Les escarpins rouges - I

Comme je l'ai raconté précédemment, j'avais acheté une maison juste avant de me retrouver veuf. Une fois passée la période de sidération et de tristesse, je m'étais un peu consolé avec des femmes qui m'avaient pris en pitié. Et, ma foi, faute de mieux, les plaisirs charnels partagés avec des dames mûres m'avaient permis de remonter la pente et de retrouver la force de vivre.

Je commençais à avoir une liste de contacts téléphoniques assez longue, même si je n'avais pas vraiment besoin de les appeler, puisqu'elles connaissaient mon adresse. Me sachant seul et disponible, certaines – comme mon agent immobilier, ou encore ma voisine d'en face – savaient bien où me trouver et ne se gênaient pas pour débarquer à l'improviste de temps en temps pour passer un moment agréable avec moi… pour ne pas dire se faire sabrer.
Mais ça, je l'ai déjà relaté.

Après plus de deux ans passés dans cette maison, je commençais à constater des fissures et des petites détériorations sur mes murs extérieurs et ma façade, ce qui est normal pour une très vieille bâtisse ; même si elle a très bien été entretenue, ce genre d'altérations survient assez vite : une maison, c'est du travail, et il faut régulièrement et fréquemment refaire des petits ou gros travaux d'entretien.

Je dois dire que selon mon avis de profane il n'y avait rien d'urgent, mais mieux valait s'en occuper dès maintenant plutôt que d'attendre qu'il y ait de plus gros dégâts, qui auraient pu s'avérer plus coûteux à réparer.

J'habite dans un quartier pavillonnaire, et j'avais vu qu'il y avait justement à deux rues de chez moi une petite entreprise de ravalement à l'enseigne bien en vue. Puisque c'était vraiment tout près, plutôt que de prendre le téléphone, je décidai de m'y rendre à pied, aux heures ouvrables.

L'entreprise se situait dans l'enceinte d'une maison d'habitation (belle et grande, proprette et avenante), qui possédait une entrée bien visible pour la clientèle. Pas de sonnette. Je poussai donc la grande porte et avançai, traversai un petit show-room bien agencé et ordonné, jusqu'au fond, où manifestement se trouvaient les bureaux.

Un grand bureau clair était ouvert. Une femme était assise derrière son bureau. Elle me vit et me salua, me demanda ce que je voulais. J'avançai et lui expliquai la raison de ma visite. Elle me fit immédiatement asseoir. La pauvre était dans ses papiers, noyée dans la comptabilité. Je compris très vite qu'elle était la femme de l'artisan, un peu la patronne en somme.

Elle avait de grands yeux bruns, des lunettes, les cheveux courts – une coupe impeccable – châtain foncé avec des mèches plus claires, des mains très soignées avec de beaux ongles rouges vernis. Bref, une belle femme. Quel âge pouvait-elle avoir ? Je voyais bien qu'elle était dans sa pleine maturité ; peut-être plus de cinquante-cinq ans, mais son beau visage ne comportait aucune des marques infâmes que le temps inflige tôt ou tard aux femmes – et aux hommes – avec les années.

Très consciencieuse, très aimable, très professionnelle, elle comprit en moins d'une minute ce que je souhaitais et me proposa de fixer un rendez-vous pour venir voir elle-même ma maison (« puisque nous sommes voisins » me dit-elle), et qu'elle pourrait faire une première évaluation du prix des travaux avant d'établir un devis plus précis.

« Après tout, cette dame doit avoir tellement l'habitude et l'expérience, depuis le temps que son entreprise, son mari et ses ouvriers effectuent ce type de travaux, qu'elle a acquis suffisamment de compétences pour pratiquer cette évaluation. » me dis-je. J'acquiesçai immédiatement, et l'affaire fut entendue.

— Je vais vous raccompagner, me dit-elle.

Je fus touché par cette attention, ce genre de manières polies ayant tendance à s'être perdues de nos jours. J'étais d'autant plus charmé qu'elle ne manquait pas de chien : me précédant, elle marchait avec grâce sur des talons très hauts (elle devait être assez petite et c'était avec une coquetterie toute féminine qu'elle se grandissait avec des escarpins rouges rutilants des plus beaux. Le summum de la féminité.).

