Doutes et colères

Les bas enfin retirés, elle se glisse sous le jet tiède. Ses yeux sont rouges, elle pleure en silence. Les larmes se mélangent à la pluie tiède qui coule. Elle se lamente sur sa vie qui prend l'eau de toute part et pas seulement là, sous la caresse des gouttes serrées qui l'aspergent totalement. Elle repense à ces soirées où elle a éprouvé un plaisir trouble à faire l'amour ! À baiser, plutôt, avec ces deux mecs quasiment inconnus. David lui manque. Cette foutue descente aux enfers, quand donc s'arrêtera-t-elle ? Elle s'en veut de ne pas savoir dire non. Elle ne saura donc jamais n'être qu'une poupée, un jouet entre des mains étrangères ? Et pourquoi des types qu'elle ne connaît pas lui ont volé ce qu'elle avait de plus cher ? Sous le liquide qui coule partout sur elle, elle savonne, se lave à s'en user le cuir, à s'en brûler la peau.

Peut-on jamais laver les souillures de la vie ? Celles toujours faites par d'autres hommes ? Plus elle frotte, plus les idées noires s'enracinent en elle. Elle en vient à parler toute seule, à maudire Adélaïde de l'avoir ainsi vendue à ses deux amis. Mais n'est-elle pas aussi responsable de cet état de fait ? La vieille dame n'a sûrement qu'exploité une faille découverte chez elle. Puis ces deux mecs, ils ne l'ont pas violée non plus ; elle s'est quand même bien laissé faire, sans crier, sans refuser quoi que ce soit. Pourquoi alors, sous cette flotte qui la recouvre, se plaindre ? Après tout, la seule coupable, c'est bien sa propre faiblesse. Celle, surtout, qui coule bien d'entre ses cuisses, pour rester polie.

Elle a stoppé le débit d'eau et se sèche avec une serviette moelleuse. Dans son miroir, malgré le passage de ses « clients », c'est toujours la même Sacha qui s'y reflète. Alors elle va vers son réfrigérateur, coupe un morceau de fromage, prend une tranche de pain et mange en terminant la bouteille de vin rouge. Au moins peut-elle ensuite se coucher sans trop penser ; elle espère rêver à autre chose qu'à la soirée la plus maudite de son existence. Le vide est impossible à faire, et elle s'endort difficilement.

Le soleil matinal qui la surprend au sortir de sa nuit est bien agréable.

C'est encore sa protectrice qui se rappelle à elle par un coup de téléphone en fin de matinée. Celle-ci l'invite pour le déjeuner. Sacha n'ose pas encore lui dire non, mais elle se sent agacée par l'insistance de la vieille dame. C'est à croire que cette femme s'accroche, et la brune se sent de plus en plus dépendante d'Adélaïde ; ça ne lui plaît guère. Elle se doit de réagir, vite. Elle se dit qu'il faut absolument couper les ponts avec elle pour ne pas vraiment sombrer dans une prostitution plus glauque. Dans sa tête, elle se promet de refuser de recevoir d'autres hommes… pour le moment.

Le repas est un vrai bonheur, comme une oasis de calme, de sérénité et de dialogue. Adélaïde est joyeuse ; sa bonne humeur, très communicative, déteint sur Sacha. C'est seulement au moment du café que la proposition de voir un autre homme le soir même tombe comme un couperet.

— Sacha, vous êtes parfaite ! Mes deux amis me l'ont confirmé. Vous avez su, à leurs dires, allier beauté, intelligence et tendresse. Ils sont enchantés et reviendront vraisemblablement vous voir dès qu'ils auront du temps de libre. Mais…
— Il y a donc un mais ? J'ai fait quelque chose de mal ? Ou peut-être quelque chose que je n'ai pas fait ?
— Non, non, pas du tout. Mais celui que je vais vous envoyer, celui-là tout particulièrement sera mon baromètre pour la suite ; vous saisissez ? Si vous réussissez à lui donner du plaisir, je crois que la voie royale vous sera ouverte. Il est aussi d'une douceur exquise, vous verrez !
— Je verrai ? Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de le voir, votre ami.
— Allons, prenez cela comme une demande personnelle de ma part, un remerciement pour vous avoir mis le pied à l'étrier. Vous ne pouvez pas me refuser cette faveur.

« Vous ne pouvez pas refuser… Vous ne pouvez pas refuser… Elle en a de bonnes, cette Adélaïde ; et présenter les choses comme cela, c'est compliqué de lui dire non. » Les poings de Sacha se crispent et son esprit va pour dire non, mais les paroles qui sortent de sa gorge ne sont pas en adéquation avec ce qu'elle pense.

— Et vous voudriez que je le voie quand, votre… ami ?
— Il sera chez vous vers dix-neuf heures. C'est gentil d'accepter de le recevoir. Vous serez sans doute un peu surprise par ses désirs… spéciaux, mais il ne vous fera aucun mal, je vous le promets.
— Vous me faites peur avec vos mots. Qu'entendez-vous par « spéciaux » ?

L'autre ne répond pas, se contentant d'achever son café avec une sorte de sourire. Elle pose sa main sur celle de la jeune femme.

