Le baiser de Salmacis
Charline882017Acte 1
J'ai le réveil quelque peu difficile ce dimanche matin. C'est bizarre cette sensation de gueule de bois, moi qui ne bois jamais. Je me sens vaseux, je me sens étrangement mal dans ma peau. Pourtant je me suis mis au lit vers vingt-deux heures, hier soir, et j'ai dû dormir au moins dix plombes si j'en juge par les chiffres, inscrits en rouge, qui flottent au plafond. J'ai attendu mon pote Jérôme, mais cet idiot m'a planté. Une soirée où nous devions aller en boîte, danser comme tous les samedis soir, mais pas de nouvelles. Il va m'entendre causer, celui-là, quand il va venir me voir ! Je mets un pied par terre, mais je suis vraiment mal assuré. Merde, je ne vais quand même pas tomber malade. La semaine à venir est compliquée pour moi.
J'ai quelques TS en science-chimie auxquels je dois me colleter, et il me faut de bonnes notes. J'ai révisé tous les soirs de la semaine jusqu'à des heures impossibles, et alors que nous devions prendre un peu de bon temps, l'autre zouave, là, qui me laisse tomber… Que lui est-il encore arrivé ? Il a le chic pour se fourrer dans des pétrins pas croyables. Enfin, attendons qu'il donne signe de vie avant de l'accabler de tous les maux du ciel et de la terre.
Allez, maintenant, c'est ma tête qui tourne. Mince alors ! Mais je n'ai aucun bobo, nulle part, juste un mal-être général. Je me dis que je dois aller pisser. Les toilettes, au fond du couloir. J'y arrive, mais je dois tenir le mur pour ne pas tomber. J'ai raté un épisode hier soir ? Ce n'est pas vrai, ça… Comme il est long, ce fichu corridor pour aller au petit coin.
Ouf, m'y voilà ! La porte s'ouvre enfin. Je baisse le « fute » de mon pyjama. Tiens, je flotte drôlement là-dedans ce matin… Ma main court sur mon ventre pour choper ma zigounette. RIEN ! Merde, c'est quoi cette connerie ? Qu'est-ce que c'est que ce binz ? Mes yeux se portent sur l'endroit qui m'interpelle. Rien, moins que rien, mais en plus mon regard est perturbé par quelque chose qui m'empêche de voir mon bas-ventre. Je flippe, là.
Non, je n'y crois pas, là, pas possible, ça, c'est un cauchemar ! Des nichons ! J'ai des seins, et pas de queue là où elle devrait se trouver ? C'est un mauvais rêve, je vais me réveiller… Je n'y crois pas ; j'en oublie mon envie pourtant pressante. J'arrache la veste du pyjama et je sors vite fait de ce pantalon qui m'est bien trop grand. Je suis à poil et je cours dare-dare vers la salle de bain. La glace, vite, la glace ! Il faut que je me réveille ! Où est ce foutu miroir ? Ah merde, je suis trop bas. Une chaise, j'ai besoin d'un siège pour monter dessus. NON ! Ce n'est pas ma tête, là, ce n'est pas moi, ça ! Je n'y pige que dalle. Que se passe-t-il ? Je suis mort et je ne le sais pas ?
Je m'appelle Daniel Milot, mais le reflet dans la glace ne ressemble en rien à ce que je connais de moi. Pas de barbe ! Même bien rasé, j'en ai plus que sur cette gueule-là. Et les cheveux ? Pourquoi j'ai cette tignasse un peu rousse ? On dirait une gonzesse ! Je rêve, c'est impossible. Hier soir, quand je me suis couché, j'étais tout de même bien un mec. Ce que je vois dans le verre réflecteur, c'est une fille. Une femme avec des seins, avec une chatte. Vite, il faut que je descende de cette chaise pour ne pas me casser la figure. Je chancelle, comme tout ce que je vois. Je ne comprends rien de ce qui se passe. Où est ma vie, où suis-je passé ? Je me pince le bras, me donne une claque sur la joue ; je dois absolument me réveiller.
Allez, un peu de courage ! Vas-y, regarde encore dans le miroir ! Je me lève, avance en tremblant vers la porte de l'armoire où je range mes produits de toilette. J'ai vraiment la trouille que je sois encore… plus moi. Et ce que je vois, c'est cette inconnue. Si ! Elle me ressemble un peu quand même, mais c'est toujours elle qui est dans le reflet. Je suis derrière moi ? Non, rien : il n'y a que cette fille qui me regarde avec MES yeux. C'est trop flippant, cette histoire ! Comme je suis remonté sur la chaise, eh bien… bingo ! Me voici les quatre fers en l'air sur le carrelage. Tant mieux : la sonnée que je viens de prendre me fait voir des étoiles ; maintenant, tout va rentrer dans l'ordre.