Le jour du rendez-vous, ponctuelle, elle se présenta à ma porte.
Je fis avec elle le tour de la maison et lui montrai mes murs. Elle constata qu'il y avait en effet des petites détériorations et prit des notes.
Déjà, elle me renseigna sur les causes et sur les remèdes qu'il y aurait à administrer à mes vénérables murailles.

Elle me dit qu'elle allait, pour commencer, me parler de ce que son entreprise pourrait faire, aussi bien les petites réparations que les différentes options de revêtement et de peinture.
J'avoue que j'étais impressionné par son professionnalisme, son expérience : elle était méthodique, rigoureuse, et semblait bien maîtriser son affaire.

Nous rentrâmes et je l'invitai à s'asseoir dans ma cuisine ; nous n'allions pas rester debout dehors. Elle prit place à table, à côté de moi.

Elle avait une façon de me regarder de façon bien franche en s'adressant à moi qui me remuait profondément, une façon de ficher ses beaux et grands yeux de biche droit dans les miens qui révélait une très grande assurance. Elle n'en était pas moins féminine et humaine. Je soutenais son regard, non par insistance mais plutôt comme s'il m'hypnotisait. Ses yeux étaient tellement beaux (un iris couleur d'agate avec un très fin cercle bleu foncé sur sa périphérie) qu'ils en étaient troublants.

Je me demandais en même temps comment elle voyait mon regard : j'espérais ne pas avoir l'air trop fasciné, ni de la mater comme un affamé, affamé que je n'étais pas (au niveau femmes, j'avais plus qu'il me fallait de galipettes, ces temps-ci). Je la regardais en esthète, tombé en extase devant ce qui était pour moi une beauté pure, malgré la modeste apparence de cette petite femme à l'allure, somme toute, très banale. J'essayais néanmoins de ne rien laisser transparaître (exercice auquel, sans me vanter, je pense exceller), et elle, en tout cas, ne semblait ni gênée ni perturbée par mon regard.

Elle n'était pas avare de paroles, néanmoins. Forte de son assurance et de la parfaite maîtrise de son sujet, elle alla droit au but, n'ayant pas besoin de tergiverser, et son discours n'était entaché d'aucune hésitation. Elle me dit qu'elle allait m'établir secondairement un devis, et me donna une première estimation du prix, qui ne serait qu'une grossière fourchette : entre 9 000 et 11 000 €, précisa-t-elle. Je ne tiquai pas, mais en moi-même je réalisai que ça ne serait pas une mince affaire. Il y avait du travail, c'était certain, point n'était besoin de protester, surtout qu'il me faudrait attendre le devis final.

Ma petite dame prit congé ; je la raccompagnai jusqu'à la porte et la regardai un peu mieux. Elle portait des bottes de peau noires. Elle était mince, et probablement menue sous son blouson mi-saison. « Belle et racée. », pensai-je. Quelle élégance naturelle, quelle grâce féminine ! D'autant que le tailleur assez chic, quoique classique, gris rayé qu'elle portait lui donnait une classe folle. Et sa maturité ne la rendait que plus exceptionnelle, plus remarquable, plus attirante. La maturité dans sa splendeur.

J'ai toujours fantasmé sur les femmes de pouvoir ou, du moins, sur les femmes d'un statut social élevé. Celle-ci devait être financièrement à l'aise, et elle ne tenait manifestement pas à le cacher, étant probablement fière de sa réussite sociale.

Toute la journée et les jours qui passèrent je ne pus oublier cette entrevue et le souvenir de ses grands yeux. J'avais en tête les paroles d'une chanson de Sheller :

Et toi tu ne savais pas ce que ça voulait dire.
Quelqu'un qui tient ton regard aussi fort.


C'est pénible d'avoir autant une femme dans la tête, d'être hanté par sa vision, sa voix, son être, au point d'y penser tout le temps ; ça en deviendrait pesant, comme une obsession poisseuse qui vous colle à la peau et ne vous lâche pas.

