Belle de nuit
Charline8818/01/2023Les travaux pratiques
— Oh, merci Pascaline ! Je vous garantis que si j'ai des amies qui ont besoin d'une décoratrice d'intérieur, je vous recommanderai. En plus, vos tarifs sont hors concurrence. Mon Dieu, je suis si contente…
— Merci ! Il est toujours bon d'avoir des retours positifs sur son travail. Quant à mes prix… ce sont ceux pratiqués sur le marché. Les augmenter serait perdre mes clientes les plus fidèles, dont vous faites partie, bien sûr.
— J'ai arrondi le montant de mon chèque. Et puis souvenez-vous que nous avons toujours le projet d'un dîner où je tiens à vous présenter mon fils. Jean travaille trop aussi, et en dépit de ses dénégations, je suis certaine qu'il est trop seul… un peu comme vous.
— Vous voulez jouer les entremetteuses, Odette ? Allons, allons, il est assez grand pour trouver une amoureuse tout seul, non ?
— Je ne parierais pas là-dessus. En tout cas, pour le dîner tous les trois, vous ne pouvez pas vous défiler. Je vous tiens au courant dès que c'est d'actualité.
— … D'accord. Mais prévenez-moi suffisamment longtemps à l'avance.
— Pas de souci, et mille fois merci… un vrai travail d'orfèvre. Que c'est beau chez moi maintenant !
Les outils sont rangés, la jeune blonde rentre chez elle. Cette fin de journée, c'est relâche. Un vendredi après-midi lui assure un long week-end. Lundi, il sera temps d'attaquer ailleurs un appartement dont la propriétaire veut en faire une belle location. Deux bonnes semaines à remettre tout en ordre. De quoi subsister. La chance sourit enfin à cette femme qui a subi de plein fouet les effets secondaires de la pandémie. Difficile de se refaire une santé après des mois d'inaction. Mais les gens ont enfin des envies de changement, et c'est son domaine.
Une semaine que son escapade au club libertin d'Odette Dussard a eu lieu ; c'est donc du passé. Cependant certains souvenirs sont si ancrés dans sa mémoire que Pascaline a bien du mal à résister à son envie d'y refaire un saut. Oui… le mot saut est le bon. Depuis cette fameuse nuit, le sexe s'invite dans sa vie. Elle en rêve pendant son sommeil et se caresse plus souvent, trop à son goût. Et puis elle consulte Internet en se disant que certains objets sont si ressemblants aux sexes des hommes que, peut-être, elle pourrait se faire un petit cadeau. L'instant d'après, la part raisonnable de son cerveau lui rappelle que « ressemblant » ne signifie pas forcément « effets identiques ».
Et le train-train des journées reprend le dessus. Le film de ce qui s'est déroulé dans la boîte de cul, s'il est toujours présent, se dilue dans des images plus floues. Elle n'a pas franchi le pas pour l'achat d'un ersatz en latex, pas plus que pour une seconde excursion au lupanar. Il est si compliqué de mettre de côté ses habitudes… Sa petite existence, magnifiée par une sortie au goût de « reviens-y » risque fort de coller aux oubliettes l'épisode plaisant. Elle y pense souvent le soir, après la douche ou au coucher, mais les personnages qui ont joué un rôle dans cette affaire sont moins nets.
Alors ce mardi, vers neuf heures du matin, le coup de sonnette la surprend sur le projet de rénovation d'une salle de bistrot. Elle va ouvrir à ce visiteur qui ne tombe pas au meilleur moment. En fait de visiteur, c'est une belle brune qui se tient devant elle. Dans la poitrine de la blonde, son cœur semble du coup prêt à se décrocher.
— Bonjour, Madame.
— Oui, bonjour.
— Une de mes amies vous a chaudement recommandée. J'ai vu le travail effectué chez elle, et j'avoue que j'ai vraiment aimé.
— Entrez, Madame…
— Hélène ; Hélène Grandchamp. Mon mari et moi venons de nous offrir une maison de campagne, et nous nous demandions si vous seriez intéressée pour nous la remettre au goût du jour.
— Venez. Venez, vous asseoir. Nous pouvons toujours en discuter, n'est-ce pas ?
— Nous nous sommes déjà rencontrées quelque part ?
— …
— J'ai l'impression que votre visage m'est familier. Mais je vois tant de monde…
— Je… je ne sais pas.
Pieux mensonge ! Elle n'a pas encore remis un prénom sur le visage de celle qui lui fait face, et Pascaline ne va sûrement pas l'aider. Quel choc de revoir de cette manière la nana du club ! Coïncidence, ou hasard ? Odette – parce qu'à coup sûr c'est madame Dussard qui lui a communiqué l'adresse de son bureau – ne pouvait pas être au courant. Il s'agit d'un de ces tours que la vie joue parfois aux uns et aux autres, sans trop en expliquer les raisons.
— Je… je peux savoir qui se montre enthousiaste et me recommande ?
— La mère d'un de nos amis ; Jean Dussard. J'ai rencontré cette dame et, mon Dieu, elle ne tarit pas d'éloges sur vous et le soin que vous apportez à ce que vous faites.
— Je vois…
— De plus, il paraît que vous avez des prix… tout à fait abordables ; alors me voici. Mais je persiste à croire que nous avons dû nous croiser un jour.
— J'ai une tête un peu passe-partout. Où, si vous résidez dans notre ville, au marché de la place ? J'y fais mes courses régulièrement.
— Oh, ça me reviendra ; j'ai le pressentiment que ça va me revenir, que je vais m'en souvenir.
— Bien. Pouvez-vous me parler de votre projet ? Un café, pour que nous en discutions à l'aise et détendues ?
— Avec plaisir !
La brune expose alors rapidement son idée. Tout en sirotant une tasse d'un espresso corsé, Hélène plante le décor de cette bâtisse qu'elle et son mari se sont offerte. Si la brune sait dans les grandes lignes ce qu'elle attend de la créatrice, elle n'a pour l'heure aucune idée du budget ni des matériaux qu'elle aimerait voir chez elle. Elles font un large tour d'horizon des possibilités, puis la femme de Léo s'engage à fournir les plans de son acquisition. Hélène suggère également une visite des lieux pour se rendre compte de l'ampleur de la tâche à accomplir.
