Chapitre 8

— Il m’a téléphoné. Ce matin. Aux aurores.
— Qui ça ? Martial ? Il a pas perdu de temps, dites donc ! Et alors ?
— Et alors je lui ai dit que je pouvais pas lui parler, que j’étais surbooké. De rappeler à six heures.
— Histoire que je sois rentrée. Que je puisse écouter. Vous êtes un amour.

Elle a jeté un coup d’œil à la pendule.

— Moins cinq. Il va pas tarder.

S’est fait un nid de coussins au creux du canapé.

— N’empêche… Vous vous êtes pas rendu compte, hein, hier soir…
— Que quoi ? Que tu t’es offerte à toi-même, après, dans ta chambre ? Si ! Bien sûr que si ! Tu étais même très expansive.
— Oui. Non, mais pas ça. Avant. Quand il était là. Sous la table, je me le suis fait. Pendant qu’il me posait toutes ces questions, là.
— Ça s’est absolument pas vu.
— Oui. Oh, j’ai pas poussé le bouchon trop loin non plus. Juste quelques effleurements. En mode discrétion absolue. C’était trop tentant, attendez, de voir l’effet que je lui faisais. Je peux pas résister, moi, à ça. Et puis alors me dire que c’était devant lui, comme ça, en causant, et qu’il se doutait de rien…

Mon portable a sonné.

— C’est lui ?

C’était lui.

— Martial ? Oui. Excuse-moi pour ce matin.
— Oh, c’est pas grave !
— Ça va ?
— Ça va, oui. Sauf que je suis crevé. J’ai pas fermé l’œil de la nuit. Me demande pas pourquoi.
— Clorinde ?
— Ben oui, Clorinde, oui. Une fille comme ça, tu peux pas rester insensible, attends, c’est pas possible.
— Ah, elle a du charme, hein !
— Du charme ? Elle est super canon, oui, tu veux dire…
— Sans compter qu’elle a tout plein de qualités par ailleurs.
— Je me demande comment tu fais. Je me demande vraiment comment tu fais. Vivre comme ça, avec une nana de rêve, sous le même toit, sans que… Non, mais je deviendrais fou, moi ! Complètement fou. Me dis pas que… T’as quand même bien tenté ta chance, non ?
— J’ai vingt ans de plus qu’elle. Vingt-cinq, pour être précis.
— Qu’est-ce tu t’en fous de ça ? Tu parles !
— Mais elle, elle s’en fout peut-être pas.
— T’as qu’à y croire ! Un type qu’a un peu de bornes, elles apprécient toujours, les filles, à cet âge-là. Il y a de l’expérience. Il y a du savoir-faire. Ça les rassure. Ça les valorise. Et ça rend les copines jalouses. Non, si t’y vas pas, je monte au créneau, moi !
— Tu fais bien comme tu veux.
— D’autant que t’as entendu. Elle l’a dit : elle pense qu’à s’amuser en ce moment. Ah non, j’y vais, moi ! J’y vais ! Pas question de laisser passer une occasion pareille. J’en aurais du remords toute ma vie. Je peux compter sur toi ?
— Pour ?
— Me faciliter les choses. M’inviter aussi souvent que possible. Me laisser éventuellement seul avec elle. Essayer de savoir ce qu’elle a dans le ventre. La faire parler. Lui faire dire ce qu’elle pense de moi. Enfin tout, quoi ! Tout ce qu’est possible.

Elle m’a fait signe d’accepter.

— Tu peux compter sur moi.
— Merci. Je te revaudrai ça !


Elle a hoché la tête.