La nuit, en m'endormant, je la voyais – l'imaginais – en porte-jarretelles ou en nuisette, sur des hauts talons, avec des bijoux en or qui habillaient ses doigts. Je rêvais d'elle revêtue uniquement d'un collant gainant ses fesses nues, sa petite chatte, ses cuisses, ses jambes galbées, haut perchée sur ses escarpins rouges : cette tenue donnait d'elle une impression de dénuement, de fragilité et d'érotisme intense.

J'avais une terrible envie d'entendre à nouveau sa voix, de revoir sa bouche, ses petites mains fines, ses doigts racés et gracieux, j'avais une brûlante envie de sa présence, un besoin presque douloureux de revoir ses beaux yeux que les verres de ses sages lunettes agrandissaient, et surtout de les voir plantés dans les miens, s'adressant à moi, et qu'importe ce qu'elle aurait pu me raconter : elle aurait pu me débiter le bulletin météo, les cours de la bourse, l'annuaire du début jusqu'à la fin, ça m'aurait provoqué un énorme pic d'endorphine !

Je suis sûr que si Marcia avait débarqué chez moi ces jours-là, je lui aurais sauté dessus dès son arrivée ; je l'aurais foutue à poil dans mon hall d'entrée et je l'aurais tringlée sur place, debout, en pensant à cette jolie femme. D'autant que Marcia avait à peu près le même gabarit, d'où ma pulsion.

Mais la semaine qui suivit cette visite fut des plus sages et des plus calmes pour moi : aucune de mes maîtresses (mes sex friends, comme on dit maintenant) ne vint chez moi, et c'était tant mieux pour elles (ou plutôt tant pis), parce que, qui que ce fût, je les aurais tellement trombinées qu'elles n'auraient pas pu s'asseoir pendant un mois !

Cette semaine passa donc ; mais contrairement à sa promesse, je ne reçus pas de devis.
C'est drôle mais je n'en étais pas trop contrarié : c'était plutôt logique, en fait, puisque ça allait être un prétexte pour que je prenne le téléphone et entende sa voix (qui allait me remuer profondément), voire même pour que je me déplace, c'est-à-dire faire à pied les quelques centaines de mètres jusqu'à son entreprise pour la relancer. Néanmoins, cette idée me paraissait à écarter, car dans ma tête, cette démarche aurait pu sembler impolie et je ne voulais surtout pas apparaître aux yeux de ma nouvelle et jolie petite égérie comme un homme pressé, voire exigeant.

J'étais capable de me tenir et de dissimuler mon attirance extrême pour elle, mais je dois dire que je ressentais une espèce d'avidité jamais connue jusqu'alors, et par moments je trouvais ça presque inquiétant. Je me faisais un peu peur, me demandant si mon activité sexuelle trop riche et trop intense de ces derniers mois, avec ces femelles mûres et peu farouches, n'était pas en train de devenir une addiction.

Et si ce n'était pas lié à ma libido à proprement parler, ne s'agissait-il pas d'un donjuanisme tardif qui m'avait pris comme un démon de midi, un besoin irrépressible, incontrôlable et sans limite, de séduire, de tomber les femmes quinquagénaires et plus ? N'était-ce pas une sorte de vice qui me prenait, un besoin obsessionnel (plus fort que le désir) de vouloir mettre dans mon lit toutes les petites femmes coquettes, proprettes et un tantinet séduisantes de cette classe d'âge ?

Quand j'essayais de garder la tête froide et de raisonner, je me demandais « Qu'est-ce qui m'excite finalement chez elle ? Est-ce son statut social, son image de petite femme sage et rangée, cette femme sans doute déjà grand-mère qui avait probablement maintenant une libido un peu en sommeil ? Ou bien est-ce parce que cette femme paraît inaccessible ? »

Je me disais que j'avais sans doute trop lu Maupassant, un de mon auteurs préférés, et que subrepticement, les modèles tel que Bel Ami remontaient des profondeurs de mon esprit, là où je les avais enfouis des années durant, et émergeaient à ma conscience ; mais l'idée, objectivement, me paraissait ridicule. Je n'en étais quand même pas arrivé au même point que ces séducteurs invétérés trop sûrs d'eux qui se mettent au défi de conquérir n'importe quelle femme, du moment qu'ils l'ont décidé.