Combien de temps ai-je été dans les vapes ? Une seconde ? Dix minutes ? Je n'en ai aucune idée. J'ose plus ouvrir les yeux. La peur que le cauchemar continue me fout les jetons. Je me précise dans ma caboche que je suis Daniel Milot, que j'ai vingt-trois ans et que je fais des études à la fac de Nancy pour être pharmacien. Que je suis bien un mec ; il y a sûrement quelques filles qui vont le prouver. Une ou deux, car je ne suis pas non plus un grand séducteur. Allez, Dany, ouvre tes quinquets ! Tu vas voir, tout sera redevenu comme avant ; tu vas en rigoler avec ton pote Jérôme quand tu le reverras. Non, sûrement pas : je ne vais pas lui raconter cette connerie, il se moquerait de moi ; il ne comprendrait pas que ça avait l'air si réel.
Allez ! Bon sang, ouvre-les, tes yeux ! Rassure-toi tout de suite ! Je tends la main vers mon bas-ventre : je la sens, cette érection matinale. Ah oui, j'ai encore cette foutue envie d'aller pisser, mais ce n'est pas possible. Ma bistouquette ! Elle n'est pas revenue. Alors je laisse glisser mes doigts pour sentir ce qui m'arrive. Les quelques poils sont toujours là, eux. Mais dans ceux-ci, je sens une fente, une chatte. Elle est restée là, et pourtant j'ai comme l'impression que je bande. Ce n'est pas possible, je suis devenu complètement dingue… Allez, bonhomme ! Respire un grand coup et recommence ; c'est juste une sensation, juste quelque chose que tu imagines. Tu ne peux pas être passé de ton corps de mec à celui d'une fille : ça ne se fait jamais, ça !
Courage man ! Retourne vers ta glace et reprends tout à zéro ! Je suis revenu aux toilettes. Bon, tant pis. Je m'assois, il me faut soulager… ma vessie. Le flot coule, et ça me mouille les cuisses. C'est incroyable, mais je ne sais pas faire. Comment elles font pour ne pas s'en foutre partout, les nanas ? Ah oui, elles s'essuient avec du papier quand c'est terminé. Quelle sensation bizarre… Je n'arrive pas à m'y faire, moi. Puisque c'est ça, je retourne me coucher ; je vais me réveiller de ce mauvais trip. Mais je ne fume ni tabac, ni pétard, et personne n'est venu ; donc je ne peux pas être drogué. Je suis fou, dingue, complètement déjanté ? Voilà les draps accueillants qui se referment sur moi. Je vais pioncer quelques heures, et c'est sûr, à mon retour du pays de Morphée, je serai MOI !
Quelle heure est-il ? C'est quoi ce boucan que j'entends en bruit de fond ? Je sors de mon rêve, flippant celui-là. Dis donc, se voir en femme, c'est un moment qui te fout une trouille sans nom. Ah oui, j'y suis : c'est la sonnette qui dingue-dingue comme ça. Voilà le lâcheur, sans doute, qui se radine pour me raconter pourquoi il m'a fait faux-bond. Je me lève ; c'est bon, cette fois, je ne tourne plus. C'est fini, donc. Je l'ai échappé belle, alors ! Hop, Daniel, va vite ouvrir à ton ami Jérôme.
— Holà… calme-toi ! Ne casse pas la baraque, je viens t'ouvrir. Zut ! Tu ne peux pas être patient ?
Je fais faire un tour à la clef et, la poignée dans la main, j'ouvre le battant. C'est bien Jérôme. Il a une de ces gueules ! Mon pauvre ami…
— Alors, tu entres ou tu fais le pied de grue dans ce couloir ? Allez, mon vieux, qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui ? Et tu es passé où, hier soir ? Je t'ai attendu toute la soirée, moi !
Les yeux de Jérôme ont l'air de deux soucoupes. Il a vu un fantôme ou quoi ? Et au fur et à mesure que son regard descend sur moi, j'ai un horrible pressentiment. Non ! Ce n'est pas vrai… Je suis encore en gonzesse ? Mais oui, les globes blancs, assez lourds et volumineux qui se tendent devant mon buste sont toujours à la même place. Alors, geste instinctif, je porte mes deux mains sur mon sexe. Je suis à poil, et il me regarde. Je suis un extraterrestre ou quoi ? Je sais trop bien dans ses regards ce qu'il peut imaginer.
— Attends ! Hé, Jérôme, c'est moi, Daniel ! Ce que tu vois, ce n'est pas moi ; je suis Daniel avec ce corps, et je ne comprends rien non plus. Je me suis réveillé ce matin, et je pisse assis ; j'ai cette tignasse avec des cheveux aussi roux que mes poils, et je ne sais pas pourquoi ! C'est moi ! Mon esprit me dit que je suis Daniel, mais que je suis dans une autre peau. Enfin merde, je n'arrive pas à te le dire. Tu me vois, n'est-ce pas ? Tu sais bien que je suis ton ami, ton pote, celui avec qui tu devais sortir hier soir, tu te souviens ? Nous voulions aller en boîte !
