Un rendez-vous de dupe

Deux mois séparent les incidents de Londres et cette belle journée de septembre. La campagne autour de Bruxelles est déjà en phase déclinante ; l'automne risque d'être précoce cette année. Un instant encore Annette, au volant de sa petite voiture, savoure la sensation de toute puissante liberté que son engin génère. La proximité de la frontière avec la France est déjà annoncée sur le bord de la chaussée. Mais comme Londres et Paris n'ont pas été épargnés par une vague de sauvagerie, les gendarmes sont partout. Le temps bienveillant des frontières libres serait-il aussi sur le déclin ?

Annette s'est brusquement décidée. Elle pense avoir suffisamment différé son voyage, et puis plus les jours passent, plus les chances de récupérer son paquet s'amenuisent ; alors… Elle n'a de toute manière plus été inquiétée, et il est bon de repasser à l'action. Donc depuis deux heures elle roule, sans se faire remarquer, respectant scrupuleusement les limitations de vitesse et tous les panneaux routiers. Sur l'autoroute, pas trop de risque de voir débouler les douanes, mais Annette est en règle alors elle s'en moque.

Les trois heures trente-cinq que dure le voyage sont vite absorbées malgré plusieurs arrêts-pipi. Elle a mis son GPS qui la conduit directement devant une demeure cossue, mais elle veut avant tout s'assurer qu'elle est bien chez la bonne personne. La boîte à lettres en bordure de trottoir indique bien que Pierre vit ici avec deux dames : une dénommée Yvonne, et une Marinette. Son épouse et sa fille ? Peut-être. Il n'a sûrement pas attendu après elle pour vivre. Drôle de pensée qui la fait rire, mais presque jaune.

Elle monte un moment la garde, puis son estomac crie famine alors elle repart, en quête d'un restaurant pour calmer sa faim. Ici, ce n'est pas très difficile d'en trouver, et deux heures plus tard elle est de nouveau devant les grilles qui clôturent un petit chemin gravillonné. Elle voit passer une dame âgée qui rentre avec un cabas à la main, puis une heure encore à faire le pied de grue avant de voir une berline noire qui patiente tandis que les grilles s'ouvrent électriquement. Cette fois, c'est bien l'homme de l'hôtel de Londres, plus aucun doute n'est permis.

Elle démarre en douceur, cherchant une solution pour entrer en contact avec ce monsieur. Il faut que la rencontre semble fortuite, mais c'est moins évident à réaliser qu'il n'y paraît. Quand sa voiture déboîte pour reprendre la chaussée et la file de circulation, une autre automobile stationnée à cinquante mètres de là décolle aussi. Dans le rétroviseur, Annette, tout à sa manœuvre, voit ce véhicule qui lui prend également la route. Rien d'anormal, cependant, mais dans le flot de circulation elle s'aperçoit très vite que cette masse sombre reste à la même distance derrière elle.

Tout en cherchant un hôtel pour passer la nuit, elle fait des détours avec la sensation que celui ou ceux qui la suivent restent accrochés à son pare-choc. Elle finit par trouver un refuge pour la nuit, et tremblante, elle rezieute par la fenêtre. Sur le parking, deux hommes assis dans une Citroën fument, toutes vitres ouvertes. Elle commence à se dire que c'est bien après elle que ces gens-là en ont. Bon, il sera toujours temps d'aviser demain ; pour l'heure, il s'agit de trouver un moyen sûr d'entrer en contact avec ce Pierre, et là… c'est un peu plus compliqué.


Vers vingt-trois heures, les lumières de la chambre qu'occupe Annette Leduc viennent de s'éteindre. Les deux mecs qui planquent sous ses fenêtres sortent se dégourdir les guibolles. Depuis un mois, ils surveillent tous les faits et gestes de cette petite femme à la vie bien rangée. Leur patron, pour une raison qui leur échappe, veut tout connaître de cette dame, au demeurant bien peinarde. Les ordres du boss ne sont pas contestables, alors les deux sbires obéissent aveuglément. Luigi et Mario sont donc dans leur chignole sans se faire remarquer depuis des jours.

Calepin à la main, ils notent tous les déplacements que fait cette brune. Mais comme il est tard, ils ont vu par transparence la femme passer à plusieurs reprises devant la fenêtre de sa piaule. Mario, à l'aide d'une paire de jumelles, tente même d'en deviner plus de l'anatomie de cette voyageuse, mais il est déçu quand la lumière se ferme. Ils pensent qu'elle va pioncer dans ce bouge ; donc, si tout va bien, ils sont tranquilles jusqu'à demain matin. Ils décident donc eux aussi d'aller dîner. Un restaurant est tout proche, ça tombe plutôt bien.