Je n'avais aucune volonté réelle de la séduire, ce n'était pas le moins du monde un but que je m'étais fixé, et pour tout dire je ne me faisais aucune illusion sur l'issue de cette relation – toute commerciale – avec cette petite femme. Je ne faisais que me laisser bercer par l'obsession d'elle, obsession à laquelle il m'était absolument impossible de résister (avais-je d'ailleurs envie d'y résister ?) et je ne savais pas où elle allait me conduire.
Je n'avais pas l'intention de prendre des risques – comme celui de me couvrir de ridicule par exemple, ou de passer pour un macaque, surtout vu mon statut professionnel que cette dame finirait tôt ou tard par connaître – ou de me faire jeter, voire de déclencher un scandale.

Je n'en étais tout bêtement qu'au même point qu'un collégien amoureux (celui que j'avais été ?) qui se sent accro à une personne de l'autre sexe et nourrit son addiction avec tout ce qui peut la nourrir : sa voix, son parfum, la vue de ses yeux, ses paroles… autant de choses dérisoires mais qui lui évitent la crise de manque.

Par ailleurs, cette obsession sélective (monogyne, pour être précis, au risque de commettre un néologisme) m'inquiétait également et perturbait ma tranquillité affective et sexuelle qui m'avait permis jusque-là de vivre sereinement. Au pire, me disais-je, si le mal s'aggrave, j'essaierai de me distraire en tentant de m'échapper avec une amie auprès de qui je me sens bien, tant affectivement que sexuellement, car la distraction purement sexuelle me semblait d'avance vouée à l'échec.

En effet, je m'étais vite rendu compte que si je pensais à Marcia, à ma voisine d'en-face, à ma petite copine sexagénaire que j'avais initiée aux jeux SM (et dont j'avais fermement l'intention de poursuivre l'initiation et le perfectionnement), mon esprit déviait immanquablement sur cette petite dame, et c'est elle qu'il mettait en scène dans ma tête, dans mes situations salaces préférées, mes jeux sexuels favoris, mes étreintes torrides de prédilection.

C'est donc avec le cœur battant, je l'avoue (j'en avais presque honte), que je décrochai mon téléphone pour appeler l'entreprise. On répondit immédiatement. Évidemment, c'était elle. Sa voix. Harmonieuse, belle, parfaite, tellement parfaite. « Concentre-toi, imbécile, concentre-toi sur ce que tu dois dire, et reste le plus naturel possible. Et évite de rire bêtement. Joue plutôt le playboy détaché, l'homme zen qui n'a plus rien à prouver. »

J'allai droit au but, restant cependant extrêmement poli et prévenant, commençant par « Vous allez bien ? », une sollicitude bien placée et extrêmement respectueuse, presque déférente. « C'est pourtant moi, le client… Mais cette femme ne court pas après : elle a réussi, elle n'a pas à se vendre et à courir derrière le chaland… ce qui serait indigne d'elle, de sa classe… Mais reprends-toi, bon sang ! »

Cette manière de poser cette question par pur savoir-vivre, j'avoue quand même en avoir usé et abusé maintes et maintes fois, mais sincèrement pas toujours pour être poli, mais pour donner une bonne image de moi et aussi – et surtout – pour obliger mon interlocuteur (presque toujours une interlocutrice, d'ailleurs) à faire de même, ou alors parfois quand je sais que j'ai affaire à un ou une rustre mal dégrossi(e) ! Mais là, le but n'était pas le même : je voulais – démarche puérile et vouée à l'échec – tenter de faire passer un tout petit message : « Je m'intéresse à vous, je me soucie sincèrement de vous. » Je referme cette parenthèse : j'abordai avec tact et douceur la question de mon devis toujours pas reçu, ne voulant ni la brusquer, ni la blesser.

