Les chevaliers du zodiaque II :
les vices du Sanctuaire
Nathan Kari24/02/2021
La décadence
— On est bientôt arrivé ?
La saleté m'ignore encore. Nous marchons depuis des heures dans un silence pesant et sous un soleil de plomb. Je ne sais plus combien de champs et de bois nous avons traversés jusqu'à maintenant. Elle trace la route à quelques mètres devant moi, et avec son armure je ne peux même pas mater son cul pour me consoler.
— On est bientôt arrivé ?
Elle soupire d'exaspération.
— On est bientôt arrivé ?
— Non, grogne-t-elle.
« Ah, bah tu vois, ce n'est pas compliqué de répondre à une question. » Moi qui pensais que la mission serait excitante – surtout avec elle à mes côtés – j'ai vite déchanté. Pour l'instant ce n'est que de la marche depuis des heures. Je crois que je commence à avoir des ampoules aux pieds.
— On est bientôt arrivé ?
— Oui.
— C'est vrai ? me réjouis-je.
— Non. Alors TA GUEULE !
— Mais si au moins je savais où on va… me plains-je.
— Nous empruntons la voie que Dieu a tracée pour nous.
— Dieu ? Non mais, sérieusement, où va-t-on ?
— Vraiment, ferme-la maintenant, chevalier du Bélier, ou tu vas finir par déguster sévère. Je t'ai emmené avec moi pour retrouver le Phénix Noir, mais à aucun moment je n'ai souhaité t'entendre prononcer le moindre mot ; alors ferme-la jusqu'à la fin de la mission.
Du peu qu'on m'en a dit sur elle, je sais qu'il ne faut pas prendre la menace à la rigolade. Marie de la Vierge… sacré numéro, celle-là ! J'ai vraiment envie d'en connaître plus sur elle.
Finalement, au bout d'un moment, agacée d'entendre mon ventre se plaindre sans arrêt, Marie décide de faire une pause repas. Nous nous asseyons sur des rochers, l'un en face de l'autre et commençons à se sortir des casse-dalles de nos sacs de voyage. Avant d'entamer le sien, je la vois joindre ses deux mains l'une contre l'autre et commencer à prier. Elle s'arrête assez rapidement et me jette un coup d'œil noir. Merde alors, elle est sérieuse ?
Bon, allez, je joue le jeu et l'imite, ne voulant pas me la mettre à dos et avoir au moins une chance infime de la séduire. Mon geste semble la satisfaire. Tant qu'on y est, prions réellement. Je n'ai jamais cru à ce genre de connerie, mais sait-on jamais. Les mots commencent déjà à s'aligner dans ma tête : « Dieu, si tu existes… ou Athéna, ou Aphrodite… peu importe le dieu qui veut entendre ma prière, fais que notre voyage se révèle intéressant, qu'il nous réserve plein de combats à mort. Fais aussi que Marie s'intéresse à moi, qu'on s'embrasse, qu'elle tombe folle amoureuse de moi et que nous nous marions… Désolé, je m'enflamme ! Je délire, même. Mais je voudrais au moins la baiser pour commencer. On verra après pour le reste. Voilà, j'te demande juste un petit geste sympa en ma faveur, qui que ce soit au bout de la ligne. Amen. »
J'entame mon sandwich tandis qu'elle finit de prononcer sa prière à voix basse. Le benedicite, je ne pensais pas que ce genre de pratique avait encore cours à notre époque. Mais bon, je ne vais pas commencer à critiquer ou à me moquer, pour ne pas la froisser. J'ai décidé de me tenir à carreau : bien lavé, bien rasé, toujours à l'heure, elle ne pourra pas me juger sur mon manque de discipline et sera obligée de reconnaître que je suis différent des autres chevaliers d'or.
— Alors, où va-t-on ?
Merde, mes lèvres ont prononcé ces mots sans même que je m'en rende compte. La Vierge relève ses yeux dans ma direction. Une haine féroce brille dans son regard et un énorme cosmos menaçant s'élève d'un coup d'elle. Elle semble faire un monstrueux effort pour contenir sa colère.
— Les trois crétins de rebelles qui t'ont attaqué, ils s'appelaient comment ? Ils venaient d'où ?
— Quelle importance ? Ils sont morts maintenant.
— Imbécile, tu ne t'es même pas posé la question alors qu'ils sont une piste potentielle vers notre ennemie. En retraçant leur parcours, nous pourrons peut-être savoir comment ils sont entrés en contact avec le Phénix Noir et ainsi la retrouver.