Lui me regarde. Son regard est affolé et je vois ses yeux qui font le tour de la pièce. J'ai l'air con, moi, là, complètement nu devant ce mec. Bien sûr qu'il ne doit rien comprendre puisque je n'y parviens pas moi-même. Je file vers le couloir où j'ai laissé traîner le pantalon de pyjama, et je saute dedans pour au moins cacher cette chose qui est moi sans l'être. J'enfile aussi la veste et la boutonne jusqu'au cou. Jérôme est assis dans la cuisine, près de la table, et il me regarde avancer vers lui.
— Bon, alors il est où, notre Don Juan national ? Vous avez fini de vous payer ma tête, tous les deux ? Vous êtes une bonne actrice ; j'avoue que vous êtes bluffante. D'abord, c'est un beau cachottier : il aurait pu me parler de vous. Il rencontre une nana belle comme une star de cinoche et il se la cache… Il a peur que je la lui pique ? Il est bête ou quoi ? Il est encore au plumard, vu de la tenue que vous abordiez pour m'ouvrir ; j'imagine qu'il a dû s'amuser, cette nuit.
— Arrête, merde, Jérôme ! Je ne suis pas elle ; je suis moi. Tu ne me reconnais pas ? Ce matin, je me suis levé et j'étais comme ça, dans ce corps de femme. Je ne sais rien d'autre et, bordel, j'y comprends rien de plus que toi. Je sais que ce n'est pas possible, c'est tout, et pourtant… Je suis Daniel, et que tu le veuilles ou non, je sais moi qui je suis. Donne-moi une solution ! Enfin, dis-moi que je suis mort, que je suis dans le coma, que j'ai eu un accident et que ma raison est partie ; enfin, trouve-moi une bonne explication bien rationnelle sortie de ton cerveau de petit génie, parce que moi, là, je flippe pour de bon.
Je pose mes fesses sur une chaise face à lui, et je lis dans son crâne comme dans un livre. Il hésite à me croire, il se demande si c'est du lard ou du cochon, il pense sans doute que je m'amuse avec lui, que je le prends pour un crétin.
— Allez, fais-nous donc un café. Tu sais où se trouve ce qu'il faut pour cela, non ?
Il ne me quitte pas des yeux et se lève lentement. Sa voix est bizarrement tremblante quand il me dit :
— Si vous n'êtes pas une femme, c'est bougrement bien imité. Je ne sais rien de vos salades, je crois quand même que Daniel n'a pas dû s'ennuyer avec vous cette nuit… enfin, si vous étiez là cette nuit, bien sûr.
Il a sorti trois dosettes de café, et le même nombre de tasses. Donc il reste persuadé que je lui ai raconté un bobard, mais si j'étais à sa place je ferais la même chose sans doute. J'aimerais savoir comment faire pour lui expliquer que je suis Daniel et non pas cette gonzesse qu'il voit. C'est compliqué, et je ne sais même pas comment m'y prendre. Je sens qu'il me reluque, et pendant qu'il fait les cafés – deux pour le moment – il garde en suspens le troisième. Le voilà qui revient à la charge :
— Il est passé où, alors ? Je lui fais son caoua ou non ? Il va finir pas se montrer quand même, ce petit jeu a assez duré.
— … !
— Daniel, amène toi, ça suffit, on rigole plus. Je l'ai mérité, mais juste cinq minutes, hein ! Maintenant tu rappliques, sinon je m'en vais.
— Bon, mon petit Jérôme, colle-toi à ta chaise et buvons notre jus tranquillement ; tu veux ?
Il me regarde, mais là encore il ne voit que la fille devant ses yeux. Je ne peux pas le blâmer, il ne saisit pas la situation. Il faut dire aussi que je suis déstabilisé et que j'ai bien du mal à ne pas filer tout de suite. Jérôme est assis en face de moi et me jette des coups d'œil assez… masculins, pour le coup. Il ne va quand même pas oser me faire du gringue, à moi, son meilleur pote !
— Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je n'ai pas picolé, je n'ai pas non plus fumé la moquette. Enfin, tu me connais : tu sais bien que boire ou me droguer ne me ressemble pas ! Tu sais tout ça aussi bien que moi. Ce matin, je me suis réveillé, et en allant pisser je me suis aperçu que j'étais différent, que j'avais des choses en plus et aussi en moins. Quand je t'ai ouvert la porte, je ne pensais plus que j'étais nu, et tu as bien dû t'apercevoir que je… j'étais autrement. Tu sais, ça m'a fait tout drôle à moi aussi ; j'ai beaucoup de difficultés à digérer ce qui m'arrive.
