Les lettres de mon jardin
Pierheim08/03/2023Joseph Kubény
Il y a fort longtemps, la famille Kubény avait quitté Pénarbled pour venir s'installer à Troudukuville. Cette famille n'avait pas eu de difficulté à s'intégrer dans la vie locale en s'investissant dans diverses associations au sein de la paroisse.
Joseph Kubény était un ancien Esquimau (chrétien) descendant d'Inuits. Tout jeune, il avait traversé l'océan avec ses parents pour vivre en France. Désormais proche de la cinquantaine, il avait toujours conservé une apparence d'intellectuel attardé, accentuée par de grosses lunettes d'écaille. Posée en bataille sur le haut du crâne, une épaisse tignasse auburn.
À cette époque, les offices étaient encore célébrés en latin ; ne comprenant rien à cet étrange langage, Joseph se contentait de lire ce qui était écrit dans le missel. Il avait cependant dû faire des efforts de prononciation afin de pouvoir chanter, de sa voix de stentor, les passages en solo ; c'était pour lui un véritable plaisir d'exhiber son bel organe vocal avec la chorale paroissiale. Sur le plan religieux, il respectait naïvement les commandements car, ayant gardé en mémoire les représentations terrifiantes de l'enfer, il avait une peur panique de devoir y séjourner.
Certes, il n'était pas le couteau le plus affûté du tiroir, mais juste un honnête travailleur qui estimait qu'en aidant à sauver des âmes perverties, il gagnerait des points supplémentaires qui lui vaudraient le paradis.
Pour mener à bien sa mission, chaque fin de semaine il se rendait dans les rues chaudes de la capitale afin d'essayer de convertir quelques « Fleurs de bitume ». L'accueil de ces dames n'était pas toujours très chaleureux : certaines voyaient en lui au mieux un curé défroqué, au pire un pervers narcissique et toxique qui voulait bénéficier gratuitement de cochonneries.
De temps à autre, il parvenait à nouer un contact ; mais lorsqu'il abordait le sujet du salut de l'âme, il se faisait envoyer promener.
Un soir, alors qu'il avait réussi à entamer un dialogue avec une jeune femme, d'une voix chantante elle lui déclara qu'elle ne tapinait pas. Étonné par cette réponse, il s'enhardit :
— Alors, que faites vous ici ?
— Eh bien, Monsieur, moi je ne me prostitue pas. Je vends des préservatifs, et en plus j'offre une démonstration gratuite. Je ne veux pas que tu me disputes pour ça.
— Mais je n'ai pas dit « pute »…
— T'es vraiment bouché, toi ! Pas charcutier, j'espère… Je t'ai dit « dispute ». Alors achète mes préservatifs, et on monte pour la démonstration.
— D'accord.
Il sortit quelques billets de sa poche et suivit la jeune fille vers un escalier éclairé par une chandelle blafarde.
Dans ce quartier chaud, le bouche à oreille fonctionnait si bien que nombreuses étaient celles qui connaissaient désormais Joseph Kubény. Un autre soir, il fut accosté par une forte dame toute vêtue de cuir noir qui, en faisant claquer sa cravache sur ses cuissardes, lui demanda :
— Alors, tu viens me lire les vents, Gilles ?
Impressionné par cette femme, il bredouilla :
— Je ne m'appelle pas Gilles ; je suis Joseph Kubény.
— Gilles ou Joseph, peu importe : tu vas me suivre bien docilement car tu as grand besoin d'apprendre, et pas que l'évangile… Parole de Maîtresse Luciféra !
Il la suivit en tremblant et devint vite un de ses habitués. Il prit rapidement goût aux joies de la flagellation, de la crucifixion et du port des fers ; c'était devenu sa drogue, et les sommes allouées au denier du culte perdirent très vite leur « te ».