— Et donc, on va où ?
— Puisque tu as été incapable de te poser ce genre de question basique, je vais te dire d'où ils viennent : ils sont tous trois originaires d'un petit village de pêcheurs, de pécheurs aussi, visiblement. C'est ici aussi qu'ils ont passé les dernières semaines, et c'est là où nous allons. Alors maintenant que tu as ta réponse, j'espère bien que tu vas enfin fermer ta grande gueule.
Eh ben, visiblement, ce n'est pas encore maintenant que je vais remonter dans son estime… Qu'est-ce que j'en avais à foutre, moi, des trois bronzes atomisés ? Comment aurais-je pu deviner qu'ils étaient tous originaires du même endroit ? Ce n'est pas parce que je n'ai pas cherché à savoir d'où ils viennent que je suis forcément un débile. Elle commence vraiment à me gonfler en me prenant pour un con… Mais qu'elle est belle ! Il faut que je rattrape le coup. Je sais, les femmes adorent qu'on s'intéresse à elles : il suffit de la faire parler d'elle.
— Ça fait longtemps que tu es chevalier au Sanctuaire ?
Nous avons repris notre marche depuis une heure. Elle s'arrête, grogne, se retourne avec le regard noir.
— Comment dois-je te l'expliquer ? Je ne t'ai pas emmené avec moi pour discuter et faire connaissance. Je n'ai pas l'intention de faire ami-amie avec toi. Tu n'es là que pour identifier le Phénix Noir, et après tu retournes dans le lupanar qui te sert de maison. Je tiens à n'avoir rien à faire avec les gens de ton espèce.
— Les gens de mon espèce ? Ouais, OK, je ne pense pas toujours à tout mais je suis plus malin que ce que tu t'imagines. Et je suis loin d'être un glandeur comme nos autres collègues. Oui, je reconnais que j'ai eu quelques minimes écarts de conduite depuis que je suis là, mais je suis sûrement celui qui prend sa mission avec le plus grand sérieux et la plus stricte discipline. Et au Jardin d'Aphrodite, jamais notre déesse n'a eu à se plaindre de mes services.
— J'en doute ! Mais même si ce que tu dis est vrai, ce n'est pas de ça dont je parlais. Crois-tu que j'ignore ce qu'est devenu le Sanctuaire derrière mon dos ? C'est la décadence ! Entre ceux qui copulent sans arrêt comme des bêtes immondes et ceux qui ne foutent rien à longueur de journée, le Sanctuaire est en train de sombrer. C'est la décadence, la grande décadence ! Le Sanctuaire n'est plus que l'ombre de lui-même, gangrené par des prostituées et des pervers dégueulasses. Il aurait bien besoin d'un bon coup de Kärcher, d'une petite colère divine pour exterminer tous ces sodomites ! Tu n'es qu'un des symptômes de cette déchéance, à l'image des autres chevaliers décadents.
— Putain, m'agacé-je, arrête de me juger sans me connaître !
Je m'énerve, je m'énerve, mais elle n'a pas tout à fait tort. Le Sanctuaire est loin de la vision idéalisée qu'on m'avait vendue. Enfin, peu importe, cela ne me dérange pas spécialement puisque j'y trouve mon compte ; ce n'est pas à l'époque des légendes que j'aurais pu croiser des Amalia ou des Judith.
— Je n'ai pas besoin de te connaître, maugrée-t-elle. Tu viens du Jardin d'Aphrodite, un lieu de décadence encore pire que le Sanctuaire. Un lieu aux mœurs dissolues et aux pires vices obscènes. Un lieu de dépravation satanique. C'est assez parlant sans que j'aie besoin de te connaître.
— Oui, je viens de là-bas ; et alors ? m'agacé-je encore plus. Et d'après toi, pourquoi j'ai quitté ce lieu ?
Ma question vient-elle de lui clouer le bec ? Aurais-je mis à mal ses idées toutes préconçues sur moi ? Cool, il y a peut-être une carte à jouer, quitte à mentir un peu.
— C'est justement pour ces raisons que j'ai quitté le Jardin d'Aphrodite. Je n'étais pas à ma place, là-bas. Je pensais l'être plus au Sanctuaire, mais j'ignorais que ce dernier prenait la même direction.
Bon, la dernière fois que j'ai menti pour me faire une femme, je me suis retrouvé avec un apprenti sur les bras ; espérons que cette tactique fonctionne mieux cette fois-ci. Visiblement, mon bobard fait mouche puisqu'il semble mettre à mal les certitudes qu'elle avait à mon encontre. Son visage s'adoucit.