L'idée est là, et la jeune madame Grandchamp prend congé de la blonde en lui promettant de revenir vers elle dès qu'elle le peut. Mais juste avant de lui serrer la main pour quitter le bureau, elle dévisage celle qui lui fait face. Elle laisse encore tomber gentiment :
— Décidément, je jurerais que nous nous sommes déjà vues. Où ? Quand ? Je ne m'en souviens plus… mais j'ai le sentiment que je vous connais.
— …
Que rétorquer à cela ? Trop tard pour rétablir la vérité ! Alors autant se taire, et dans sa cage, le cœur de Pascaline fait des bonds de cabri. La pénombre de la boîte et la perruque rousse ont donc fait qu'elle est restée suffisamment anonyme ? Par contre, en elle remontent en force les sensations que lui avait procurées cette belle brune. Un petit coup de cœur aussi pour son Léo si partageur. Et la voici repartie dans un délire qui la submerge pour le reste de la journée. Encore une chance que pour ce jour elle travaille à son bureau. À force de se remémorer les évènements de cette soirée, à l'heure du déjeuner elle en est au point de devoir changer sa culotte.
Une semaine ! C'est jour pour jour le laps de temps qu'il faut à la jolie Hélène pour revenir au bureau de la décoratrice. Elle a dans son sac les plans de la maison, ainsi qu'une liste plus précise de ce qu'elle voudrait rénover ou changer. Un rendez-vous est donc pris pour que Pascaline se rende sur place afin d'établir un devis au plus juste. Il doit avoir lieu deux jours plus tard. Et là, surprise, Léo est seul pour la recevoir. Lui n'a aucune hésitation devant la blonde qui entre dans son nouveau bien.
— Eh bien… Hélène m'a dit qu'elle avait la nette impression de vous connaître : elle avait donc bougrement raison. Vous avez quelque chose de changé, pourtant. La coiffure, peut-être ?
— Pardon ?
— Vous n'êtes pas Aurore ? La boîte libertine de Jean, ça vous rappelle quelque chose ?
— Ben… non, pas vraiment. Je me prénomme Pascaline, et non pas Aurore.
— Ah… Vous avez une sœur, alors ? Parce que je vous avoue que la ressemblance est troublante.
— Non, rien de tout cela. Et je ne vois pas de quoi vous me parlez.
— Admettons… c'est dommage.
— Je suis là pour établir votre devis, pas pour autre chose. Si c'est une tentative de drague, je la juge bien déplacée.
— Je vous assure que non ! Ma femme et moi avons eu le sentiment que nous vous avions déjà rencontrée. De plus, la maman d'un de nos amis nous a dit le plus grand bien de votre travail, ce que nous avons aussi constaté lors de notre passage chez elle. Venez… je vous fais visiter ?
— Merci. Hélène, votre dame, m'a dit en gros ce qu'elle espérait de cette belle demeure. Il y a matière à faire de belles choses.
— Oui. Vous… Gabriel, ça ne vous dit rien non plus ?
— Gabriel ? Ça devrait ? Sinon c'est un archange, il me semble.
Le type se met à rire. Et si au fond d'elle Pascaline se sent mal à l'aise de mentir avec un certain aplomb, elle n'a plus vraiment le choix. Quelle conne tout de même d'avoir mis le doigt dans l'engrenage du mensonge ! Comment s'en sortir, parce qu'apparemment Léo n'est pas dupe ! Il insiste encore un peu plus en posant d'autres questions :
— Vous aimez les saunas ?
— … ?
— Et l'établissement de Jean, vous n'y êtes jamais allée ? Vous devriez ; c'est une boîte sympa. Enfin… un jour, si le cœur vous en dit, nous serions heureux, mon épouse et moi, de vous y inviter.
— Écoutez, vous voulez quoi de moi ? Je suis là pour votre chantier ou pour une invitation à sortir ? Je travaille pour gagner ma vie, et je n'ai guère de temps libre. Je ne suis pas celle que vous pensez. Et Odette est seulement une cliente parmi tant d'autres. Je ne connais son fils qu'à travers ce qu'elle m'en a dit. Les discothèques ne sont pas vraiment mon truc. Les fins de semaine, je suis bien contente de rester tranquillement chez moi !
— Ouais… ne vous fâchez pas ; c'est seulement histoire de parler.
— Parfait, donc. Je prends des photos et des mesures ? Pour un devis, c'est essentiel.
— Allez-y. Faites, je vous en prie. Mais je regrette de vous avoir… déplu dans mes propos. J'espère que nous allons rester vos clients… à défaut d'être vos amis.
— Il n'y a aucune raison pour que je renonce à faire vos travaux.
— À la bonne heure ! Je crois que vous avez tapé dans l'œil de mon épouse. Hélène est… particulière.
— … ?
Pascaline passe en revue toutes les pièces susceptibles de faire l'objet de son travail. Elle mesure, visite, note, et lorsqu'elle prend congé de Léo, c'est avec la ferme intention de faire parvenir le plus rapidement possible au couple son évaluation du coût de la remise au goût du jour. Sur le trajet de retour vers son bureau, elle souffle un peu. Zut ! Question anonymat, c'est raté. Cette fois elle est certaine que le mari de la brune sait bel et bien qui elle est. Son petit sourire en coin au moment de se serrer la main pour se dire au revoir en disait long sur ce qu'il pensait.
Et puis… il y a aussi cette chaleur sourde qui a envahi son corps au fur et à mesure que la voix suave de cet homme lui tombait dans les oreilles. Un grand feu qui lui rappelle qu'elle est toujours une femme, et qu'à ce titre les envies qui s'y réfèrent sont toujours d'actualité. Ce type l'a déjà fait tellement jouir… Son cerveau et son ventre se rappellent absolument tout de cette soirée. Comment endiguer le flot de sensations et d'émotions engendré par l'entrevue avec cet homme ? Mon Dieu… C'est un calvaire, une torture morale que s'inflige Pascaline. Aurore, Gabriel, Léo, Hélène, voilà des prénoms qui la renvoient quelques semaines en arrière.
Tout est en liquéfaction chez elle. Si encore elle avait osé acheter de quoi se calmer ! Mais sa bêtise de reculer toujours plus la commande d'un olisbos – de mentir aussi – la mettent dans une situation bien peu reluisante en cette fin de journée. La douche, habituellement un havre de paix qui lui calme les nerfs, n'a ce soir aucun impact sur sa nervosité. Le film à la télé ? Insipide, parce qu'elle s'avère incapable de détacher son esprit des mots et des souvenirs remués par le mari de la brune. Avec par-dessus tout une envie chevillée au corps qui la déstabilise, impossible de se concentrer sur quoi que ce soit.