— Aucune inquiétude à avoir, tout se passera le mieux du monde. Et vous serez récompensée à la hauteur de vos attentes.
— Mais je n'ai aucune attente ; et si je le fais, c'est seulement pour vous faire plaisir, vous pouvez en être convaincue.
— Vous ne prenez aucun plaisir à faire l'amour avec des hommes ? Me le jureriez-vous ? Alex et Adrien ne vous ont-ils pas comblée totalement ? N'avez-vous pas joui du tout avec eux ? Allons, dites-le-moi, et surtout ne vous mentez pas à vous-même. Vous êtes faite pour cette vie-là, ma jeune amie, j'en reste convaincue ; vous êtes une amante experte et vous aimez ce que ces hommes d'expérience vous donnent. Je ne parle pas de l'argent – c'est juste accessoire – mais c'est du plaisir que vous éprouvez dont il est question, là, maintenant. Allons, réfléchissez-y une seconde et dites-moi que vous n'avez éprouvé aucune jouissance à faire l'amour avec ces deux-là.
— Je… je n'ai pas dit le contraire. Mais faire la pu…
— Vous ne la faites pas : vous l'êtes désormais, et c'est dans vos gènes, en vous ! Vous ne pourrez plus vous en passer. Ne jouez pas la dinde effarouchée ; regardez-vous de l'intérieur et voyez l'image que vous envoyez aux autres. Vous êtes radieuse, lumineuse, et pourtant deux hommes ont déjà payé le prix fort pour ce joli minois, pour ce cul que vous promenez avec tant de grâce.
— Mais…
— Je ne veux pas entendre de « mais ». Jetez un œil sur vos jolies petites menottes et regardez celles de la serveuse qui nous a apporté les plats : vous ne voyez pas une différence notable ? Vous n'aurez jamais de cals aux mains à masturber des hommes ! Elle en a de servir des assiettes à longueur d'année, vous pouvez me croire. Le choix ? Vous l'avez. Alors à vous de saisir cette opportunité d'avoir une vie de rêve et pas trop de problèmes de fin de mois.

La tête baissée, Sacha sous cette avalanche de mots, se tait. Elle sent, elle sait que la vieille dame a encore touché une corde sensible, qu'elle a vu juste. Alors, résignée, elle aussi finit son café avant de se rendre aux toilettes pour se repoudrer le nez. Quand elle revient, Adélaïde a payé l'addition et a remis sa veste. Alors machinalement, sans hâte, elle fait de même et suit la chevelure argentée qui avance vers la sortie.

— À quelle heure vient-il ?
— Vers dix-neuf heures ; il est toujours très exact. Je compte sur vous pour faire du bon… travail.
— Du bon travail ? Vous appelez cela un travail ?
— Appelez-le comme vous voulez, mais rendez-le heureux ; c'est mon seul souhait. À propos, il s'appelle Victor.


Sacha reste un long moment silencieuse, puis elle se refait une beauté. Elle se prépare à cette soirée dont elle ne sait rien. Elle n'est guère motivée, se traitant de crétine de n'avoir pas encore su dire non à son envahissante amie. Elle se fait l'effet d'être menée par le bout du nez à cet inconnu par la vieille dame qui, sous des airs tranquilles, la manipule sans qu'elle ne réagisse, et elle se trouve dans une situation à nouveau très embarrassante. Elle prend un soin tout particulier à se peigner les cheveux. Cette coiffure est différente : les cheveux frisés sont longuement lissés, et c'est la femme tout entière qui se trouve avoir une autre apparence.

L'heure du rendez-vous approche, nouant l'estomac de la belle brune qui ne sait pas vraiment si elle doit ou non refuser l'inconnu qui va venir. Elle n'a plus le choix quand la sonnette de l'entrée se met à égrener ses notes de musique. Elle ouvre sans hésitation. L'homme qui est là est noir de cheveux. Il la salue puis s'efface sur le côté avant même de franchir le seuil. Une autre silhouette, blonde celle-là, s'affiche sous les yeux de Sacha.

— Bonsoir, je suis Julia. Mon ami Victor a absolument tenu à ce que je l'accompagne. Je peux entrer ?
— Je… je ne savais pas que vous seriez deux. Mais bon, entrez puisque vous êtes là.

La femme s'efface et laisse passer l'homme qui attendait à quelques pas. Ensemble ils entrent dans l'appartement de la jeune femme.

— Pardon. Je suis Victor, et merci ; il ne faut pas vous sentir obligée… mais Adélaïde m'a laissé entendre que les femmes aussi vous… intéressaient. Enfin, j'ai cru bien faire. Et puis c'est mon péché mignon que de voir, de regarder. Je crois que je prends encore plus de plaisir à rester assis et à observer. J'aime ça ; un peu pervers sans doute, mais bon, il faut bien que les hommes aient aussi quelques défauts.

Celui qui tient ce langage a des yeux aussi noirs que ses cheveux. Il porte un manteau relativement long. La fille, quant à elle, doit avoir tout au plus entre vingt et vingt-cinq ans. Sa chevelure ressemble à un champ de blé mûr. Quelques taches de rousseur parsèment son visage agréable. Un joli nez mutin que la brune qualifie immédiatement mentalement de « petite trompette ». Ils sont maintenant dans le salon et remettent leurs vestes et autres à Sacha qui les dépose sur une sorte de valet de nuit.

L'homme, qui doit avoir une soixantaine d'années bien tassées, a un regard qui transperce la maîtresse des lieux d'une manière désagréable. Elle se sent comme déshabillée par ces deux yeux qui ne quittent pas la silhouette qui les débarrasse de leurs affaires. C'est une impression de malaise qui court le long de l'échine de la jeune femme, indéfinissable indisposition venue d'elle ne sait où, et surtout dont elle ne comprend pas vraiment la raison. Il est en chemise, sombre elle aussi, avec un liseré violet qui agrémente le col et les poignets.