Elle se confondit en excuses. Oui, en effet, elle ne me l'avait pas envoyé. Elle l'avait cependant donné à réaliser, mais elle n'avait pas surveillé la suite. Elle me fit patienter car elle allait s'enquérir auprès de ses employés de son état d'avancement.

Elle me reprit au téléphone moins d'une demi-minute plus tard. Elle s'excusa encore, mais cette fois à la place de ceux qui n'avaient pas fait ce qu'elle avait demandé. Elle promit, elle allait le faire exécuter dans les deux jours au grand maximum. Et, comme une manière de se faire pardonner et de rattraper ce petit manquement, elle proposa de venir me l'apporter en mains propres.
Mon Dieu… le remède était pire que le mal ! Je fus pris de palpitations, d'une crise de rougissement. Heureusement qu'elle n'était pas en face de moi.

— Quand pourrais-je passer vous le déposer ? me demanda-t-elle avec sa voix et ses manières exquises.

Je fis un effort pour ne pas bégayer, pour m'exprimer clairement et sans trembler :

— Eh bien, euh… Je serai chez moi vendredi après-midi… si vous voulez… passer.
— Pas de problème. Je viendrai vers quatorze heures, comme l'autre fois. Et veuillez encore m'excuser.
— Oh, il n'y a pas de mal. C'est vraiment très gentil de vous déplacer.
— Mais non, c'est normal. À vendredi.


Je l'accueillis à ma porte, le vendredi à l'heure dite. Je m'étais sapé élégamment – pas question que je la reçoive en pantoufles – et m'étais mis mon eau de toilette au cuir de Russie. Si j'avais un restant de sex-appeal, je tenais à essayer de l'amplifier au maximum en utilisant tous les outils en ma possession. S'il y avait eu un parfum masculin ou un déo appelé « Piège à femelles », j'en aurais acheté un litre et je m'en serais aspergé comme il faut.

Dès que je la vis (que je la revis, je devrais dire), j'eus l'impression de revivre ; c'était comme un ballon d'oxygène qu'on m'envoyait. Et en même temps, au même instant, me traversa comme une pensée fulgurante, une conviction fatale : je me dis immédiatement que si je ne baisais pas cette jolie petite femme j'en ferais une maladie, une crise d'urticaire. C'était au-dessus de moi, quelque chose qui me dominait.

Dès qu'elle se mit à me parler, j'eus des images hallucinées qui revinrent danser dans ma tête, des images graveleuses et immorales à faire rougir un corps de garde : je voyais sa petite chatte, sa petite fente offerte et ma bouche entre ses cuisses ; je me voyais lui tenir les jambes en l'air et bien écartées, ses petits pieds enfermés dans ses escarpins rouges ; je la voyais me chevauchant, son corps menu un peu raide comme s'il cherchait à garder un semblant de dignité et de tenue tandis que je la limais avec violence, mes mains emprisonnant ses petits seins… Je me demandai si ses pieds avaient au bout des orteils le même vernis rouge écarlate et soigné sur les ongles que sur ses mains.
Bref, je dus faire un effort démesuré pour me concentrer et entendre ce qu'elle me disait.

Elle avait un sourire beau et doux. « C'est la première fois que je la vois sourire si franchement. Soit elle se détend et abandonne un peu son maintien trop strict, soit je lui plais (enfin, il ne faut pas trop rêver…). » me dis-je. Chassant ces folles images de ma tête, je lui rendis son sourire, en prenant dans mon registre des sourires le plus séducteur que je trouvai tandis que je l'invitai à entrer.
Je lui proposai un café qu'elle accepta, et la fis asseoir.

Je trouvai l'ambiance plus détendue que la première fois. Elle semblait un peu moins guindée. On se connaissait, désormais. L'aurais-je un peu apprivoisée ? Néanmoins, elle en vint immédiatement à notre sujet : elle me sortit le devis, me le lut, le détailla, me le commenta, pour arriver à la douloureuse conclusion, le chiffre tout au bas : aïe, il y en avait quand même pour 11 700 €, soit plus encore que sa première estimation. Elle s'excusa ; elle avait sous-estimé son évaluation. Elle n'avait pas pensé à tout. Elle était surtout une comptable, et même, en gros, la responsable administrative et financière, mais pas une technicienne ni un ouvrier d'exécution.