— Vous voulez me faire gober que vous êtes Daniel ? Vous savez comme moi que ce n'est pas possible. Qu'un mec reste un mec, que personne ne voit des seins lui pousser la nuit, que jamais on n'a entendu parler d'une bite qui se transforme en foufoune. Vous me prenez pour un abruti ? Y a seulement que chez les travelos que les queues deviennent des moules ; et encore, il faut une sacrée opération ! Alors, vous me dites ce qui se passe vraiment ici ? En plus, votre voix, je ne l'ai jamais entendue. Celle de Daniel, vous pensez bien que je la connais par cœur, depuis le temps qu'on fait des virées tous les deux ! Et puis un mec comme lui, ça ne se métamorphose pas en papillon comme vous.
Ce con ! Il éclate de rire. Quoi, ma voix ? C'est vrai, ça, je n'y pensais pas à celle-là. Il semble ne pas la reconnaître, alors l'imbroglio est encore plus touffu. Comment vais-je me sortir de là, moi ? Qui va pouvoir m'aider ? Eh bien, voilà que je réagis en femme : mes yeux se mettent à couler. Bon sang, moi qui ne pleure jamais, c'est gagné ! Et apparemment, je n'ai pas de fringues dans lesquelles je rentre encore correctement. La situation commence à me gazer, un peu, beaucoup. Je n'ai pas d'autre choix que de lui demander de me foutre la paix.
— Bon, écoute, si tu ne veux rien entendre, dégage ! Sors d'ici, laisse-moi tout seul. Allez, file, je me débrouillerai tout seul.
— Mais aussi, arrêtez de dire « tout » ; les femmes disent « toute ». Employez le féminin pour vos phrases. Et si vous ne me racontez pas ce qui se passe ici, j'appelle les flics.
— Oui ? Eh bien en attendant, fiche-moi la paix et prends la porte, vite ! Allez, tire-toi !
Il a quitté mon appartement. Mais cette solitude forcée me pèse, et c'est dimanche. Où vais-je trouver des vêtements de femme, moi ? Je ne peux pas aller me balader avec des frusques qui me font ressembler à un épouvantail. Il est déjà deux heures de l'après-midi et j'ai faim. Je me fais une omelette, mais elle passe difficilement. J'ai des nausées. Je ne vais pas être enceinte, par-dessus le marché ! Je ris presque de ma bonne blague, mais… va savoir…
La fin de ce dimanche est des plus moroses. Je somnole sur mon canapé jusqu'à la nuit, mais chaque sursaut me ramène à cette triste réalité. J'ai bien tenté de dormir pour de bon, mais quand j'ai cru y parvenir mon esprit m'a fait revenir vers ce corps qui m'emprisonne, qui m'empoisonne. J'ai encore aussi cette sensation d'érection. Je ferme les yeux et je tâte pour savoir si « popaul » est de retour, mais rien ; juste cette fente que j'évite comme la peste. Des bouffées de chaleur m'envahissent par moments ; comment les décrire ? Une envie interne de faire l'amour. Mais, bon Dieu, qu'est-ce que je fous dans cette peau de fille ?
J'ai comme tout un chacun un jour sans doute fantasmé sur ce que les filles doivent ressentir ; eh bien, je suis servi, côté rêve ! Me voilà bien affublé, bien accoutré, et c'est l'opération la plus complète que l'on n'ait jamais vue. Je me dis que je devrais peut-être faire contre mauvaise fortune bon cœur, mais c'est dans ma tête que ça ne passe pas. Avoir un cerveau d'homme et un corps de femme, je n'arrive pas à l'assumer. Les idées les plus noires tournent dans mon crâne. J'en ai des crampes dans le ventre, dans l'estomac – enfin, je ne sais pas vraiment où elles se situent ; peut-être partout à la fois, finalement.
Les heures de la nuit m'enfoncent encore plus dans le foutoir de mon cerveau. Le réveil avec ses chiffres au plafond lui aussi me perturbe. Je ne le lâche plus des yeux. Huit heures. Je fouille dans mon armoire ; j'y trouve un slip un peu plus petit que les autres. Il a une poche kangourou. Sexy ! Pour me le mettre sur ce cul que je ne connais pas, que je ne reconnais plus. Un jean que je ne portais plus depuis des lustres et des chaussettes ; quelle touche j'ai ? Mon Dieu, la dégaine… Enfin, ça doit aller pour que je parvienne au magasin de vêtements le plus proche. Maintenant je tourne en rond dans mon appartement. Les boutiques n'ouvrent que vers les neuf heures en principe, mais je n'ai pas pour habitude d'y aller de si bonne heure. J'enfile aussi une paire de baskets ; là encore elles sont trop grandes pour mes pieds.