La blonde est fine, maigre même d'après les canons de la beauté actuels. Elle reste debout ; sa jolie robe noire montre des formes rebondies qui contrastent avec sa maigreur. Elle a des fesses qui rappellent à Sacha celle des femmes d'Afrique, un derrière qui emporte le regard de suite. Sa beauté est impressionnante, d'autant que deux seins lourds soulèvent le tissu sur le devant de la demoiselle. Elle non plus ne quitte pas la brune des yeux, mais elle n'a pas l'air tranquille. Pas plus que ne l'est l'hôtesse qui maintenant les invite à prendre place sur le canapé.

Le dénommé Victor s'adresse alors à Sacha :

— Cela ne vous dérange pas si les jeux ne se font qu'avec mon amie Julia ? Je ne désire qu'être spectateur. Vous voulez que l'on règle… notre affaire de suite ? Tenez, voilà pour vous. Dites-moi si c'est suffisant ou si je dois y ajouter quelque chose.

Il fait glisser sur la table basse une enveloppe entrouverte d'où quelques billets dépassent. Sacha ne bronche pas.

— Eh bien, regardez et dites-moi ; comme cela, plus de problème entre nous. C'est juste une estimation faite comme cela, à l'emporte-pièce, mais je peux allonger la sauce si vous trouvez que vos attentes sont plus… enfin, vous me comprenez.
— Je vous fais confiance ; je manque de recul, et je ne sais pas si avec une femme… mais je veux bien tenter le coup.
— C'est un réel plaisir que de venir vous voir. Vous êtes déjà un bonheur pour les yeux ! Mon amie Julia aimerait, je dis « elle » mais en fait c'est moi qui voudrais qu'elle jouisse sous mes yeux avec une autre femme, et là, je dois dire que je suis gâté. Pensez-vous que ce sera possible ?
— Possible ? De quoi ? De la faire jouir, ou de faire l'amour avec elle ?
— Ce n'est pas la même chose ? À votre avis ?
— Il arrive que jouir et faire l'amour ne s'associent pas, ou alors partiellement. Je n'ai aucune expérience dans ce domaine.

C'est étrange ; plus cet homme parle, plus une sonnette d'alarme tinte dans la tête de Sacha. Elle ne sait pas ce qui se passe, mais quelque part une peur insidieuse s'infiltre en elle. L'autre est là, avec sa compagne affalée contre lui, sur le sofa. La main de la blonde est posée sur la cuisse de l'homme.

— Nous ne le saurons que lorsque vous aurez essayé, non ? Et je dois avouer que vous m'émoustillez. Rien que de vous imaginer toutes les deux… Julia, montre à notre amie comment je réagis à ces pensées douces. Allons, montre-lui donc !

La blonde suit les ordres ; enfin, ce n'en est pas vraiment un, simplement une invitation à ouvrir la braguette surtendue du pantalon. Sacha, assise dans le fauteuil qui fait face aux deux autres, regarde cette main qui sans hésitation fait glisser le zip, décroche le bouton et baisse légèrement le slip de coton qui cache un dard bandé. Elle ne bouge pas, reste bien au fond du siège et propose un verre.

— Vous prendrez quelque chose à boire ?
— Non, pas pour le moment, mais nous prendrons quelque chose à voir, si vous le permettez. Julia, tu veux bien aider notre hôtesse à se mettre à l'aise ?

Il y a quelque chose dans la voix de cet homme qui glace le sang de la brune. Un ton bizarre, comme un réflexe dans son crâne qui lui crie de se méfier. Néanmoins, la blonde s'est relevée et elle approche du fauteuil où est assise Sacha. Elle lui tend la main, l'invite à se mettre sur ses pieds. Quand c'est fait, elle passe derrière elle. Mais la magie n'est pas là ; pas vraiment, comme si la peur qui se répand en elle paralysait la jeune femme brune. Pourtant Julia persiste et ses mains en conques ont saisi les deux globes ronds sur la poitrine de l'autre femme. Elle reste accrochée au tissu qui les entoure.

Les regards de Victor s'incrustent sur cette plage que les ongles de Julia griffent en faisant crisser le vêtement. Il fait un mouvement pour empoigner sa verge tendue. Ce geste découvre un peu son poignet, laissant apparaître de longs poils sombres. Sur la petite partie de l'avant-bras ainsi mise à nu, une gourmette de métal blanc brillant saute aux yeux de la jeune femme qui continue de subir les attouchements délicats de la blonde. Elle ferme les paupières, attendant que les caresses se précisent, que le charme opère.

La blonde insiste et finit par ouvrir enfin le chemisier de sa compagne. Ses doigts maintenant défont aussi les boutons des manches, et l'habit est prêt à être retiré. Mais elle ne l'enlève pas de suite, se frottant le bas-ventre contre les fesses encore couvertes par la jupe. Elle entame une sorte de danse du ventre, une danse lascive qui réveille quand même les instincts de Sacha. C'est elle maintenant qui se retourne doucement, empoigne la gamine par les cheveux, l'attire contre elle. Les lèvres féminines se soudent pour un premier baiser.

Il est sans saveur ; il n'est pas enrichissant. Les langues, si elles se rencontrent, ne se reconnaissent pas. Le plaisir n'est pas au rendez-vous. Aucun enchantement n'intervient dans ce palot insipide. Sacha s'écarte, reprend à nouveau contact avec cette bouche qui ne répond pas, puis elle se presse contre la blonde, se frottant elle aussi à cette fille qui se balance mollement, sans vraiment de rythme. Elle réitère un autre baiser qui n'apporte pas non plus quelque chose de positif aux deux danseuses.
Alors elle se détache de l'emprise du corps de Julia, la repousse gentiment, puis, se tournant vers Victor :

— Je crois que ça ne fera pas. Je n'y arrive pas. Je suis désolée, mais c'est impossible. Les conditions ne sont pas bonnes et je ne peux pas faire avec votre amie ce que vous aimeriez que nous…
— Je vois bien que ce n'est pas… bandant. Les premières images que je m'étais mises en tête ont fait monter « popaul », mais c'est vrai que ça ressemble à du pain sans sel. Nous n'allons donc pas insister. Dommage pour tous les trois, sans doute. Allez, Julia, nous rentrons.
— Je suis désolée, mais je ne veux pas, je ne peux pas me forcer… Julia, vous n'y êtes pour rien, je vous assure ; c'est sûrement moi qui suis trop fatiguée. Ne m'en veuillez pas trop tous les deux.
— Non, non, rassurez-vous ; nous reviendrons à un autre moment, un jour plus propice.