Je ne lui en voulais pas, je comprenais (bien qu'à ce moment me traversa l'image diabolique d'elle couchée à plat-ventre en travers de mes genoux, son pantalon et sa culotte baissés, et moi lui fessant son petit cul pour la punir… Vade retro, Satanas ! Exorcisez-moi !) Mais c'était une sacrée somme que j'allais devoir débourser. Et comme je commençais à en réaliser l'importance, l'idée de ce que représentait cet argent que j'allais devoir trouver commençait à refroidir mes ardeurs érotiques. J'avais espéré, sans me faire d'illusion et sans aller jusqu'à m'imaginer qu'on serait dans le bas de la fourchette, qu'on serait peut-être au milieu. Mais là… Je restai un peu silencieux, pensif, réfléchissant.
Elle brisa ce silence :

— Bon, je me suis trompée, et j'en suis désolée. Je suis la patronne et je pourrai vous faire une petite remise si vous nous choisissez. Je pourrais vous faire 5 %… Et en faisant un effort, peut-être même m'approcher de la limite haute de ce que je vous avais dit. Je ne vous le garantis pas ; il me faudra en discuter avec mon mari, et ce n'est pas certain… mais j'essaierai : je suis un peu responsable de la situation…

Je voyais en effet que son visage s'était transformé, et j'y lisais des marques de remords qui semblaient sincères, ce qui m'étonna. Elle n'était donc pas qu'une femme d'affaires et d'argent ? Y avait-il un cœur dans la poitrine de cette jolie petite femme devenue sans doute aisée grâce au travail de son mari et de ses ouvriers ?

— Écoutez, lui dis-je, je ne vous en veux pas, et vous êtes charmante… (j'insistai bien sur ces mots) et j'apprécie votre offre, sincèrement, mais ça mérite réflexion.
— Je comprends. Et je comprendrais tout à fait que vous demandiez un autre devis, c'est normal.
— Oh, ce n'est pas forcément la question… Ce sera peut-être aussi cher ailleurs. J'aimerais sincèrement vous faire travailler ; j'ai confiance en vous, et j'apprécie votre professionnalisme et votre délicatesse. Mais je ne pensais pas… j'espérais, je veux dire… je ne pensais pas m'en tirer pour une somme pareille. Il va falloir que je prévoie un financement… Je n'ai pas tout cet argent devant moi…
— Bien entendu. Évidemment nous pouvons vous faire des facilités de paiement… Et puis, je suppose que vous devez en parler à votre dame : ces choses-là se décident à deux, je le sais bien…
— Je n'ai plus de femme ; je suis veuf depuis plus d'un an, donc je prends seul mes décisions, je n'ai pas le choix.
— Oh, je suis désolée, je ne savais pas.
— Ne le soyez pas, vous n'y êtes pour rien. Et puis vous ne pouviez pas le savoir…
— Non, bien sûr. Mon pauvre Monsieur…

Elle posa sa main sur la mienne en un geste compatissant, ce qui déclencha comme une décharge électrique tout au fond de moi. Heureusement, j'eus le réflexe de couper l'alimentation. Elle poursuivit :

— Je comprends que ça ne doit pas être facile d'entretenir une grande maison comme ça tout seul…
— Ce n'est pas un problème ; si je n'avais pas eu les moyens de le faire, je l'aurais vendue et j'aurais acheté plus petit. Mais j'aime cette maison, je m'y suis attaché, et son entretien, les travaux nécessaires ne me font pas peur. Étant seul à y vivre, je ne salis pas, je n'abîme rien ; je pars travailler le matin, je rentre le soir… Reste l'entretien à cause de l'usure : c'est une vieille maison.
— Oui, en effet.