Je suis devant l'entrée de ce haut lieu de la vente féminine ; je suis le premier client du matin. Quand les portes s'ouvrent, je vais vers l'endroit où se trouvent les sous-vêtements féminins. C'est un étalage inouï de culottes, de soutiens-gorge. Il y a encore quelques jeunes filles qui finissent d'achalander le rayon. J'ai droit à des regards assez spéciaux. Je dois faire figure de marginal. Ah zut, je dois mettre un « e » à marginal ? Je ne m'y fais pas vraiment à cette nouvelle façon de voir les gens me reluquer. Je me verrais dans la rue ou ici, je me foutrais de ma gueule. Un autre problème : comment choisit-on la taille des bonnets de ces machins-là ?
— Vous cherchez quelque chose, Madame ? Je peux vous aider peut-être ?
J'entends bien la vendeuse qui parle, mais il faut un certain temps à mon cerveau pour comprendre que c'est à moi qu'elle s'adresse avec sa « Madame ». Je ne vais quand même pas lui dire que j'ai vingt-trois ans et que je cherche la taille des bonnets d'un soutien-gorge ! Elle va penser que je me moque d'elle. Oui, mais alors, comment faire ? Et ces étiquettes qui ne donnent pas d'indications claires… Bon, il ne me reste qu'à prendre un modèle de chacun et aller en cabine les essayer. Eh bien, allons-y ! Une, deux, trois et quatre tailles, mais dans des couleurs différentes, je ne veux pas éveiller l'attention. Direction la cabine pour les enfiler.
Le quatre-vingt-cinq ne me va pas trop mal, et c'est bon avec une lettre B. C'est petit, c'est volumineux ? Pfft ! Je m'en fous pourvu que je sois bien dedans. Finalement, c'est chaud, ces engins-là. Allez, je garde ceux-ci et je fais de même avec les culottes. Le trente-huit semble être la bonne taille. Un jean aussi, et un chandail qui semble assez bien assorti avec les tons du pantalon de toile et je file vers les caisses. Au moment de sortir mon carnet de chèques, je me ravise. Hé, et si le nom ne correspondait pas ? Je vais encore avoir l'air d'un abruti. Finalement, j'ai assez de liquidités sur moi pour donner des billets à la caissière. Je sors rapidement et regagne mon appartement. Je me mets sur le dos mes achats.
J'ai déjà une autre tournure, encore que les chaussures dénotent un peu. Bon, c'est passable pour une nouvelle fille d'une seule nuit. Je fouille partout ; impossible de retrouver mes papiers d'identité. Où ai-je bien pu les fourrer ? Du reste, je ne retrouve aucune lettre, aucune facture portant mon nom. Pas de carnet de chèques, bien moins encore de carte bleue, mais enfin c'est quoi ce piège ? J'ai évité de répondre au téléphone. Je ne veux pas de contacts avec les gens que je connais ; je veux que cette chose, ce maléfice qui m'atteint se termine vite, mais je n'ai pas du tout un début de piste pour savoir ce qui m'arrive. Je prends conscience des différences fondamentales, externes bien sûr, que mon nouveau corps présente avec l'ancien. Je perçois plus en profondeur que des changements internes se sont produits.
J'enregistre ma voix pour l'écouter. Rien à voir avec celle du mâle que j'étais. Que faire ? Je me sens enfermé dans quelque chose qui va me détruire si je ne bouge pas. Eh bien, comme je ne désire pas rencontrer des personnes connues, je vais aller faire un tour au centre-ville. Je vais aller prendre un verre, et je verrai ce qui se passe. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un bar ; j'ai besoin d'un bon demi de bière, alors j'y vais. Le garçon me sert sans un mot. Il encaisse mon pognon sans me jeter un regard. À la table près du comptoir, deux femmes d'une trentaine d'années et un homme discutent ; leurs regards se posent sur moi de temps en temps, ou sont-ce les miens qui volent vers eux ? Vieux réflexe de garçon qui tente de jauger les possibilités de lever une fille. Merde, j'en oublie ma condition nouvelle !
Mais l'une d'elles me regarde curieusement. Un sourire. Je l'ai rêvé ou est-il vraiment passé sur ses lèvres ? Mais aussi, était-il pour moi ? Le mec, lui aussi, me regarde constamment mais franchement ; je ne me sens pas concerné. Les deux femmes sortent, et il reste là à me rezieuter. Puis le voici qui s'approche, son verre de bière à la main.
— Vous permettez que je m'asseye près de vous ?