Même sa couche lui semble fade parce que trop vide. Alors, sortir serait la solution ? Voir du monde ? Bouger ? Oui ! Mais pour aller où ? C'est donc presque instinctivement qu'elle téléphone à madame Dussard. Sous un prétexte fallacieux, elle appelle celle qui l'a recommandée à ses amis. Trois sonneries de téléphone plus tard, la voix d'Odette se fait entendre :
— Allô ?
— Ah, Odette ? C'est Pascaline.
— J'avais reconnu votre voix. Ça va, vous allez bien ?
— Oui, oui, je vous remercie. Je tenais aussi à le faire pour m'avoir envoyé votre amie Hélène.
— C'est normal ; je vous l'avais promis. Ce sont des gens charmants. Et des amis de mon fils.
— Ils m'en ont fait part, je suis au courant.
— Aucun risque avec ces gens-là : vous serez payé rubis sur l'ongle, j'en réponds.
— Bien sûr, je n'ai aucun souci de ce côté-là. C'est seulement que je veux vous dire combien je suis touchée par vos recommandations.
— Oh, ce n'est rien ! Pour la peine, je vous invite à dîner demain soir si vous êtes libre. Mon Jean sera aussi à la maison.
—… Demain soir ? Il ne travaille donc pas ?
— Une soirée par semaine, il s'en garde une de libre.
— Bon, pourquoi pas ? Mais ne faites pas de tralala… du simple.
— Oui, oui, ne vous tracassez pas pour ça.
Et voici de nouveau la blonde sur la sellette. Elle n'a vu ce Jean qu'une fraction de seconde, lui pas plus, et il y fort peu de chances pour qu'il la reconnaisse ; mais sait-on jamais ? Pour le couple, c'est différent puisqu'entre eux des contacts physiques – et plus qu'intimes – ont eu lieu. Elle y tient, Odette, à lui présenter son fiston ! Bon, après tout, rien ne l'oblige à abonder dans un sens ou dans l'autre. Se raisonner pour ne pas trop cogiter, c'est exactement ce à quoi Pascaline songe en raccrochant son téléphone. Elle n'est pas moins solitaire pour cette nuit qui s'annonce, mais au moins demain le sera-t-elle moins, du coup, alors elle tente de s'endormir avec cette idée. Qui vivra verra.
Le fiston d'Odette… Sa quarantaine débutante prouve que sa mère a accouché très jeune. Il est toujours célibataire, et la main qu'il tend à la jeune femme invitée au dîner est fine.
— Pascaline, je vous présente mon fils Jean. Jean… ma décoratrice d'intérieur.
— Enchanté, Pascaline ; maman ne jure que par vous !
— Je vous avoue que moi aussi j'étais impatiente de faire votre connaissance. Il paraît que vous gérez le club familial ? Odette me l'a même fait visiter.
— Dommage que, comme à son habitude, elle n'y soit encore venue que lorsque je ne travaille pas.
— …
Les présentations faites, les deux convives prennent place à la table d'Odette. Celle-ci s'affaire dans sa cuisine d'où parvient une agréable odeur. Pascaline observe celui qui lui fait face. Un début de calvitie lui donne un air plus âgé qu'il ne l'est en réalité. Il est grand, sec, et son sourire est engageant. De plus, sa voix est toute douce. Mais la blonde est toujours plus ou moins sur ses gardes. La conversation est au point mort. Alors que lui la regarde avec des yeux brillants, elle tente d'éviter une confrontation visuelle trop directe.
— Comme ça, vous remettez au goût du jour des appartements et des maisons ? Il faut avoir un sacré coup d'œil, et puis être un peu touche-à-tout en matière de bricolage, non ?
— Ça s'apprend ; et puis j'adore ce que je fais. Vous n'avez pas aimé mes travaux chez votre mère ?
— Oh si ! Et je crois qu'un couple de mes amis va avoir le bonheur de voir sa maison de campagne passer par vos mains expertes.
— Mais vous, vous êtes satisfait de votre club ?
— Disons qu'il est longtemps resté fermé à cause des mesures sanitaires… Interminable, cette pause obligatoire, vous savez ; j'ai bien cru ne jamais m'en relever. Puis, d'un coup, les gens ont besoin de revivre, et mon établissement… enfin, celui de maman, il est toujours à elle, est redevenu un point de rencontre obligé entre gens… libres.
— Tant mieux si vos affaires reprennent. C'est un bel endroit, d'après ce que j'en ai vu.
— Vous l'avez sans doute visité un soir de fermeture ; il vous faudrait le faire avec du monde à l'intérieur. Tout est différent, bien sûr.
— Seule, c'est compliqué. Vous saisissez ?
— Oui, je peux le concevoir. Mais si vous venez, faites-moi signe, et vous serez mon invitée privilégiée. Vivre cela de l'intérieur, c'est encore autre chose… Je vous chaperonnerai.
Odette, qui revient avec un plat d'amuse-gueule, coupe brusquement la conversation entre ces deux qui font connaissance.
— Eh bien ? Jean, tu pourrais au moins t'occuper du champagne ; notre invitée ne va pas filer à l'anglaise.
— Oh, pardon, Pascaline, je manque à tous mes devoirs… Oui, oui maman, je sers les coupes.
Il rigole de bon cœur, et les deux femmes se laissent gagner par cette hilarité exagérée. Le repas… un délice concocté par cette maîtresse femme qui anime la conversation, l'axe même grossièrement. À tel point que ça agace celui qui se sent l'objet de cet étrange manège. Jean fronce les sourcils et fait un geste de la main pour faire savoir à sa mère que, décidément, elle va trop loin. Mais ce faisant, il accroche au passage le poignet de celle qui se fait toute petite devant cette avalanche de louanges de l'entremetteuse.
— Maman… tu vois bien que tu indisposes notre hôte ! Oh, pardon, Pascaline. Les propos de ma mère me rendent maladroit au possible. J'imagine que vous n'en avez rien à faire de ces manigances, mais elle devient insupportable.
— Non, non, ça va aller, Jean. Je crois qu'Odette vous aime beaucoup, et elle se fait du souci pour vous.
— Il est grand temps que ce grand garçon me fasse des petits-enfants. Je ne suis pas sûre qu'à son travail il rencontre chaussure à son pied.
— Et tu penses qu'en invitant toi-même les prétendantes qui te plaisent, tu vas me marier ? Vous voyez, Madame, c'est une obsession chez maman. Depuis que papa est parti, elle est devenue… anxieuse sans vraies raisons.