Victor se lève, range son outillage qui s'est singulièrement ramolli. Il ferme par-dessus la braguette protectrice et se penche pour demander à Julia quelque chose. Dans la tête de Sacha, il y a quelque part un truc, un signal ; enfin, elle ne sait pas quoi, mais il y a… un petit rien qui reste coincé là. C'est en le voyant se pencher sur l'oreille de sa blonde compagne qu'un minuscule petit détail ressurgit, venu d'un tiroir de sa mémoire.

Elle revoit l'homme qui se penche sur l'oreille de celui qui était resté dans la cuisine avec elle. Elle retrace les mouvements de celui-ci. Et soudain, le poignet de cet inconnu qui murmure quelques mots à son copain, elle le visualise nettement. Le bracelet, c'est… non ce serait trop affreux ! C'est le même que celui de ce Victor. C'est peu possible, et pourtant elle n'arrive plus à oublier. Non, ce serait indécent qu'elle ait presque couché avec un des assassins de David. Elle ne veut pas y croire, mais ce fait rejaillit dans son crâne chaque fois qu'elle tente de fermer les yeux pour trouver la paix. L'image devient obsédante, inquiétante, et la peur la gagne de plus en plus.

Quand ils sont partis, elle tente de s'endormir. Elle y parvient après un long moment pendant lequel elle n'a pas réussi à trouver une place correcte dans son lit.

L'aube nouvelle surprend Sacha en pleine crise de désespoir. Elle se demande si elle devient folle ou si elle a rêvé. Mais les images dans sa caboche sont si nettes qu'elle ne peut pas les ignorer. Maintenant, elles apportent une foule de questions supplémentaires. Adélaïde pouvait-elle être au courant ? D'où et comment connaît-elle ce Victor, si c'est son vrai prénom ? De guerre lasse, et pour sans doute éviter une longue journée de questionnements, elle se dit que le mieux serait de s'ouvrir de tout ceci à Jérémie. Après tout, il est flic et c'est son boulot.

Ce n'est qu'au milieu du matin et après cinq appels infructueux qu'enfin un flic à la voix nasillarde lui passe tout de même l'inspecteur qu'elle ne cesse de demander. Jérémie semble très surpris par l'appel de la jeune femme. Il lui assure cependant qu'il fera tout son possible pour venir la voir dès qu'il aura une minute de libre. Elle a refusé de lui donner des explications au téléphone, se bornant à lui dire que c'était très important. Lui avait – elle a cru le comprendre au ton de sa voix – sans doute espéré que l'appel soit plus personnel. Puis Sacha a ensuite rangé l'appartement, fait un brin de ménage. Elle a cherché dans l'annuaire le numéro d'un salon de coiffure. Et puisque l'inspecteur ne venait pas, elle a épinglé un petit mot sur sa porte, précisant à son intention où elle se rendait.

La femme assez forte, courte sur pattes qui s'occupe de sa chevelure connaît bien son affaire. Sacha adore les mains gantées de latex qui vont et viennent sur sa tignasse. Les doigts, comme des crochets, s'attachent à gratter le cuir chevelu, et ce massage très spécial s'éternise durant de longues minutes. Malgré ces gratouillis professionnels, sous les mains actives, la brune revoit inlassablement ce bras, cette gourmette, cet homme qui parlait à voix basse dans l'oreille du type avec qui elle était dans cette cuisine. Aucun doute possible, pas de place pour une erreur : elle est bien certaine que celui-là avait aussi trempé dans cette sordide affaire. Ce qu'elle comprend moins bien, ce qui la gêne le plus, c'est sans doute le rôle de la vieille Adélaïde.

Le jet sur ses cheveux achève le shampooing, et la serviette vient de remplacer les mains pour éponger les crins bruns de la belle. Une autre idée traverse soudain l'esprit de la jeune femme : comment expliquer la présence de cet homme, de ce Victor et de cette Julia chez elle ? Elle doit impérativement trouver un prétexte ; impossible de dire que la propre tante du policier les y avait envoyés. Ce serait avouer ce qu'elle fait, et Jérémie ne serait pas trop heureux de savoir que sa… enfin, que la vieille dame a repris du service.

À son retour, le petit mot est toujours là, ne semblant pas avoir bougé. Elle entreprend de confectionner son déjeuner. Tout à sa popote, elle n'entend que tardivement la sonnette. Quand elle réalise que quelqu'un se trouve derrière la porte, l'autre frappe violemment contre le bois de celle-ci.

— Oh là ! Voilà, j'arrive ! Inutile de vous énerver. J'arrive, bon sang !

Elle s'attend à voir la frimousse du flic s'encadrer dans le chambranle dès que l'huis sera ouvert. Pas du tout : Julia est face à elle, un sourire aux lèvres.