Je lui réponds un drôle de oui ; je pense que je viens de faire une bêtise en ouvrant la bouche. Ma voix n'a pas vraiment ce que l'on peut appeler un timbre masculin. Je n'ai pas encore dit trois mots que l'autre se présente, presque triomphant :
— Gino ; enchanté de faire votre connaissance, Madame…
C'est juste par réflexe que je m'entends, dans un brouillard, lui donner le seul prénom qui me vient à l'esprit :
— Daniel.
Et je réalise d'un seul coup qu'il ne peut pas faire la différence entre le féminin et le masculin de mon prénom. Je me sens vulnérable, je ne sais plus quoi faire ni dire non plus. La seule chose à laquelle je pense, c'est que je ne suis pas attiré par les hommes. Zut, je suis condamné à devenir lesbienne si mon anatomie première ne rapplique pas de toute urgence. L'autre « gros lourd » commence une scène du grand huit ; il me fait le coup du dragueur impénitent qui connaît tout sur tout, mais mon esprit est ailleurs. Encouragé – mais je le comprends – je ne dis rien, alors il s'imagine que j'acquiesce. Il tente de me prendre la main ; je la retire précipitamment et lui dis gentiment en le regardant :
— Laissez tomber, je préfère les femmes, et depuis toujours.
La réponse m'arrive, cinglante et discourtoise :
— Ce n'est pas vrai… Il n'y a qu'une gouine ici, et c'est moi qui viens la draguer ! Allez, salut. Je me tire, espèce de morue !
Eh bien, voilà une vie de femme qui débute d'une manière plutôt étrange ! Je suis abattu et le regarde s'éloigner vers le bar, son verre de bibine vide entre les doigts. Je me dis qu'il est temps de faire un tour à pied si je ne veux pas trop d'histoires dans le bistrot, d'autant que cet imbécile malappris n'a pas été d'une discrétion exemplaire. Les trois ou quatre autres consommateurs ont tous dirigé leurs regards vers ma table, alors je file avant que ça ne tourne au vinaigre. La piécette que j'ai lancée sur le zinc en guise de pourboire n'a pas fini de tournoyer que je suis déjà dans la rue. J'ai quelques difficultés d'adaptation, c'est sûr ! Je ne sais pas comment me comporter avec ce nouveau look que j'affiche, bien malgré moi. Je traverse le parc et finis par venir échouer sur un banc. J'ai les yeux qui me piquent un peu ; envie de pleurer, envie de crever ici.
Une autre fille, jeune aussi – vingt-cinq ans tout au plus – est venue se poser sur le même banc que moi. Comme elle me ressemble, perdue, triste, enfin paumée, comme je le suis… Mon désarroi et le sien sont visibles, sans doute. Alors, levant les yeux, elle se met à me parler. Je ne comprends rien de ce qu'elle baragouine, mais ça me fait du bien. J'arrive enfin à saisir qu'elle est à la rue : pas de maison, pas d'argent, rien mangé depuis deux jours, et qu'elle ne sait plus comment s'en sortir. Je ne peux quand même pas lui raconter que je suis un mec sous des aspects de femme. Elle me prendrait pour un travesti, et je n'en sortirais pas grandi. C'est ce silence qui, finalement, est la pire des prisons pour moi. Enfin, après quelques minutes de dialogue, elle accepte de me suivre dans mon appartement et de partager un peu de mon déjeuner. À deux, c'est sûrement plus simple à affronter, les désordres personnels de type inconnu.
Je refais le chemin à l'envers, accompagné de cette Béatrice dont j'ignore absolument tout. C'est un beau brin de fille, un morceau de choix pour un mâle en quête de chair fraîche. Mais je suis un peu en position d'infériorité en ce moment ! Je n'ai pas plus les attributs nécessaires pour tenter une approche un peu plus profonde. Deux paumés, dans la soirée, qui entrent dans l'immeuble où je vis ; deux personnes qui ont un point commun, finalement : elles sont déboussolées et cherchent juste un peu de chaleur humaine. Notre repas est vite fait. Béatrice s'avère être de bonne compagnie, et je cherche un moyen de lui dire ce qui m'arrive. J'ai besoin d'en parler, de raconter, de me libérer. C'est fichtrement compliqué d'aborder un pareil sujet, et à une presque inconnue qui plus est. Alors que je lui fais un café, j'ai une larme qui finalement dégouline de ce coin de l'œil mesquin. Elle me trahit : elle démontre toute ma faiblesse. Béatrice s'est levée pour venir vers moi.
— Tu es gentille, tu es une belle fille ; ne pleure pas ! Je n'ai pas envie de me mêler de tes affaires, mais il me semble que tu as tout pour être heureuse, un bel appart. Tu ne parais pas fauchée comme moi. Tes fringues ne sont pas du meilleur goût, mais elles sont neuves. Alors si c'est pour un mec que tu te mets dans cet état, laisse tomber : il n'y en a pas un qui vaille ces larmes-là.