J'avais pris son geste comme une petite victoire, en tout cas ça me donnait du baume au cœur. Sentir sa jolie petite main pleine de gros bijoux en or posée quelques secondes sur la mienne m'avait regonflé à bloc ; j'avais eu l'impression de recevoir un ballon d'oxygène. Je relevais la tête, je retrouvais une belle assurance, un sentiment d'espérance inégalé car je commençais à me dire que baiser cette jolie petite femme n'était peut-être pas finalement utopique, mais dans le domaine du possible, du réalisable, et pouvoir l'empaler sur ma queue était peut-être à ma portée, d'autant qu'elle savait à présent que j'étais veuf et seul ; et si jamais j'avais une petite chance de lui plaire, elle savait également que j'étais disponible et facilement accessible, même si elle ne savait pas ce qui se tramait dans ma tête. (On sait bien, cependant, que pour beaucoup de choses – et en particulier ces choses-là – les femmes ont comme un sixième sens.)

J'avais eu l'impression, dès le début, que je ne la laissais pas indifférente, même si je n'étais pas certain que ses manières et son amabilité fussent seulement purement commerciales, ou s'il y avait alors quelque chose de plus.
J'étais maintenant déterminé à le savoir. De toute façon, je n'avais rien à perdre. Qu'est-ce que je risquais ?

En tout cas je constatais une fois de plus que l'empathie qu'inspirent les veufs semblait bien marcher, et j'étais bien décidé à exploiter à fond cette carte avec elle, quitte, si besoin, à en faire des tonnes. Il allait juste falloir la jouer finement avec cette femme d'artisan apparemment prospère si je voulais la mettre dans mon lit.

— Écoutez, lui dis-je, je vais voir ma banque pour le financement, mais bien évidemment ils me demanderont si j'ai fait faire d'autres devis, ce qui est mon intérêt, de toute façon.
Évidemment, je préférais vous faire travailler, vous.
— Oui, je comprends.
— Mais je vous promets, lui dis-je sur un ton presque affectueux qui aurait pu sembler totalement étrange, que quels que soient les montants des autres devis, je vous tiendrai au courant.
— Je vous remercie, répondit-elle avec un air charmant, et vous promets à mon tour que s'il n'y a pas une différence trop importante, nous essaierons de faire un petit effort. Pour vous, ajouta-t-elle.

Elle était attendrissante. Est-ce qu'elle en faisait trop ou était-elle, elle aussi, sous le charme, mon charme ? Elle finit par se lever et je la raccompagnai jusqu'à ma porte. Elle avait toujours ce sourire discret et charmant et ses manières exquises. Je lui tendis la main et lui dis avec le même sourire léger et charmeur :

— À très bientôt, Madame S.

Et, la regardant sortir et rejoindre sa voiture, je pensai « Si vous saviez comme j'ai envie de vous bouffer la chatte… ! Mais ça, je ne peux pas vous le dire, Madame S. Ces choses-là ne se disent pas entre gens du monde. » J'imaginais souvent en voyant une belle femme d'un haut niveau social et au physique attirant la tête qu'elle ferait si je lui prononçais cette phrase à haute voix, en la regardant bien en face, avec mon sourire aimable et mondain. Cette pointe d'humour que je me faisais à moi-même me permettait durant quelques secondes de me distraire de ma préoccupation du moment.

Car une question, désormais, me taraudait : mourait-elle – comme moi – d'envie de me revoir ? Son entreprise, manifestement, était florissante ou, en tout cas, l'avait suffisamment été pour que ces gens soient très à l'aise (je disais ça au vu de ses bijoux un peu clinquants, et parce qu'elle avait fait allusion au détour d'une conversation de « ses maisons de campagne ») et elle ne devait pas avoir un besoin vital de mon chantier. Je sais, je suis toujours naïf, et il y a des gens qui n'ont jamais assez d'argent et qui sont mus par une cupidité au-dessus de l'entendement, mais bon… Ils n'étaient manifestement pas dans le besoin et n'avaient pas à devoir s'abaisser à « draguer » un client comme si leur survie en dépendait.
C'est pourquoi je nourrissais un petit espoir.