— Ben si ! Figure-toi que je peux moi aussi mourir n'importe quand, et te savoir seul me chagrine beaucoup. Mais tu es grand et, mon Dieu, tu devrais savoir qu'à ton âge… tous tes amis sont mariés et ont des enfants.
— Ah, là, tu as raison ! Et les trois quarts sont divorcés aussi, tu l'oublies un peu vite. Bon, nous n'allons pas nous quereller devant notre invitée ; que va-t-elle penser de nous ?
— Rassurez-vous, Jean, je comprends vos deux points de vue. Et je me garderai bien de prendre fait et cause pour qui que ce soit.
— Passons au dessert puisque monsieur Jean pense que je veux vous l'imposer… ce qui n'est absolument pas le cas !
Ni le garçon ni la jeune femme ne sont pourtant dupes. Mais autant ne pas enlever ses illusions à cette mère poule qui ne veut que veiller sur sa progéniture. Le gâteau qui arrive sur la table est une merveille. Une forêt noire comme il y a bien longtemps que Pascaline n'en a mangé. Toute réalisée à la main ; une tuerie ! Le dialogue s'apaise et les choses reprennent un ordre plus classique. Mais à plusieurs reprises un pied dissipé frôle la cheville de la blonde. Une fois, il peut s'agir d'une inadvertance ; deux, c'est déjà plus difficile à admettre.
Alors cette troisième « maladresse » ne peut signifier qu'une seule chose : que Jean se laisse prendre au jeu que sa mère leur impose. Pas question de faire un esclandre chez Odette, alors la décoratrice se borne à reculer sa jambe sous son siège. Mais il ne peut plus y avoir de doute lorsque l'homme laisse glisser sciemment sa main le long de celle de Pascaline. Une rougeur aux joues ponctue cette caresse à peine voilée. Bizarre, mais ça donne un coup de chaud à cette invitée qui n'arrive pas vraiment à décider si c'est bien ou mal. La patte revient une seconde fois, sous le prétexte de lui servir une coupe de champagne.
Alors qu'il verse lentement le breuvage doré, elle l'arrête d'une phrase :
— Doucement, s'il vous plaît, avec le vin : je dois rentrer tout à l'heure, et l'alcool au volant…
— Oh, vous pouvez coucher ici si vous n'êtes plus en état de conduire ; je suis certain que ma chère maman se fera un plaisir de vous garder pour la nuit. N'est-ce pas ?
— Évidemment ! Je ne tiens pas à ce que vous risquiez un accident. Vous êtes la bienvenue, Pascaline. Mais toi, Jean… vas-y mollo aussi avec le vin.
— Quelle rabat-joie ! Un instant elle voudrait que je vous fasse la cour, et quelques secondes plus tard elle m'interdit de me griser pour vous courtiser. Mon Dieu, que les mères sont incompréhensibles de nos jours…
De nouveau, il fait une drôle de moue, ce qui a pour effet immédiat de faire éclater de rire une Pascaline qui voit bien que le fils fait tourner sa mère en bourrique. Un peu médusée par la réaction de son invitée, madame Dussard se range donc également du côté du rire, tant et si bien que tous autour de la table semblent heureux de cet agréable instant. Mais au moment du café, Pascaline décide qu'il est l'heure pour elle de rentrer.
— Madame Dussard, merci pour ce délicieux dîner, mais il se fait tard et je dois aller me coucher. J'ai encore un peu de travail demain.
— Oh, déjà ?
— Oui, assurément. C'était très bien ; une soirée agréable… mais il faut que je rentre.
— Moi aussi, maman, je vais y aller. J'ai bossé la nuit dernière et je suis comme vous, Madame, crevé.
Jean rattrape Pascaline dans la cour de la maison d'Odette. Ils se parlent pendant que derrière une fenêtre de la salle à manger où vient de se dérouler le repas, un voilage fin et aérien volette discrètement. La femme qui regarde les deux qui discutent entre leur voiture respective a d'un coup un large sourire. Ce qu'elle espère depuis un moment prend peut-être vie, là, à quelques pas de sa porte. Pourvu que son grand dadais de fils ouvre ses mirettes ! La blonde ferait une bru idéale pour peu qu'il s'y attarde. Elle a suivi avec une attention particulière les frôlements de mains, les petits riens que Jean a tentés pour se rapprocher de cette jolie plante.
— Madame… je tiens à m'excuser pour le comportement de ma mère. Parfois je me demande si elle ne perd pas un peu la boule.
— Voyons, ça part d'un bon sentiment ! Elle vous aime, et vous voir ou savoir seul l'inquiète sûrement.
— Mais elle vous a dit ce qu'est mon job ? Quel genre de club je dirige ?
— Oui : elle me l'a fait visiter un jour de relâche.
— Alors, vous en pensez quoi ?
— Je n'ai pas à penser quoi que ce soit. L'important est bien de gagner sa vie, n'est-ce pas ? Et si ça vous permet de vivre pas trop mal, où est le problème ?
— Vous ne voulez donc pas le voir lorsqu'il y a du monde ? C'est bien différent, je vous assure. Vous n'avez donc pas de petit ami, Pascaline ?
— … J'ai vécu une histoire plutôt compliquée. Et puis… je n'ai guère envie de parler de cela.
— Vous… vous n'avez pas envie que nous allions prendre un verre quelque part ?
— Je suis lasse, et je dois vraiment bosser demain. Chez des amis à vous, du reste, que votre maman m'a gentiment envoyés.
— Ah ? Ma mère… quelle emmerdeuse parfois !
— Mais non ! C'est bien que je gagne ma vie aussi. Et c'était gentil de me recommander… à Hélène et Léo !
— Vos clients, ce sont eux ? Nous nous sommes rencontrés chez moi, vous savez. Elle aime les relations, comment dire… spéciales. Vous êtes au courant ?
— Dites-moi. Je ne les connais que par les deux ou trois rendez-vous de travail que j'ai eus avec eux.
— Eh bien, disons que vous pourriez être dans la droite ligne de ce qu'elle apprécie : vous avez tous les atouts pour plaire à un homme, mais également au genre de femme qu'elle est. Bien qu'à mon sens elle soit fort éprise de son petit mari… Léo aussi est un type formidable, et pour sa belle, il est prêt à toutes les compromissions, les reniements.
