautoir autour du cou, tirant ma « charrette », je me dirigeai vers la porte qui allait me permettre de rejoindre cette silhouette de femme derrière la baie vitrée, et qui ressemblait fortement à Eva.