— Bonjour, Sacha. Je peux entrer ? Juste un instant. Je dois vous parler.
— Allez-y, mais pas trop longtemps : j'attends une visite importante.
— Rassurez-vous, je serai brève. Je reviens vous voir parce que… hum, ça sent bon chez vous… Victor m'a promis une belle dérouillée si lors de notre prochain passage je n'arrive pas à vous… enfin, à lui faire plaisir. Et je n'aime pas du tout ses menaces. Soyez sûre qu'il ne me fera pas de cadeau, alors je me suis permis de venir vous parler. Surtout que je pense qu'il pourrait vous faire, à vous aussi, du mal.
— En clair, que voulez-vous vraiment ? Me mettre en garde ou tout simplement m'avertir qu'à cause de moi vous pourriez être frappée ? J'ai bien tout saisi ?
— En gros, c'est un peu cela, oui. En plus, vous lui avez tapé dans l'œil et je crois que nous allons revenir vite. Réfléchissez ; il n'est pas homme à supporter une seconde fois que… les choses ne se déroulent pas comme il les a prévues. Je vous jure qu'il sait faire très mal quand il le veut. Il me fait peur.
— Pourquoi restez-vous avec lui dans de telles conditions ?
— Ce n'est pas aussi simple de quitter un type comme lui. Vous ne savez pas de quoi il est capable…

Sacha a envie de hurler à cette blonde que si, elle sait bien de quoi lui et ses amis sont capables, mais elle ne veut pas lui faire savoir qu'elle a reconnu son mec. S'il s'agit bien de son mec évidemment, ce dont elle n'est pas encore certaine. Sa détermination est plus grande désormais et elle ne peut plus penser une seule seconde qu'elle se trompe. Si jamais elle avait encore quelques doutes, Julia vient de les anéantir par ses aveux. L'âme humaine a bien des secrets que Sacha ne peut pas comprendre. La sienne lui a fait, ces jours derniers, faire de choses qu'elle regrette vraiment, c'est sa seule certitude.

Pendant qu'elle réfléchit, les épaules de la jolie blonde sont secouées par de longs sanglots. Elle pleure vraiment, comme si un véritable danger la guettait. Alors la brune, sans se poser d'autres questions, les entoure de ses bras. Elle attire contre sa poitrine cette pauvre petite chose qui chiale d'une manière exagérée.

— Allons, remettez-vous ! Je vous promets que les choses vont s'arranger. Et si vous revenez les deux, je serai… plus réceptive. Séchez vos pleurs ; je n'aime pas les gens qui se laissent aller de la sorte.
— Je… je suis sûre que vous ne comprenez pas. Cet homme, je l'ai dans la peau ; il me rentre par tous les pores de mon corps. Loin de lui, je ne vis plus ; et proche de moi, il me fait crever de trouille. Je n'y comprends rien, et pourtant… c'est cela, l'amour ?
— On se remet des pires ruptures ; de ça, je peux vous en toucher deux mots. J'ai perdu l'homme qui faisait le sel de ma vie, mais vous voyez, je suis toujours debout. Mais j'avoue aussi que l'on peut faire parfois… des trucs pas très normaux par amour, ou pire, par manque d'amour. Je ferai ce que je peux pour vous éviter des déboires… des déplaisirs physiques, et je vous le répète : hier soir, j'étais seulement fatiguée.
— Vous seriez d'accord… pour que je l'appelle, alors ? Pour qu'il vienne maintenant et que nous… reprenions le cours de notre histoire, là, avant même qu'il arrive ?
— Vous voulez dire tout de suite ? Que nous commencions sans attendre et il viendrait nous rejoindre ?
— Euh, oui. Si vous le voulez, bien sûr.
— Je suis désolée, mais ce n'est pas possible : j'ai… un rendez-vous en ville que je ne peux remettre.

Sacha a jeté ces quelques mots, ces mensonges pour éviter de se retrouver face à ce type qui lui fait horreur. Elle sait bien qu'elle ne pourra plus le laisser s'approcher d'elle tant que la lumière sur cette affaire ne sera pas faite. L'autre la regarde, prenant ce refus en pleine figure. Mais il vaut mieux un pieux mensonge que d'imaginer les sales pattes de ce mec sur elle. Rien que l'idée lui donne la chair de poule. Elle n'a rien contre cette Julia, encore qu'un instant un doute lui traverse l'esprit : ne joue-t-elle pas la comédie ?

Et si ce prétendu Victor l'avait lui aussi reconnue ? Et si… bon elle ne veut pas psychoter, mais elle espère vraiment la venue rapide de Jérémie. Reste pourtant à éconduire poliment la blonde, et pour cela elle se dit que le mieux c'est encore d'aller faire un tour.

— Bon, eh bien je crois qu'il vous faudra reprendre contact avec Adélaïde pour que vous conveniez d'un autre rendez-vous. Je préfère que vous passiez par elle, vous comprenez ?
— Oui, mais vous êtes sûre de ne pas vouloir me donner un numéro de téléphone ou de ne pas vouloir remettre votre sortie en ville ?
— C'est pour du travail, alors c'est sérieux.
— Mais… je croyais que votre boulot c'était… enfin, que vous receviez pour de l'argent, quoi.
— Disons que je l'ai fait pour dépanner Adélaïde et moi aussi un peu. Mais bon, je ne veux pas continuer dans ce genre de truc malsain.
— D'accord, d'accord. Dites-moi quand même quand vous aurez une soirée de libre que je puisse lui… dire ; ça m'évitera peut-être de prendre une beigne.
— Je n'en sais rien ; voyez cela avec…
— Adélaïde, je sais, vous me l'avez déjà dit. Je ne vous plais donc pas ? À moins que ce soit lui qui vous indispose ?
— Mais non, que racontez-vous ? Je ne suis pas totalement disponible non plus. On fait comme ça ? Je dois filer si je ne veux pas être en retard.
— Vous ne voulez pas m'embrasser encore une fois avant de partir ?