— Le portrait que vous m'en peignez ne me paraît pas si abominable. C'est juste celui d'un couple qui s'aime, quoi ! De nos jours, aimer ses semblables n'est plus si mal vu par la société. Votre établissement, si j'en juge par ce que j'en sais, est un lieu très ouvert qui réunit les personnes qui veulent s'émanciper ou s'affranchir de certaines limites, n'est-ce pas ?
— Vous résumez à merveille la situation. Faites un beau geste, et oubliez un moment votre fatigue. Je vous offre un verre… chez moi ? Enfin, là où je passe le plus clair de mes nuits, si vous voulez.
— Je… je ne sais pas trop si elle est honnête, votre requête…
Elle se demande encore un instant où il veut en venir, mais elle sait aussi qu'au fond d'elle, il la drague d'une manière subtile et de plus en plus poussée, ce qui la flatte aussi quelque part et réveille ce vieux besoin d'être une vraie femme. Femme désirée par un homme et qui se sent plus belle aussi grâce aux yeux de ce Jean. Elle balance entre rentrer chez elle pour dormir et le suivre. Que faire ?
— Vous me suivez ? Je vous ouvre le chemin… pour une nouvelle visite des entrailles de mon enfer, si ça vous tente. Vous avez le choix ; je vous laisse seule juge de ce que vous voulez faire. Je démarre. Ça va permettre à ma mère de ne plus nous épier derrière sa fenêtre. Coucou, maman !
Il fait un signe de la main à la façade plongée dans le noir. Odette est-elle véritablement dans l'ombre de ses rideaux ? Pascaline n'en sait rien, et son dilemme ne se résorbe pas en deux secondes. Elle aussi se glisse sous le volant de sa voiture. De toute façon, elle a encore quelques kilomètres pour réfléchir. Elle roule donc en suivant les feux du véhicule de Jean. Mais là, dans cinq minutes, le dernier rond-point. Que faire ? Suivre la bagnole qui la précède ou s'en écarter par la gauche pour rejoindre son lit ?
L'indicateur de changement de direction vient de clignoter devant elle. Une dernière tergiversation, puis d'un coup de volant rapide elle se décide. C'est fait. Elle emboîte le pas à Jean. Lui doit songer qu'il vient de gagner la manche la plus compliquée : celle de l'amener là où il le désire. Une étape importante qui lui donne des ailes. Et pour ne rien gâcher, la vision dans son rétroviseur des deux lumières blanches qui le suivent lui donne comme un coup de fouet dans les reins. Mais c'est bien entre les jambes du monsieur qu'a lieu la plus grande des transformations : oui, il est soudain en érection à la pensée que la jolie Pascaline peut finir… dans son lit. Ou ailleurs dans son « chez-lui », pour peu que ce soit nue. Waouh ! Il se retrouve sur un petit nuage, et sa conduite s'en ressent.
La blonde, qui navigue à vue elle aussi, se rend compte d'un coup qu'ils ne vont pas au club comme elle le croit. Non : Jean se dirige vers un endroit inconnu. Une dizaine de minutes encore à vitesse moyenne, et les deux automobiles se retrouvent côte à côte sur le parking d'une maison plongée dans la nuit. Pascaline ne sait pas où ils sont. Elle est pourtant consciente de la présence proche de sa portière du fils d'Odette. Cette portière galamment ouverte par l'homme, elle met un pied au sol.
— Voilà, belle dame ! Mon royaume vous est ouvert.
— On n'y voit goutte ; la nuit est rudement sombre par ici…
— Oh, faites donc un pas et vous allez voir la terre s'illuminer ; il y a des détecteurs de présence partout.
C'est vrai : deux enjambées plus tard, alors que Jean lui a pris la main et l'entraîne vers le mur qui se devine plus qu'il ne se voit, des spots lumineux se mettent à distiller une lumière crue, et la maison en pierre de taille est là qui les voit se rapprocher, main dans la main. Une entrée bien agencée les éclaire alors que les lampes extérieures s'éteignent, rendant la nuit opaque dans la cour.
— Ici, vous êtes dans l'antre d'un vieux célibataire ; pas de maman pour nous dicter une conduite : juste vous et moi, et je peux vous assurer que bien peu de gens ont franchi le seuil de mon abri.
— C'est plutôt chouette comme nid ! Il marche bien, donc, votre club.
— Je ne me plains pas… mais laissez-moi vous débarrasser de votre veste ; il ne fait pas froid ici.
La veste rejoint celle du propriétaire sur une patère du hall d'entrée, puis il l'invite à entrer dans ce qui ressemble à un salon.
— Un peu de champagne ? À moins que vous préfériez un alcool plus… costaud.
— C'est-à-dire ?
— Ben… après un bon dîner, un digestif peut s'imposer, parfois.
— Une façon déguisée de m'enivrer ?
— Pas le moins du monde. Et puis j'avoue que caresser une femme ivre n'est pas ma tasse de thé.
— … Parce que vous avez l'intention de me caresser ? Qui vous dit que j'en ai envie, moi ?
— Mais, votre présence à elle seule est une preuve de vos attentes, ma chère Pascaline. Si maman se montre une emmerdeuse de premier ordre, elle a aussi un sens aigu de l'observation. Et un bon goût très sûr : vous êtes belle et désirable.
— En voilà, une déclaration ! Des mots…
— Vous préférez donc les actes ? Qu'à cela ne tienne. Je m'y prépare depuis que vous avez choisi la droite plutôt que la gauche au carrefour. Parce que je reconnais que mes chances étaient minces jusque-là.
— Tiens donc !
— Ben… oui, c'était tangent.
— Et maintenant ?
— Eh bien… commençons par un verre, et puis… nous verrons ce que nous réserve la fin de la soirée.
Il la laisse assise sur un divan moelleux pour se rendre dans une autre pièce. Son retour les mains pleines justifie sa courte absence. Une bouteille avec un liquide incolore et une seconde de jus d'orange. Et sur le plateau, deux verres.
— J'ai trouvé… vous allez m'en dire des nouvelles. Une des meilleures vodkas au monde : Ghost vodka Pure Gold Edition ; vous allez m'en dire des nouvelles ! Et savez-vous que cette boisson que tous pensent russe est à l'origine bien française ?
— C'est fort, la vodka ?
— Un peu de jus d'orange pour la couper, si ça vous chante ; ne vous faites pas prier. Et après nous passerons aux choses sérieuses.
— Quoi, par exemple ?
— Ben… je suis un homme ; vous, une femme. Alors, que peut-il bien arriver entre deux personnes de ce genre ?