Planquée dans un coin de la fenêtre, toutes lumières éteintes, Annette voit les deux loustics regarder une dernière fois vers sa chambre. S'il lui restait un doute, il est levé pour de bon ! Deux gaillards aux statures imposantes se dirigent à pied vers le restaurant du Campanile où elle a trouvé un toit pour la nuit. Alors une idée germe dans sa caboche. Elle passe ses vêtements et sort discrètement sur le parking. Dans sa poche, les ciseaux de sa trousse de toilette sont bien au chaud.

Elle se dirige vers sa voiture auprès de laquelle la Citroën C5 bleu marine est garée. C'est alors qu'elle se penche et que d'un de coup de ciseaux très sec, pfff ! elle crève un pneu. Elle agit de même sur les trois roues restantes, puis elle repart gentiment vers sa chambre. Elle range ses affaires, et quand les deux guignols reviennent à leur poste de guet, c'est pour voir Annette filer à l'anglaise. Ils se précipitent, mais après avoir démarré en trombe, ils comprennent de suite qu'elle s'est jouée d'eux.

Trouver un autre gîte est facile, et une fois sa petite voiture camouflée, elle est certaine que les autres vont avoir beaucoup de mal à la retrouver. Dans sa nouvelle carrée, elle opte pour un appel téléphonique à Pierre. Ce sera de toute façon plus simple et plus rapide.

— Allô, Pierre ?
— Oui… Qui est au téléphone ?
— Eh bien, me voilà bien marrie. Moi qui croyais t'avoir laissé un souvenir impérissable, mon ego en prend un sacré coup !
— Je… non, je ne vois pas… à moins que… Annette ? C'est Annette ?
— Mais c'est qu'il ne m'a pas oubliée ! Moi, en tout cas, je n'ai pas réussi à le faire.
— Bien entendu que je garde un bon…
— Oui ? Figure-toi que sur ta valise j'ai relevé ton adresse et que je suis justement de passage au Chesnay. Je me suis dit que peut-être…
— Tu es dans ma ville ? Et tu es chez des amis ? Dans quel quartier du Chesnay ?
— Tout bêtement à la Villa Marie-Charlotte.
— Tu as quelqu'un de malade à l'hôpital de Versailles ? Tu es là pour cela ?
— Juste un ami ; mais ne t'inquiète pas pour ça, il va mieux.
— Pourquoi n'as-tu pas appelé avant ? Je t'aurais reçue à la maison : ça t'aurait évité des frais inutiles.
— Tu es gentil, mais la peur de déranger… et puis tu es sans doute marié.
— Bon, écoute, je viens te chercher si tu veux ; tu passeras la nuit ici. Je vis avec ma mère et ma fille.
— Tu crois vraiment que c'est possible d'arriver chez les gens à des heures pareilles ?
— J'arrive. Nous en discuterons tous les deux de vive voix ; c'est plus… sympa.

Il a raccroché et elle est sur le lit, sa valise à ses pieds. Elle songe un instant qu'un pieux mensonge ne va pas la tuer. « Un de plus… » songe-t-elle avec une moue dubitative. Pierre a saisi la balle au bond, elle n'en doutait nullement. Elle guette depuis dix minutes tous les bruits de moteur qui donnent l'impression qu'un véhicule ralentit ou va s'arrête, et c'est ainsi qu'au bout d'un grand quart d'heure elle voit le passager de Londres surgir de la tire dans laquelle elle l'avait aperçu plus tôt dans la soirée. Son cœur s'affole un peu.


Yvonne fait le ménage, comme chaque matin. Dès que son gamin – Pierre l'est et le restera toute sa vie, c'est sûr – est parti pour son bureau, elle défait le lit, jamais très froissé, il est vrai, puis elle aère la chambre en posant sur le rebord de la fenêtre les draps et la couverture.

L'aspirateur qui ronronne fait d'un coup un bruit suspect. Le sac est pourtant changé depuis peu. Alors elle ouvre l'appareil, mais ne remarque rien d'étrange. Pour finir, c'est un petit truc en toile avalé en partie par le tuyau qui est à l'origine de son problème. La maman ramasse l'objet, l'entrouvre, et les perles de verre qui brillent au fond lui indiquent que Marinette est venue jouer dans l'espace de son père. Elle fourre le sachet dans sa poche et termine son ménage, puis elle répète les mêmes gestes dans sa propre chambre. Quand enfin elle regagne la cuisine où la jeunette prend son petit déjeuner, elle lui rend son bien.

— Tiens, ma belle. Tu as encore perdu un sachet de tes perles dans la chambre de ton père. Tu dois apprendre à mieux garder tes affaires : mamie ne sera pas toujours derrière toi pour ramasser.