Les yeux de Julia se font suppliants et son visage exprime presque de la crainte. Elle ne feint sans doute pas sa peur de ce Victor. Un homme bien mystérieux et dangereux, semble-t-il. La brune serre dans ses bras la blonde, et instinctivement elle se dit que celle-ci tremble. Comme cela aussi, plus pour lui faire plaisir que par envie, elle pose ses lèvres sur les siennes et le baiser qui les unit n'est pas transcendant. Aucune magie dans ce mélange de langues, dans ce bécot que Sacha abrège finalement. Ça ne sert à rien de faire les choses à contrecœur.


Retrouver les rues de la ville, faire un tour, s'assurer que Julia n'a pas pris la même direction, cette mascarade déplaît à Sacha, mais une peur sans nom s'est insinuée en elle. C'est un soulagement quand elle retrouve devant son appartement une voiture qu'elle connaît, celle du flic. Elle se précipite dans l'entrée et tombe nez à nez avec le garçon qui visiblement revient de son appartement.

— Ah, j'ai bien cru que je ne te trouverais pas.
— Merci d'être venu. Tu veux bien monter chez moi ?
— Hé, quel ton… De quoi as-tu si peur ?
— Peur ? Tu sens que j'ai peur ?
— C'est palpable : ta voix, ta façon d'agir, ça pue la peur à dix mètres ! Allons-y, tu vas gentiment tout me raconter, mais devant un bon café si cela ne te dérange pas. Et calme-toi, s'il te plaît ; tu ne risques rien, je suis là.
— Oui, oui, il faut que je te raconte… Nous serons mieux chez moi. Viens !

Il monte derrière elle les quelques marches qui mènent à sa porte. Tout en préparant le café, elle narre à Jérémie toute l'histoire, omettant cependant de signaler l'entremise de sa tante dans la rencontre entre ce Victor et elle. Elle lui raconte la visite de cette Julia, et le flic écoute sans vraiment l'interrompre. Il suit, se bornant à prendre une foule de notes sur un calepin.

— Et tu es sûre que c'était bien le même homme ? Aucun doute là-dessus ?
— Certaine. Ce bracelet, et puis j'ai eu un sentiment d'insécurité dès qu'il est arrivé chez moi. Je sais, j'ai senti que ce type-là est dangereux.
— Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est comment il est arrivé chez toi. Tu l'as rencontré où ? Et cette Julia, c'est quoi ? Sa petite amie, sa maîtresse, sa femme ? Tu ne me cacherais pas quelque chose ? J'ai besoin de tout savoir si tu veux que je t'aide.
— Ben… disons que c'est une amie qui me l'a fait rencontrer ; je ne peux pas t'en dire plus. Ce serait trop long à expliquer.
— Fais un effort ! Pourquoi sont-ils venus te voir, ces deux-là ?

Comment lui expliquer qu'ils étaient venus pour… pour faire l'amour avec elle ; et quand elle pense « faire l'amour », c'est vraiment pire que cela : elle devrait employer le terme « baiser ». Et puis comprendrait-il que ces deux-là la payaient pour… la sauter ? Si en plus il apprend que sa tante a fait l'entremetteuse… Elle n'arrive plus à réagir sainement et les larmes lui montent aux yeux.

— Calme-toi, allons, et reprenons par le début, veux-tu ? Donc tu rencontres ce dénommé Victor et une de ses amies, prénommée Julia. Jusque-là, c'est bon ?
— Oui, c'est ça.
— Ensuite, que se passe-t-il, et pourquoi as-tu un doute ? Ils venaient faire quoi chez toi ? D'autant que tu n'es pas dans cet appartement depuis très longtemps… C'est meublé avec goût, je dois dire.
— Merci. Je dois t'avouer que nous nous étions rencontrés et que nous envisagions de… faire l'amour.
— Comment ça ? L'amour ? Avec lui ? Elle ? Les deux ensemble ?
— Avec elle, mais devant lui. Enfin, peut-être serait-il venu nous rejoindre.
— Tu es une femme compliquée : tu refuses de me faire l'amour alors que tu en crèves d'envie – je l'ai bien senti le soir où nous avons dîné – mais tu vas faire cela avec une inconnue devant son mec !
— Là n'est pas le problème ; je n'ai pas pu le faire plus avec elle qu'avec toi. Et à un moment, ce Victor a baissé la tête pour parler à l'oreille de sa compagne ; c'est là que j'ai vu le bracelet. Je peux t'assurer que j'ai reçu un véritable choc au creux de l'estomac. Comme si le ciel me tombait sur la tête.
— Tu n'as aucune idée du nom de famille de ces deux-là ? Tu saurais me décrire ce Victor ? J'ai besoin d'éléments, tu saisis ?
— Oui. Bien sûr que je comprends. Je peux le décrire, mais pour le reste… Mais s'il revient, je crève de trouille de me retrouver face à cet homme. Comment faire ? Dis-moi !
— Pourquoi reviendrait-il ? A-t-il une raison spéciale pour se sentir obligé de te revoir ?
— Ça n'a pas marché, pas collé entre la fille, cette Julia et moi. J'ai prétexté la fatigue, en leur racontant aussi que ça irait mieux une prochaine fois. Et elle est revenue dans la matinée pour me supplier de lui faire l'amour devant son… ce Victor, sinon il la frapperait. Elle m'a même laissé entendre que moi aussi… je pourrais… prendre une raclée.
— Bon, et si tu jouais cartes sur table avec moi ? Comment – ou par qui – as-tu rencontré ces gens-là ? Ils ne sont pas arrivés par hasard dans ta vie, tout de même !
— Je… je ne peux pas te le dire. Je l'ai connu par… une ancienne amie que tu ne connais pas.
— Tu te fiches de moi ? Une ancienne amie ? Et elle t'a envoyé un couple pour que tu t'envoies en l'air avec la femme devant le mec ? Ça sent le coup fourré, ton histoire ! Tu te rends compte de ce que tu me racontes là ?
— Bon. Ils m'ont payée pour faire cela, si tu veux tout savoir. Votre justice de merde m'a tout pris. Je n'ai plus rien : plus de mari, plus de maison parce que je ne veux pas vivre dans des souvenirs. Je n'ai plus un sou pour payer mon loyer, et tu crois que je vais manger comment ? Mais ça vous passe bien au-dessus de la tête, n'est-ce pas ? Je dois subir l'humiliation après l'affreuse chose que j'ai déjà vécue ? Cette justice qui m'a écrabouillée sans un remords. Ce juge qui ne m'a même pas regardée quand il m'a libérée, s'est-il un seul instant inquiété de savoir ce que j'allais devenir ?
— Peut-être, mais moi… j'étais là, pour toi, prêt à te tendre la main.
— Toi, toi, mais tu fais partie de ce système ! Tu es un rouage de ce foutu bordel qui me bouffe, tu ne comprends donc rien ? Je vous hais tous, toi, cet uniforme que tu ne portes pas mais que tu représentes ! Je hais cette justice qui nous crache à la figure sans se soucier de rien d'autre !