— Alors tu n'es pas un dépravé décadent ?
— Pas le moindre du monde, mens-je.
— Bon, ça ne change rien, se remet-elle en marche. Je ne veux toujours rien entendre de toi. En route avant que je m'énerve vraiment.
Ces dernières phrases n'étaient pas aussi fermes que les précédentes, et j'ai cru distinguer la naissance d'un sourire ; un magnifique sourire, d'ailleurs. Ouais, je gagne du terrain ! Il sera grand temps de lui dire la vérité plus tard, quand elle se montrera un peu plus ouverte. Pour le moment, l'objectif est qu'elle accepte ma présence à ses côtés.
— Bon. Alors tu viens d'où exactement ? retenté-je.
— Je suis originaire d'un petit village dans le Sud de la France. Mes parents étaient de fervents et importants membres de notre communauté. Ils m'ont élevée dans la plus pure et stricte éducation religieuse et m'ont très tôt révélé que j'aurais un destin exceptionnel. Ils disaient que Dieu m'avait choisie et que je devais devenir son bras armé. J'ai donc quitté mon foyer à dix ans pour suivre mon entraînement au Vatican. J'y ai souffert mille tourments, mais c'était un mal nécessaire qui m'a apporté la force et la foi pour accomplir ma destinée. Une fois mon entraînement terminé, on m'a envoyée au Sanctuaire pour que je revendique l'armure de la Vierge. J'ai écrasé toutes mes concurrentes. Cela a été facile : elles n'étaient que de vulgaires décadentes indignes de revêtir l'armure de la Vierge. Seule moi, qui était née et avait grandi dans cet objectif, le pouvait.
Très intéressant, tout ça… Voilà qui m'éclaire plus sur sa psychologie. Si on lui a collé plein de conneries religieuses dans le crâne depuis qu'elle est toute petite, ça ne m'étonne pas qu'elle soit aussi fermée d'esprit. Merde, ça va vraiment être compliqué pour réussir à coucher avec elle ; il va falloir contrer toutes ces années de baratin.
— Moi, mes parents m'ont emmené en Grèce alors que j'avais huit ans. Ils ne trouvaient plus de boulot au pays, et on disait qu'Aphrodite offrait une seconde chance à tous les miséreux. J'ai toujours été bagarreur et j'ai toujours refusé de me laisser marcher sur les pieds, alors quand des apprentis chevaliers ont commencé à me chercher des noises, je ne me suis pas laissé faire et je les ai attaqués. Bien sûr, je me suis fait défoncer, mais ma témérité a attiré l'attention d'Aphrodite. Elle a vu un potentiel en moi et m'a confié à un instructeur. C'était un vrai con, et il se foutait complètement de moi ; à vrai dire, je le lui rendais bien aussi. Malgré tout, sous un heureux hasard de circonstances je suis devenu à l'âge de quinze ans propriétaire d'une armure mineure, et j'ai commencé mon service en tant que gardien d'Aphrodite. Avec mon père, ça faisait un moment qu'on ne s'entendait plus. J'ai donc profité d'être enfin indépendant financièrement pour quitter le domicile familial et prendre mon envol. Je ne gagnais pas grand-chose, mais c'était suffisant pour combler mes quelques besoins. Et puis ce n'est que trois ans plus tard que j'ai été repéré par l'un des Gardiens Éternels – le grade le plus élevé, là bas – qui m'a fait reprendre l'entraînement, ce qui m'a permis de revendiquer l'une des armures de Gardien Éternel jusqu'à ce que je pose ma démission pour rejoindre le Sanctuaire.
Pas de réaction : elle continue de marcher comme si je n'avais rien dit. On dirait qu'elle se fout complètement de mon histoire. Merde, quoi : c'est bien la première fois que je me livre ainsi à une femme, et ça lui fait ni chaud ni froid. J'étais un enfant pauvre qui, malgré toutes les difficultés de la vie, a réussi à se hisser dans l'élite de la chevalerie ; elle pourrait au moins montrer un peu de reconnaissance.
Alors que notre route se poursuit, une question me taraude l'esprit : qu'en est-il de la sexualité de la Vierge ?
— Alors tu n'as jamais eu de petit ami, je suppose…
— Quoi ? Et puis quoi encore ? Pour qui me prends-tu ? Je te l'ai dit : j'ai été élevée dans la plus pure et chaste éducation. La « Vierge » n'est pas qu'une armure pour moi.
— Mais, quand même, tu n'as jamais été tentée par une petite partie de jambes en l'air ?