Alors que debout devant l'évier je tente, maladroitement, de masquer l'arrivée d'une autre foutue larme, elle pose sa main sur mon bras, et c'est une sensation bizarre qui me parcourt l'échine tout entière. Elle m'électrise tout de go et j'ai une réaction épidermique de mâle : encore l'étrange sentiment qu'au fond de mon ventre une queue vient de se tendre. Et pourtant ma main qui frôle la braguette du pantalon ne décèle aucune bosse significative. C'est autre chose que je ressens : une envie d'être câliné par cette femme, reflet de moi, et je ne suis pas sûr que ça me plaise plus que cela. Je n'arrive pas à imaginer un quelconque élan de tendresse ou d'amour pour cette autre qui me caresse le bras. Je ne saurais pas m'y prendre, et je n'aurais pas vraiment envie de passer pour un con. Mais les doigts de Béatrice ne restent pas inactifs ; ils se livrent à un ballet des plus calmes. Ils vont et viennent sur ma peau, remontent jusqu'à mon cou, me filant une chair de poule impossible à cacher.
Je ne sais pas comment réagir à cette chaleur féminine qui me perturbe pour l'instant, jetant encore plus le doute dans mon esprit. Je sens que je dois me bouger, soit d'une manière qui va la faire s'arrêter, soit l'encourager ; et je ne sais plus, moi le mec dans la peau d'une femme, comment je dois me comporter. Je sais bien qu'elle ne peut voir en moi que cette image de la femelle que j'expose à sa vue. Ses yeux, eux, ne voient en ma personne qu'une fille, mais mon esprit me dicte ma conduite de mâle, et j'ai bien peur qu'il existe un vrai décalage entre ce qu'elle attend et ce que je suis capable de lui offrir. La tentation est terrible, mais dois-je succomber à ces élans qu'elle commence à me prodiguer avec une certaine maîtrise, je dois bien le reconnaître ?
— Tu sais, je ne suis pas bisexuelle ; je ne sais pas si je peux, si je saurais faire cela…
Pas d'autres mots ne franchissent mes lèvres. Les siennes sont venues clore toute forme de protestation ou de refus. Je sens cette langue bien vivante qui m'ouvre la bouche. Comme c'est bon de ressentir encore une quelconque excitation, malgré les événements ! Elle se frotte contre moi ; c'est elle qui dirige les manœuvres maintenant. Je suis sa chose. Elle me tripote partout, et finalement je laisse aller la musique. Elle doit avoir une bonne dose d'expérience, et moi, le mâle-femelle, j'apprécie ces caresses qui me font oublier cette consternante condition dans laquelle je surnage depuis hier matin. Des doigts chauds courent sur ma peau. Ils retirent avec dextérité mon chandail, puis le jean, lui aussi, se retrouve au sol. La langue de Béatrice me donne des frissons en parcourant des endroits de moi que je ne connais pas encore.
Mes seins, elle les lèche, les tripote avec ses doigts, sa bouche ; elle les mordille, et je trouve cela plutôt bon, presque excitant. Mais quand elle commence à aller traîner avec sa main du côté de mes cuisses, puis entre elles, je me mets à flipper un peu ! Si la queue qui y séjournait encore il y a peu de temps s'y trouvait toujours, j'adorerais cela sans aucun doute. Mais là, c'est aussi l'inconnu pour moi. Elle s'active pourtant de si belle manière que je sens au creux de mes reins une délicieuse envie qui me perturbe. Je penche ma tête et nous roulons tous les deux sur la moquette, près du canapé de velours marron que nous n'avons pas daigné regarder.
Elle me fait un effet bœuf, cette femme, avec ses caresses si bien données. J'ai les jambes qui en tremblent, j'ai des frissons qui me courent partout, sur, sous, et dans la peau. Elle me touche ces seins qui m'horripilent, qui m'inquiètent, qui… finalement, qui s'avèrent assez érectiles. Sans que je puisse empêcher, refuser cela, les pointes brunes de ces deux globes se tendent vers les mains qu'ils attendent, et je trouve que ce n'est pas si mauvais. Après quelques passages des doigts, je m'y suis habitué et j'aime ça finalement, comme si c'était normal qu'un mec se laisse tripoter sa poitrine de femme. Mon cerveau assimile ces sensations nouvelles, et je me dis que c'est agréable ; enfin, je me plonge dans cette envie que Béatrice fait exploser en moi. Sa bouche est partout, mais je réagis encore comme un homme et mon bassin va d'avant en arrière, comme si mon bas-ventre était encore masculin.