Elle hurle ces mots, se tord les doigts, et les larmes qui coulent sont autant d'aiguilles qui viennent toucher Jérémie. Lui se tait, la regarde puis baisse les yeux, presque penaud d'avoir provoqué cette avalanche de saloperies qu'il ne sait plus arrêter. Il se sent partagé entre son devoir de flic et son envie de serrer dans ses bras cette femme qui lui plaît. Elle a bougrement raison de crier que le système broie les gens. Il tente de comprendre ce qu'elle ressent, et alors qu'il tend la main dans le but évident de prendre la sienne, Sacha a comme un sursaut qui la fait reculer. Elle a des gros sanglots dans la voix lorsqu'elle reprend la parole.

— De toute façon, vous êtes tous les mêmes, les mecs. À part mon cul, qu'est-ce qui vous intéresse chez moi ? Tu m'aurais aussi bien collée dans ton lit depuis le début, n'est-ce pas ? Tous des salauds ! Alors si mon cul vous interpelle tant que cela, eh bien au moins qu'il me rapporte ; j'en vivrai et ne devrai rien à personne.
— Enfin, Sacha, tu t'entends parler ? Ce n'est pas facile à vivre, mais bon sang, je n'ai rien d'un monstre et je voudrais te dire…
— Ne dis rien du tout. Cherche et trouve les salauds qui m'ont mise dans cette merde, et après on verra. Je ne sais pas qui ils sont, mais il doit bien y avoir un moyen de les trouver, non ?
— Oui ; et si ce Victor te recontacte, appelle-moi de suite : je laisserai tout tomber pour venir ici. Ne prends aucun risque, je t'en supplie. Pour une fois écoute-moi et suis mon conseil. Essaie de le garder le plus possible chez toi, que j'aie au moins le temps d'arriver et je le serrerai ici. Trouve une excuse pour justifier mon arrivée ; je ne sais pas, moi, que je suis un de tes amants… Enfin, tu verras bien.
— Facile à dire, mais à réaliser ? C'est un peu plus complexe, non ? Le temps que toi ou tes flics arrivent, il aura le temps de me faire la peau combien de fois ? Ce n'est pas pour ce qu'elle vaut, maintenant qu'il a foutu ma vie en l'air, mais c'est pour le principe. Ces gens-là ne reculent devant rien : David en est une preuve flagrante.
— Je comprends, mais ton mari connaissait les risques liés à une infiltration dans ce milieu de pourris. Il a du reste tenu à te laisser en dehors de tout cela.
— Pour ça, c'était réussi ! La taule pour commencer, et la misère pour finir… Ça, c'est de la protection ! Bon, je vais quand même essayer de m'en sortir. Mais est-ce que je peux, seulement une fois, faire confiance à qui que ce soit ?
— Je t'ai sortie du trou et ma tante t'a trouvé un abri, non ?
— Ta tante, ta tante… Tu la connais si bien que cela, ta tante Adélaïde ? Dis-moi, tu la connais vraiment ?
— Qu'est-ce qui te prend ? Enfin, Sacha, merde ! Réagis, bon sang de bois, ne te mets pas dans des états pareils chaque fois que l'on se rencontre.
— Tu crois quoi ? Que j'ai envie de te rouler des pelles parce que t'es un poulet ? J'en ai marre des magouilles des uns et des autres, des trucs finalement où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Moi, là-dedans, je suis le dindon et c'est moi qui vais encore me retrouver farcie. Je ne veux pas coucher avec des types qui ont de près ou de loin côtoyé David. Pas plus toi que ce Victor, je me fais bien comprendre ? Alors, d'accord pour lui tendre un piège, mais je veux des assurances que je ne paierai pas les pots cassés. C'est trop difficile à saisir ce que je dis là ?
— D'accord. Je vais mettre un type en planque près de chez toi, et dès que le Victor en question te fait signe, tu m'avises immédiatement. Mon gars pourra intervenir de suite ; ça te rassure comme ça ?
— Et s'il ne revient pas ? Tu vas me faire suivre, surveiller toute ma putain de vie ?
— Allons, tu as dit toi-même que ce sale type ne te lâcherait pas. Alors fais-moi confiance.
— De toute façon, je n'ai guère d'autre choix, pas vraiment d'alternative. Alors allons-y. Je veux bien essayer une toute dernière fois.
— Tu redeviens raisonnable. Viens près de moi… Bon, je file, viens me faire un bisou.
— Et puis quoi encore ? Tu ne veux pas aussi me baiser pendant que tu y es ? Et puis, tiens, pour tringler, attache-toi les services de ta tante Adélaïde !
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? Il est grand temps que cette histoire se termine, sinon on va finir par se donner des gifles. Je ne veux pas que tu parles de ma tante de cette manière.
— Tu ne veux pas ? Mais il va bientôt me conseiller si ça continue… Allez, barre-toi avant que je fasse une crise de nerfs !