— Vous êtes sérieux ? C'est une plaisanterie, n'est-ce pas ?
— Mais non ! C'est un peu mon trip à moi de brusquer de temps à autre les choses. Je suis certain que vous allez adorer.
— Je ne pige pas où vous voulez en venir…
— Puis-je vous tutoyer ?
— …
— Ton silence vaut accord, donc. À ta santé, belle dame !
Jean lève son verre, et la jeune femme se croit obligée de faire de même. Lui a les yeux qui sont rivés aux siens ; une sorte de malaise s'installe. Pas de peur, seulement un sentiment très étrange qui la remue jusqu'aux tripes. Elle ne sait pas trop où il veut en venir. Ses lèvres trempent dans le verre dont elle boit une toute petite gorgée.
— Bois tout. Cul sec !
— Pardon ?
— Bois ton verre cul sec. C'est de cette manière que se siffle ce nectar.
— Je…
— Bois, je te dis. Tu es là pour me rendre heureux, pour faire comme je veux. Alors bois !
Et Pascaline, sans comprendre trop pourquoi, avale d'un trait le contenu de son verre. Une langue de feu glisse dans son gosier, lui chauffe le corps d'un coup. Et la bouteille qui revient pour une seconde rasade alors que lui également vide son godet…
— Bois. Pareillement : d'un coup. Allez !
— Je…
— Chut ! Tu es là pour m'obéir, et ça fait partie de mes exigences. Bois, ma belle.
Le contenu disparaît dans la bouche aux lèvres rouges. Cette fois encore la chaleur est intense, mais elle ne retombe pas.
— Bon, ça suffit : c'est uniquement pour te donner un coup de fouet… au figuré, celui-là. Maintenant, es-tu prête pour le grand jeu ?
— Comment ça ? C'est quoi, le grand jeu ?
— Tu vas faire ce que je te demande sans te rebeller. Oui ou non ?
— … Je
— Oui ou non ? Contente-toi de répondre à mes questions par oui ou non.
— Ben…
— Oui ou non. Vas-tu m'obéir ?
— …
Un long silence plane sur le salon. Elle ne sait pas trop où il veut en venir. Lui dire non l'expose à quoi ? Mais un oui serait-il mieux ? Il revient à la charge :
— Alors, tu te décides ? C'est oui ou non ?
— Ou… oui.
— Eh bien, voilà, ce n'est pas si difficile. On peut donc, puisque tu es consentante, commencer.
— …
— Repose ton verre et lève-toi.
— …
— Debout devant la table, veux-tu !
Bizarrement, elle se sent toute molle mais se redresse, et elle reste là, devant lui, les bras ballants, ne sachant sur quel pied danser.
— Bon Dieu, que ma mère a raison ! Tu es une sacrée belle plante… Tourne-toi, lentement. Oui, c'est bien, encore un peu… Là, stoppe.
Elle est désormais de dos. Il peut donc tout à loisir admirer sa chute de reins ; elle le sait, mais ne fait rien pour le contredire. Pire, elle est émue par les demandes farfelues de ce Jean aux intonations impératives. Où veut-il en venir ? L'instant suivant, elle le comprend.
— Dégrafe ta jupe et retire ton corsage. Tu portes des sous-vêtements ?
— … Oui.
— Bien. On va s'en occuper lorsque tu auras quitté le reste.
— …
Pourquoi déboutonne-t-elle son corsage sans dire un mot ? Comme si sa volonté s'était envolée avec deux minuscules verres de vodka pure. Le tissu qui glisse sur ses épaules pour arriver sur les poignets que deux attaches tiennent encore fermés, et dès qu'elles sont ouvertes, elle est en soutien-gorge. Lui s'impatiente un poil :
— La jupe ! Maintenant tu dois accélérer le mouvement. Ta jupe, bon sang !
Une corolle qui s'entirbouchonne sur ses chevilles, et il a en ligne de mire deux fesses bien rondes, qui ne montrent que l'élastique supérieur de la culotte et une tache sombre qui remonte vers son pubis que, de derrière, Jean ne peut que deviner.
— Tourne-toi, s'il te plaît.
Un demi-tour et elle le toise du regard. Elle debout, lui assis, qui des deux a l'ascendant sur l'autre ? Un rapport de force s'établit entre celui qui demande et celle qui obéit. Mais elle le sait : elle aime déjà ce genre de petit amusement. Rien de méchant : il s'agit d'un jeu, et elle reste concentrée sur ses désirs. De plus elle mouille, et ça va se voir. Le fond de sa culotte est trempé ; il va sûrement s'en apercevoir rapidement.
— Montre-moi tes seins. Ils méritent d'être libres.
Les mains féminines passent dans son dos, et Pascaline dégrafe les deux liens qui immédiatement se détendent. Deux jolis nichons sont en pleine lumière. Un claquement sec de langue, et la voix qui revient, rauque et péremptoire :
— Ta culotte ! Allez, je veux voir ta chatte. Waouh, pas rasée… c'est une belle surprise. J'adore les cons poilus. Tu es magnifique, mais tu le sais déjà. Je vais prendre un grand plaisir à te baiser. Parce que tu vas me laisser te baiser, n'est-ce pas ?
— … Ou… oui.
— Tu en as envie ?
La blonde qui ne baisse pas les yeux répond d'une manière claire et distincte.
— Oui.
— À la bonne heure ! Un vrai bonheur. Tu es faite pour être dressée. Tu y prends du plaisir ?
— Oui.
Cette fois, c'est avec un léger tremblement qu'elle se baisse pour retirer le dernier rempart de son intimité. Comment peut-elle ainsi se livrer à cet homme ? Incapable de réagir alors qu'il ne fait que parler, parce que jusque-là, il n'a pas seulement essayé de la toucher. Seulement sa voix, qui d'une tonalité spéciale fait qu'elle est à poil au milieu de son salon. Des ordres qui n'en sont pas vraiment et auxquels elle ne peut déroger ; incompréhensible, cette manière de se laisser aller chez ce Jean… Nue, avec lui qui la caresse des yeux, elle se sent… incroyablement prête à tout. Et pourtant, il ne vient pas à elle : il la garde sur le grill sans plus parler.
Une partie de son esprit lui dicte qu'elle est ridicule de céder aux demandes de ce type. Et une autre la met en joie. Elle ne comprend plus rien de ce qu'elle fait. Toutes ses réactions sont contre nature. Et le pire de cette affaire, c'est qu'elle a une monstrueuse envie de sexe. Oui, de sexe ; pas d'amour. Ça lui noue le ventre, lui serre les tripes, et elle reste là à sourire béatement au fils d'Odette qui bave devant son corps sans fard. Puis le son de la voix mâle qui lui vrille les tympans :
— Ouvre ma braguette ! Oh, tu es trop belle, Pascaline…
— … !