Je découvre le dérisoire d'une situation qui me dépasse largement. Comment vais-je arriver à gérer cette crise qui fait bouillonner mon cerveau ? Je n'en peux plus d'être excité, mais rien n'est plus vraiment dans les normes et je ne sais pas m'y prendre autrement que comme un garçon. Et puis zut ! Au diable, cette trouille qui m'habite ! Je peux aussi me laisser aller, tripoter également ce corps avec lequel elle veut bien me laisser jouer. Mes doigts savent faire, pourtant : j'ai souvent – enfin, de temps en temps – touché des filles. Il me suffit de faire abstraction de ces changements dans mon anatomie, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. J'ai un sentiment d'infériorité manifeste et je n'arrive pas à assumer ce que je suis. Je vais être un mauvais amant ; je devrais dire amante, sans doute.
Ce cauchemar, quand est-ce qu'il va prendre fin ? Il s'arrêtera bien à un moment ou à un autre. Et cette espèce de chaleur, là au fond de mon ventre… C'est comme une érection, mais c'est aussi tellement différent que c'en est flippant. Bon, ma bouche, elle sait quand même encore comment faire avec les seins de Béatrice. Celle-ci glousse doucement, donc je ne dois pas m'y prendre trop mal. Elle a abandonné ses caresses pour se laisser bercer par les miennes que je débute. Je me livre à des effleurements sur toutes les parties de sa peau auxquelles j'ai accès. Ouf, il semble que de ce côté-là au moins, ce soit toujours efficace. Elle gémit en permanence alors que ma langue laisse une traînée de salive de son cou à sa poitrine.
Mes mains ne restent pas inactives non plus, et elle se trémousse sans arrêt, signe évident qu'elle n'est pas insensible à ces câlins que j'ai vraiment envie de lui prodiguer. C'est juste qu'un décalage persiste entre l'action de mes doigts et mon cerveau. Mais le feu qui couve en moi, cette attente, la crispation de tous mes sens en éveil, et voilà qu'il faut que je libère toute la tension qui fait de mon être une sorte de pile électrique en surcharge. Je ne me contrôle plus tout à fait, et c'est un retour immédiat, cinglant, qui me cueille à froid… non à chaud.
— Doucement, attends, je vais te montrer ; sois douce. C'est la première fois que tu fais l'amour à une femme ? Sois douce. Les caresses que tu fais, il n'y a que les hommes pour en faire de pareilles. Si j'avais voulu un bourrin, j'aurais cherché un mec. Allez, donne-moi ta main, que je te guide vers ce que j'aime !
Comment te dire que je suis un homme, que ce que tu touches, ce que tu sens, tu respires, Béatrice, ce n'est pas un corps de femme : c'est un outrage à la Nature, c'est une hérésie. Je suis un mec, mais comment te le dire sans que tu rigoles ? Pourquoi ne puis-je pas le montrer ? Pourquoi ? Mais tu ne comprendrais pas, sans doute… Je n'arrive pas à me montrer doux ; ce n'est pas ma nature d'être rude, mais je suis perturbé. Si tu étais à ma place, comment tu réagirais ? Bien sûr, aucun de ces mots ne franchit mes lèvres, et je la laisse prendre ma main, la guider doucement entre ses deux jolies jambes entrouvertes. Elle s'évertue à la faire frôler lentement l'intérieur d'une cuisse, la paume bien à plat. Alors je répète les mouvements qu'elle vient de me faire faire sur l'autre cuisse et je continue seul, dans cette avancée, vers la grotte que mes doigts découvrent maintenant.
Sa respiration s'est accélérée ; sa poitrine et son ventre montent rapidement pour redescendre au rythme de son souffle qui se saccade de plus en plus. Je laisse mon instinct une nouvelle fois parler, et je la vois vibrer sous mes doigts. Sa fente s'ouvre, et c'est presque avec délectation qu'elle me sent m'introduire bien au fond de ce sanctuaire qui pleure maintenant. Ma main est calée, avec mon index enfoui en elle. Je le tourne, le retourne, et ma langue vient aider l'impertinent qui creuse à la recherche de ce plaisir camouflé, le coquillage rosé. Les gémissements se font râles ; ils s'intensifient, et enfin sous les effets conjugués de mes caresses manuelles et linguales elle se cabre, tend son corps comme un arc et frémit de partout. Béatrice empoigne ma tignasse rousse et appuie sur ma tête comme pour tenter de me faire entrer tout entier dans sa foufoune qui coule.
— Eh bien, tu apprends vite… C'est trop bon. Tu as une bonne langue, ma belle ! Ouah, c'est le pied ! C'est pour des instants comme ceux-là que j'aime les femmes. Tu vois, les hommes, c'est plus rude ; ils sont moins doux. Et pour une première fois, tu m'as donné un énorme plaisir. Merci, Danièle.
Si tu savais, ma belle Béatrice, que je suis un homme, me dirais-tu tout cela ? Mais tu ne peux pas te douter que je ne suis pas ce que tu crois voir.
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