L'échauffourée n'a pas duré bien longtemps, mais elle a été plus que rude. Sacha voit le flic qui s'éloigne depuis sa fenêtre. Il a le dos voûté, il marche en secouant la tête, perdu dans ses pensées, noyé dans le flot de paroles que lui a assené la jeune femme. Dire que cette femme lui inspire une sorte de respect n'est pas assez fort : il en est raide dingue, et savoir qu'il met sa vie en péril, que ce Victor pourrait aussi… la baiser, ça lui noue les tripes. En attendant, il appelle un de ses flics et lui demande de surveiller étroitement les allées et venues vers l'appartement de sa petite protégée.

Durant quelques minutes, Sacha persiste dans son énervement contre Jérémie. Puis en voyant sa grande carcasse déambuler dans la rue, elle se calme. Elle espère seulement que cette fois sera la bonne et qu'ils vont mettre le grappin sur l'enfant de… qui a tué son David et qui, par là même, l'a envoyée en prison. Il ne lui reste plus qu'à attendre, mais la patience, c'est ce qui lui fait le plus défaut depuis quelques jours. Elle s'endort ce soir-là, et ce sont d'horribles cauchemars qui reviennent la hanter. Mais au milieu de ceux-là, comme un regard, un sourire, celui d'un clin d'œil de son mari qui comme par miracle arrive pour la sauver.

Les journées ont passé, et ni Victor ni Julia ne se sont manifestés. Elle commence presque à oublier cette affaire quand un soir le téléphone lui rappelle qu'Adélaïde, elle, n'est pas très loin.

— Allô ? Ah, ma petite Sacha ! Vous allez bien au moins ? Je n'ai plus de nouvelles de vous depuis un trop long moment ; j'avais peur qu'il ne vous soit arrivé quelque chose. Vous délaissez votre vieille amie…
— Non, pas du tout ; j'avais simplement besoin de faire le point, d'y voir clair en moi.
— J'ose espérer que ces jours vous ont bien conseillée, qu'ils vous ont été salutaires.
— Je crois que je survivrai. Mais pourquoi m'appelez-vous vraiment ? Ne tournez pas autour du pot et ne me prenez pas pour une idiote. De quoi s'agit-il ?
— Disons que je vous savais fine mouche et que, mon Dieu… un de mes amis aurait ce soir besoin de réconfort ; enfin, vous comprenez. Et cette remise en forme vous sera grassement bénéfique, si vous voyez où je veux en venir.
— Je n'ai guère le cœur à cela, voyez-vous.
— Il ne s'agit pas vraiment de cœur, et même si je peux me permettre, d'une partie bien plus… agréable de votre personne qui l'intéresse. Et je crains fort que vous ne puissiez pas faire autrement. Voyez-vous, j'ai quelques photos de vous qui sont plutôt compromettantes…
— Comment cela ? Des photos ? De quoi me parlez-vous ? Qu'est-ce que vous racontez ?
— Vous ne savez pas ? Mon ami se prénomme Fabrice ; il sera chez vous vers… disons vingt heures et il vous remettra une enveloppe de ma part. Après avoir vu ce que celle-ci contient, vous prendrez votre décision. Le garder avec vous ou le mettre dehors. Je crois que c'est une sage solution.
— C'est du chantage ? C'est cela que vous me faites ?
— Disons que j'ai pris une assurance sur un investissement à long terme et que celle-ci protège mon bien.
— Je ne suis donc rien d'autre qu'un meuble, une marchandise pour vous ?

Se sentant piégée encore une fois, Sacha explose et devient verbalement violente, en oubliant toute politesse.

— Va te faire foutre ! Je ne ferai rien pour toi, ni ce soir, ni jamais ! As-tu bien compris cela, vieille pute ?
— Ne confondons pas tout, ma jolie : la pute, ce n'est pas moi ; c'est seulement toi dans cette affaire. Je ne suis qu'une femme avisée qui protège… sa mise de départ, ses investissements.
— Espèce de… sale racaille !
— Allons, Sacha, pas de mots que tu pourrais regretter. Fais-toi belle et donne du plaisir à mon ami Fabrice. Demain, nous reparlerons de tout cela à tête reposée.

Dès qu'elle entend le clic qui met fin à la discussion, la jeune femme jette le combiné sur le lit et pleure de rage. La voilà encore une fois roulée dans la farine, et cette fois par une mère maquerelle sur le retour. Est-ce que cette spirale des ennuis ne prendra donc jamais fin ? Que faire d'autre sinon obtempérer ? Là encore, le choix est vite fait. La douche salvatrice ne sauve rien du tout, mais elle permet d'oublier toute cette crasse.

C'est une Sacha revancharde, belliqueuse à souhait qui sort de l'eau.