— S'il te plaît, sors ma verge qui est trop à l'étroit dans mon pantalon.
— … Je…
— Chut. Tu es si bonne à baiser que j'en crève d'envie. Je t'en prie, ne me laisse pas dans cet état.
Il supplie presque la blonde. Et c'est drôle comme l'envie de celle-ci retombe tel un soufflé sorti trop rapidement du four. Tant qu'il était viril et que ses intonations sèches donnaient l'impression à la jeune femme qu'elle devait obéir, tout lui paraissait sympa. Mais là, cette chiffe molle qui réclame en pleurnichant lui coupe la chique. Du coup, elle se sent encore plus bête dans sa nudité intégrale. Elle recule d'un pas et se baisse pour récupérer le triangle de tissu. Devant Jean qui ne fait toujours pas un geste, elle se rhabille. C'est fini. Elle serait sûrement allée plus loin dans sa folie de sexualité débridée s'il avait persisté dans sa démarche pure et dure. Mais là, comment expliquer ce revirement de situation dans le comportement de l'homme ?
Il bredouille quelques mots – des excuses – à la limite des larmes. Mince alors ! Pour un peu elle se laissait prendre au jeu. Comment tout bascule-t-il aussi vite, précipitant son envie aux oubliettes ? Elle fait la moue et lève une jambe après l'autre pour rechausser ses escarpins. Jean est toujours là qui sent bien qu'il a perdu la partie. Il tente de s'accrocher, mais Pascaline n'est plus dans le bon état d'esprit. Il ne baisera pas. En tout cas, pas ce soir. Elle file sans un au-revoir, déçue, bien que soulagée. Et voilà comment cette soirée chez Odette se termine en eau de boudin. Pourtant la blonde respire mieux en rentrant chez elle.
La baignoire se remplit doucement, et pour la seconde fois de la soirée la jeune femme se dévêt. Mais cette fois c'est bien seule et dans sa salle de bain qu'elle se trouve. Elle tient à s'immerger dans une eau au gel odorant pour décrasser son corps de la couvaison qu'il a subi de la part des quinquets du gérant d'une boîte de cul. Oui ! D'ordinaire, une douche et elle serait déjà au lit, mais là elle se sent sale de s'être montrée à ce type mi-loup mi-agneau. Dire qu'à deux minutes près il aurait pu user – et même abuser – de son ventre, de sa bouche… enfin, de tout ce qui fait qu'elle est femme. Alors ? Pourquoi est-ce que ça a foiré ?
Elle a surtout aimé les instants où il l'a conditionnée et préparée à un coït musclé. Quelle erreur a-t-il commise pour que son besoin de baise d'une violence extrême s'envole en un quart de seconde ? Qu'est-ce qui a fait basculer son état de soumission en celui de rébellion ? Parce qu'il s'agit bien de cela. Elle serait allée loin dans l'abjection s'il avait gardé un ton assuré et ferme. De cela, elle en est certaine. Le voir en braillard quémandant presque une pipe, non ! Pas question de jouer les nounous ou les baby-sitters pour attardés. Son corps garde encore cependant la brûlure faite par les quinquets qui l'ont frôlé, et elle glisse dans la mousse qui cache l'eau tiède. Un bain purificateur en quelque sorte, pour lui remettre les idées en place.
Le contrat Léo-Hélène, juste décroché, est signé dans la foulée. Ce matin, huit jours grosso modo après le dîner chez Odette, la décoratrice d'intérieur commence le chantier de la maison de campagne du couple. Bien entendu, vers dix heures du matin la brune vient déjà aux nouvelles.
— Ah, Pascaline… si vous saviez comme je suis heureuse de vous voir à l'œuvre ! J'ai admiré ce que vous avez fait chez la mère de notre ami Jean ; je suis certaine que vous allez faire ici aussi des merveilles.
— Je vais faire selon ce qui est convenu entre vous et moi ; je m'efforce toujours de faire pour le mieux.
— J'en suis convaincue… Léo, tout comme moi, vous a confondue avec une jeune dame que nous avons rencontrée en boîte. Mais c'est vrai que cette fille était rousse de cheveux… et elle avait un copain du prénom de Gabriel.
— J'ai déjà répondu à votre mari.
— Oui… mais c'est inouï, cette ressemblance. Enfin, un bon souvenir pour Léo et moi.
— Désolée de ne pas être celle que vous croyez.
— Oh… ne le soyez pas. Nous croisons parfois le chemin de beaucoup de personnes sans qu'elles s'attachent ou s'attardent près de nous. Je vais vous laisser travailler. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à me passer un coup de fil.
— D'accord !
La brune quitte la baraque, feu follet qui brasse de l'air. Elle laisse derrière elle comme une traînée d'amertume. La mauvaise conscience est un poison. Comment se débarrasser du poids de ce mensonge ? Les deux-là ne comprendraient pas ou plus qu'elle ait voulu se montrer discrète. Bon ! Plonger dans son boulot, et ça va aller. C'est bien le seul point positif de cette matinée. Pascaline se veut gaie ; elle chantonne donc en bossant. La pièce par laquelle elle débute son chantier fait peau neuve. Les heures suivantes sont toutes bien employées. Et lentement mais sûrement, le décor change.
Au bout d'une semaine, il est difficile de reconnaître les lieux. Et la voiture qui vient de stopper sans bruit voit Léo en descendre. Il arrive en catimini dans les travaux de Pascaline. Il la découvre, juchée sur un escabeau ; munie d'un tournevis, elle fixe au plafond un lustre rétro. Elle est en short de jean et n'a pas décelé sa présence. Il regarde un long moment les gestes précis de la travailleuse. Ses longues gambettes sont semblables à deux aimants qui focalisent les prunelles du gaillard. Et les bras levés de la dame donnent une certaine mobilité à sa poitrine qu'il admire de profil. Bon sang… une paire des seins à damner tout un paradis !
— Bonjour, Pascaline.
— Hein ?
Elle a un sursaut qui la fait tanguer sur son perchoir et, vacillant pour de bon, sans le secours des deux bras vigoureux de Léo la gamelle était assurée. Il la rattrape par la taille, et dans le mouvement qu'elle fait pour éviter la chute, elle atterrit dans les bras du type qui vient de la surprendre.