La jeune fille n'en a cure et continue de dévorer sa tartine de pain beurré, mais elle récupère tout de même l'emballage contenant les petits cailloux. Après cela, elle file dans son coin intime au fond du salon et se remet à bricoler le tableau qu'elle prépare depuis des jours. La toile est remplie d'étoiles de toutes sortes, et une lune jaune crève le noir d'un ciel de nuit. Patiemment, la jeune fille colle consciencieusement une à une quelques-unes des petites larmes translucides sur le fond sombre. La toile est d'une beauté saisissante ; partout des lumières qui éclatent et reflètent aussi tellement celle du jour que l'on se croirait dans un décor de cinéma.

Un voile passe sur les yeux d'Yvonne. Cette gamine, presque une femme, a poussé comme le bon blé. Son corps s'est affiné jusqu'à se transformer en ce gracieux papillon qui virevolte partout dans la maison. Seulement, son esprit, lui, n'a pas éclos, ou alors d'une autre manière, bien différente. La mère de Pierre avait mis un bon moment pour accepter cette belle-fille dont son fils était fou amoureux ; elle n'avait jamais montré ses réticences portant réelles à l'union de cette écervelée avec son gamin si posé, si mûr. Puis l'enfant était né. Marinette avait tout emporté avec son arrivée dans leurs vies. Le sourire d'Aline trouvait un écho favorable dans celui de son Pierre, et comment la belle-mère aurait-elle pu ne pas craquer ? Mais au fil du temps, la fillette ne se comportait pas comme un enfant de son âge. Puis le terrible diagnostic… autisme, un mot qui devenait souffrance !

Pierre et Yvonne avaient vu Aline dépérir pour de bon au fil des jours. Elle s'épuisait à tenter vainement de faire face à une situation qui la dépassait, et les scènes entre sa bru et son fiston avaient pris des ampleurs sans précédent. Un jour, elle était rentrée avec un type qui l'attendait sur le trottoir. Cette belle-fille avait serré contre elle Marinette en pleurant et puis elle avait regardé son Pierre dans les yeux.

— Je t'ai aimé ; je t'aimerai sans doute encore longtemps… mais que Dieu me pardonne, je ne supporte plus, et je crois que je serais un fardeau pour vous deux. Je sais que tu vas m'en vouloir, mais… je pars, mon Pierre, en sachant que notre bébé ne manquera jamais de rien.
— Tu penses que sa maman ne va pas lui manquer ? Et à moi aussi tu vas…
— Chut, je sais… mais si je reste, je vais mourir, Pierre.

Il s'était tu, les bras le long du corps, et elle n'était jamais revenue. Jamais une carte postale, jamais un coup de fil. Curieusement, Yvonne avait presque compris la réaction de cette femme perdue, désemparée, mais elle avait aussi admiré le courage de son gars. Il s'était ressaisi rapidement, et le lendemain, après en avoir discuté avec sa mère, il débarquait avec la fillette, là où il se trouvait encore.

Les jours avaient passé, et lentement, mois après mois, les lents progrès avaient rendu la grand-mère heureuse. Tout n'était pas parfait, mais au moins Marinette s'était-elle un peu ouverte à eux deux. Elle avait remplacé la maman défaillante, et Pierre continuait tant bien que mal son job. Tout le monde s'habituait à cette situation. Alors, quand la gamine avait commencé à montrer ses dons pour les tableaux, ils l'avaient tout naturellement encouragée sur cette voie-là.

Et parfois comme ça, sans raison apparente, elle laissait fuser une information, comme une clairvoyance étrange. Mais chaque fois, ce qu'elle avait dit sans s'en rendre compte s'était avéré exact. Alors l'annonce de la venue d'une femme avait laissé perplexe Pierre, mais redonné un espoir à sa mère. Peut-être qu'Aline reviendrait. C'était à souhaiter pour que son « gamin » retrouve le sourire, à défaut d'une vie normale ; enfin, plus normalisée.


La villa Marie-Charlotte était plus une résidence meublée qu'un véritable hôtel. Les personnes qui en louaient les suites venaient la plupart du temps pour visiter un malade à l'hôpital de Versailles tout proche. Pierre connaissait parfaitement l'endroit, mais n'avait jamais eu l'occasion de visiter un appartement de cette villa. Il se gara donc à proximité, et de loin il aperçut la femme brune qui lui faisait un coucou de la main. Merde ! Elle était encore plus belle que dans ses souvenirs, et elle était là, toute proche !
Il fit les quelques mètres pour la rejoindre en se retenant de courir, mais ses efforts furent immédiatement récompensés lorsqu'elle referma ses bras autour de son cou.