— Il est bien sûr de lui, votre Martial, là.
— Je l’ai toujours connu comme ça.
— Oui, ben il me passera pas à la casserole. De ce côté-là, il y a pas le moindre risque. Par contre, quel pied je vais prendre à le regarder faire la roue devant moi, alors ça ! Bon, mais dites-moi, on est quel jour ?
— Le quinze. Non, le seize. Pourquoi ?
— Le seize, oui. Et vous avez pas oublié quelque chose ?
— Wouah ! C’est ton anniversaire.
— C’est mon anniversaire, oui. Depuis ce matin. Et vous vous en fichez complètement.
— Mais non, mais… Je suis désolé. Va vite te préparer, tiens ! Je t’emmène au restaurant.
— Et un bon, hein ! Vous avez intérêt, si vous voulez que je vous pardonne…

Un bon. Étoilé. Avec des nappes blanches. Des chandeliers. Et des serveurs aux petits soins.
Elle s’est penchée.

— Qu’est-ce tu regardes ?
— La nappe. Elle descend bas. Elle cache. Comme ça, si jamais l’envie me prend d’aller me rendre une petite visite là-dessous…
— Tu es infernale !
— De plus en plus. Et c’est de votre faute.
— Ben voyons…
— Enfin, grâce à vous, plutôt ! C’est vrai qu’il y a eu – et qu’il y a encore Emma – mais Emma, c’est pas pareil. C’est une femme. Vous, vous êtes un homme et vous me jugez pas. Jamais. Du coup, je peux me laisser aller à être complètement ce que je suis. Comme ça fait du bien ! Je me sens au large. Et je me découvre. Si, c’est vrai, hein ! Il y a tout un tas de pans de moi-même dont je me rends compte que je ne leur laissais pas vraiment les coudées franches. Que je les bridais. Ou que je les vivais en demi-teinte. On a beau se dire qu’on se fout du qu’en-dira-t-on comme de l’an quarante – quitte à faire quelquefois de la provoc, et ça, je sais faire, quand il faut ! – c’est jamais tout à fait vrai. On a toujours le regard des autres qui nous traîne plus ou moins dessus. Sauf que le vôtre, de regard, il rend tout ce qu’il touche simple. Naturel. Tout va de soi. J’adore capter les regards des hommes ? Les retenir ? C’est bien. C’est même très bien. Les exciter m’excite ? Vous n’y trouvez absolument rien à redire. Bien au contraire. Chaque fois que j’en ai l’occasion, je mate leurs queues avec délectation ? Et alors ? Vous voyez vraiment pas pourquoi ça devrait poser problème. Du moment que j’y trouve mon compte. Mais le « pire », depuis que je vous connais, c’est ça : me branler. Non mais, comment ça me tient ! Dix fois plus qu’avant. Et c’est pas peu dire. Sans arrêt j’y pense. Tous les jours je me le fais. Au moins une fois. Quand c’est pas plus. Il y a toujours quelque chose, à un moment ou à un autre, qui me donne envie. Et vous savez ce qu’a changé ? C’est que maintenant j’accepte complètement l’idée que je prends bien plus de plaisir toute seule qu’avec un mec. Avant, ça n’empêchait rien, non, bien sûr, mais j’avais quand même toujours une petite voix en arrière-fond qui me disait que c’était pas normal. Que j’étais pas normale. Que c’était dans l’autre sens que ça devait être. Eh ben, non ! C’est comme ça. Je suis comme ça. Et puis voilà.
— Et qu’est-ce j’ai à voir, moi, dans cette métamorphose-là ?
— Je sais pas. Tout ce que je sais, c’est que c’est lié à vous. Et ça, j’en suis sûre. D’ailleurs…
— D’ailleurs ?

Elle n’a pas répondu. Ses yeux se sont perdus dans le lointain.

— D’ailleurs ?
— Non, rien. Plus tard je vous dirai. Tout à l’heure. À la maison.
— Clorinde…
— Oui ?
— Donne-moi ta main.

Elle m’a tendu la gauche.

— Non. L’autre… Celle qu’est sous la table.

Je l’ai portée à mes narines. Y ai posé les lèvres. En ai englouti un doigt.

— Tu as bon goût. Très.