— Eh bien, vous vivez dangereusement, ma belle dame !
— Bon sang, quelle frousse vous m'avez faite ! Pour un peu, je me fracassais le crâne sur le parquet.
Il rit devant la moue qu'elle arbore.
— Et en plus vous trouvez ça drôle ?
— Ben…
Pourquoi ne la lâche-t-il pas plus rapidement ? Contre sa poitrine, elle sent le cœur de ce mec qui cogne. Aussi fort que le sien, sans doute ; et puis il y a une drôle d'émotion qui les relie d'un coup. Elle peut parfaitement chercher à s'évader de la prison de muscles où il la maintient mais elle n'en fait rien, se contentant de pousser un soupir. Les deux paires d'yeux sont brillantes et enfiévrées. Qui d'elle ou de lui approche son visage au point de frôler l'autre ? Les extrêmes qui s'attirent ? En tout cas, ils en oublient tout alors que quatre lippes se rejoignent. C'est une illumination en plein après-midi. La pelle qui se roule là au milieu des rouleaux de papier peint, de pots de peinture et d'outils disséminés au pied de l'échelle a un parfum de douceur.
Pascaline et Léo s'embrassent encore et encore. Mince alors ! Que se passe-t-il ? Elle se prend au jeu de la séduction, et le mâle est déjà dans des manœuvres d'approche d'un autre genre : ses mains se baladent sur le polo qui couvre le haut du corps de la blonde. Quand pose-t-il sa main et masse-t-il les fesses de la belle par-dessus le tissu épais de la toile de jean ? Elle ne cherche pas vraiment à arrêter cette mise en condition qui lui colle littéralement le feu au cul. Il décolle ses lèvres, juste pour reprendre un peu d'air et lui murmurer quelques mots :
— J'ai eu envie de toi dès que je t'ai vue… ou retrouvée ! Parce que maintenant je suis certain que tu es bien celle que je pense. Ta bouche… tes baisers, tu peux nous raconter un tas de bobards, mais ta manière de répondre à mes embrassades ne peut pas mentir.
— …
— Viens ! J'ai envie de toi depuis trop longtemps.
— Mais… Hélène ?
— Oh, elle sait déjà que j'ai envie de te faire l'amour. Nous ne nous cachons rien, et elle ne veut que mon bonheur. Et puis… peut-être que tu seras d'accord pour qu'elle se joigne à nous la prochaine fois. Parce que là, je te veux pour moi tout seul. Si tu es d'accord, évidemment.
— …
— Tu ne réponds pas… Viens, sortons ! Allons au jardin, sur la pelouse. J'ai besoin de te voir à l'air libre et puis avec ce soleil. Viens, ma belle.
— … Tu, tu es sûr que… qu'elle est vraiment au courant, ta femme ?
— Bien entendu. Je veux retrouver les sensations que j'ai connues ce fameux soir au club. Tu veux bien que nous allions faire un gros câlin sur l'herbe rase de la pelouse ?
— …
Il desserre un peu son étreinte, lui attrape le poignet au vol, et avec un immense sourire il l'attire vers la porte-fenêtre qui donne accès à la terrasse. Elle n'oppose aucune résistance, mais c'est bien son ventre qui lui dicte sa conduite. Pourquoi ce type, marié à sa cliente, lui transmet-il une telle envie ? Parce qu'à n'en point douter, sa chatte est en ébullition. Maintenant Léo l'enlace au soleil, et une longue série de baisers s'échange sans réticence de la part de la blonde. Les mains masculines rampent sur son corps pourtant toujours emballé dans ses fringues de boulot. Le paquet cadeau s'ouvre lentement tandis que, de son côté, elle ne reste pas inactive.
La folie de l'instant est communicative. Ils sont donc bien deux à tirailler sur des vêtements qu'ils sont pressés de quitter. Et enfin, peau contre peau, elle et lui se donnent à fond. Si dans son crâne la brune s'immisce un peu, ce n'est pas suffisant pour qu'elle renonce à sa part du gâteau. Et tête-bêche, ils se caressent de concert les endroits les plus intimes de leur anatomie. La saveur de ces mignardises en appelle d'autres, tout aussi éloquentes. Elle n'essaye même plus de se voiler la face ; elle a envie de sexe : il est là pour lui en donner. Un juste équilibre entre l'offre et la demande. Ce qui se joue là n'est ponctué que par des soupirs, des gémissements qui expriment tous une béatitude mutuelle.
Combien de temps dure ce corps-à-corps champêtre ? Quelle importance, puisqu'elle a l'ivresse. C'est donc par un bel après-midi que Pascaline renoue avec une sexualité qui la titille depuis quelque temps. Plus rien ne compte que cet enchevêtrement de sentiments qui se dessine en filigrane d'une partie de cul entre eux deux. Entre eux deux ? Pas si certaine que le nombre soit le bon : il manque un élément de l'équation, et ce chaînon manquant n'aurait-il pas pour prénom Hélène ? Malgré son absence durant leurs ébats, elle est omniprésente dans les caboches. Lui, il prend simplement cette femme qui est d'accord tandis qu'elle aime ce qu'il lui fait.
Mais demain ? Eh bien, il sera toujours temps d'aviser et de faire le point sur cette situation où le fantôme de la femme de Léo rôde. La roue tourne, et les cris annonciateurs d'un orgasme prévisible montent dans un ciel d'été. S'ils font bien l'amour à deux, ils sont trois à aimer ce qui se déroule sur un coin d'herbe tondue : Pascaline, Léo, Hélène pour un même combat. Celui de la libération des mœurs, celui du plaisir partagé entre le plus grand nombre… et, mon Dieu, bien sûr que celle qui, chez elle, les attend, cette brune joueuse aura aussi son mot à dire, et surtout sa part à savourer… De cela, Pascaline-Aurore en est convaincue.
Léo a depuis longtemps repris le chemin de sa belle. La blonde ne regrette pas d'avoir fait l'amour avec lui. Non, loin de là ! Mais elle se sent un peu gênée et ne sait pas trop comment elle va aborder la prochaine rencontre avec l'épouse de son amant. Et si, d'aventure, Hélène n'appréciait pas ce rapprochement entre elle et son mari ? Pourvu qu'elle ne se fâche pas au point de lui retirer son travail ! Il est trop tard pour revenir en arrière. Elle songe, mais un peu tardivement, qu'elle aurait dû sans doute être plus… prudente.