— Absolument jamais ! répond-elle, choquée. Comment je dois te l'expliquer, à la fin ? Je suis chevalier de la Vierge, et en tant que telle je tire ma force de ma chasteté et de ma foi en Dieu. J'ai fait vœu de chasteté, et Dieu m'a accordé un puissant cosmos en retour. Si jamais je me laissais aller au péché de luxure, c'en serait fini de moi.
— Quoi ? Rien de rien ? Tu dois bien avoir quelques fantasmes… N'y a-t-il jamais personne qui t'ait tapé dans l'œil ?
— Mais, putain de bordel de merde ! enrage-t-elle, je ne suis pas une décadente ! Je n'ai que faire de perdre du temps et de l'énergie à fantasmer ou de courir après les hommes. Ma mission est sacrée, et je ne laisserai jamais personne me détourner de ma voie.
— Incroyable ! Je ne peux concevoir que tu n'aies ja… Argh !
Le coup de genou dans les couilles, je ne l'ai pas vu venir ; et malgré l'armure qui offre une protection efficace, je sens la douleur me brûler tout le bas-ventre. Je tombe à genoux, à la limite de chialer.
— C'est bon, as-tu compris maintenant ? rugit-elle, le regard noir. Tu vas te taire maintenant ? Je ne veux plus t'entendre remettre en question ma pureté, misérable !
— O… OK, concèdé-je d'une voix fluette. Désolé…
— Et tu as de la chance ; je me suis montrée miséricordieuse : j'aurais pu être bien plus sévère. La prochaine fois, peut-être…
— C'est noté.
— Allez, relève-toi et continuons notre route.
Ouais, plus facile à dire qu'à faire. Je me relève et la suis d'un pas chancelant. Elle me lance des regards, l'air de dire « Allez, magne-toi ! » ou « Mais quelle chochotte, celui-là… » Bon, je vois que la sexualité est un sujet sensible. Il m'a presque coûté mes couilles. Autant l'éviter à l'avenir.
— N'est-ce pas un peu contradictoire de croire en Dieu et de suivre une autre déesse ?
Cela fait plusieurs heures que Marie se satisfaisait de mon silence, mais maintenant que mon entrejambe ne me fait plus souffrir, je me sens plus téméraire et, mine de rien, j'ai encore un tas de questions dans la tête. Marie soupire un coup et me jette un regard noir ; mais au lieu de me castrer comme je le craignais, elle accepte de répondre à ma question.
— Contradictoire ? Non. Je vois plus Athéna comme une sorte de sainte plutôt qu'une véritable déesse. Bon, c'est vrai qu'elle se prenne pour une déesse fait un peu d'elle une hérétique.
— Et donc tu es aux ordres d'une hérétique ?
— Euh… faut bien bosser, aussi… Et puis c'est Dieu qui m'a menée ici. Je serai donc fidèle à Athéna tant que Dieu le voudra.
Après plusieurs jours de marche, nous arrivons enfin à notre but. Au loin, nous apercevons le clocher d'une petite église. La brise marine se fait sentir et l'azur de la mer s'est emparé de tout l'horizon. Plus que quelques kilomètres et notre cible sera atteinte. Enfin. Il était temps…
Au moins, notre route n'aura pas servi à rien. Malgré son caractère psychorigide, j'ai réussi à effectuer quelques progrès avec elle. Il semble que me présence ne l'horripile plus autant qu'au début, mais toujours un peu, quand même. Nous avons même pu tenir quelques échanges qui s'apparentaient à de véritables conversations.
— Au fait, le Grand Pope et son rejeton ont l'air d'avoir une dent contre toi. Pour quelle raison ?
— Oh, tout ça parce que lors d'une manifestation j'ai eu l'audace de ne pas obéir à Emmanuello. Il m'ordonnait de charger les civils pour les disperser. D'autres y sont allés ; résultat : quatre cents blessés. Ce n'était pas dans mon éthique de participer à un tel bain de sang.
— Je comprends. Son ordre était inutilement cruel. Ah, celui-là, rien dans la caboche ! Tu as bien eu raison de ne pas te mêler à ça.
Hé-hé, je progresse encore. Voilà qu'elle est d'accord avec moi, maintenant.
— La meilleure solution aurait été de choisir au hasard cinq des manifestants, continue-t-elle, et de les crucifier pour l'exemple. Là, les autres se seraient dispersés d'eux-mêmes, et l'ordre aurait été correctement restauré.
Ah ? Visiblement, il y a encore du progrès à faire…