— J'oserais presque te dire que tu m'as… vraiment manqué.
— Mon Dieu, mais je crois qu'à moi aussi tu m'as…

Le reste venait de se perdre dans un langoureux baiser. Annette avait provoqué ce regroupement des lèvres en fermant les yeux. Un autre petit coup de canif dans la vérité, mais ça avait l'heur de faire plaisir à Pierre. Alors, à quelque chose mensonge était bon ! Les mains des deux frôlèrent les formes de l'autre, sans se soucier d'être sur le palier et à la vue de tous.

— Tu veux entrer, Pierre ?
— Juste le temps que tu rassembles tes affaires. Je t'emmène avec moi à la maison.
— Un enlèvement ? C'est romantique à souhait… quelle femme n'en rêve jamais ?
— Je vis chez ma mère… avec ma fille. Oui, je sais que ça peut te paraître étrange, mais… il faut que je te dise…
— Non, tais-toi, gentil Monsieur. Et laisse-moi découvrir toute seule ton secret ; tu es d'accord ?
— Euh… oui, si tu veux…
— En tous cas, je suis si heureuse de te revoir !

Annette avait récupéré sa valise et ses affaires puis elle avait suivi Pierre. Sa demeure était toute proche et les voitures garées sur l'arrière de la cour devenaient absolument invisibles de la rue. Les poursuivants, même s'ils avaient pu réparer leurs roues, ne la localiseraient plus. Elle avait tout de même le cœur qui battait la chamade en montant les trois ou quatre marches menant à l'habitation. Dans l'entrée, une dame âgée aux yeux d'un vert émeraude avançait vers elle.

— Bonjour, Madame.
— Maman, je te présente Annette, une dame que j'ai rencontrée lors de mon séjour obligatoire à l'aéroport de Londres. Elle est en visite à Versailles pour voir un de ses amis hospitalisé. Annette… Yvonne, ma mère, qui gère tout ici et en particulier l'éducation de Marinette.
— Allons, n'exagérons rien… C'est qu'il me ferait passer pour un ogre, celui-là ! Je suis heureuse, Annette, de vous voir, et vous êtes la bienvenue sous notre toit.
— Merci ; c'est gentil à vous de m'accueillir, mais… Pierre, où est ta fille ?
— Oh, comme d'habitude elle est dans son petit coin favori. C'est une artiste, et elle ne sort guère de son endroit chéri.
— Mais viens, Annette, je vais te la présenter.

L'homme la laisse passer devant lui, la guidant seulement d'une main sur l'épaule alors qu'Yvonne a pris le bagage de la brune.

— Je dépose vos affaires dans la chambre d'amis. Allez voir la petite et je vous montrerai votre chambre et sa douche.

Ils ont traversé l'entrée et débouchent sur un large salon. Au fond de celui-ci, un recoin avec une fenêtre aux volets clos, et quelques toiles vierges, mais également une jeune femme qui continue un méticuleux travail sans relever la tête. Un bout de langue rose sort d'entre deux lèvres sans fard ni artifices.

— Marinette… viens que je te présente Annette.

Cette fois, la jeune femme a relevé la tête, et sur sa bouche une sorte de sourire apparaît. D'un geste sans brusquerie elle tend un linge sur son travail, masquant ainsi aux visiteurs ce qu'elle confectionne.

— Tu vois, Annette, elle n'aime pas que l'on regarde ce qu'elle fabrique.

La jeunette s'est avancée vers eux ; ses yeux ont un éclat particulier.

— Papa, je savais qu'elle allait venir les rechercher.
— Mais non, mon bébé ! Elle ne vient pas chercher quelque chose, elle est venue voir un ami à l'hôpital.
— Non ! Moi… je sais qu'Annette veut les perles de lune. Mais… c'est mon cadeau, papa… c'est mon cadeau, hein ?
— Ne l'écoute pas. Je lui ai ramené des perles de Londres pour ses tableaux, et elle pense sans doute que tu veux les lui reprendre.
— C'est à moi, tralala-lalalala ! Papa, c'est mon cadeau… Tu ne les auras pas, na !

Surprise, la brune ne sait pas quoi répondre. Comment cette gamine, qui soit dit en passant a déjà tous les attributs d'une vraie femme, peut-elle savoir qu'elle allait venir ? Mais qu'en plus elle sache qu'Annette vient récupérer ses diamants la dépasse un peu. Pourtant cette fille a quelque chose d'attachant dans les yeux, bien que sa manière de parler dénote un problème. Pierre pose sa main sur ses lèvres alors Marinette repart vers son tableau.

Les adultes sont dans la cuisine ; l'homme met au courant son invitée qui a déjà deviné que quelque chose cloche.

— Tu vois, Annette, c'est cela que je voulais que tu apprennes avant de venir chez nous. Ma fille n'est pas tout à fait comme les autres jeunes de son âge : elle souffre d'une forme d'autisme.
— Une forme ? Il en existe donc plusieurs ?
— Oui. Enfin, il y a des degrés dans ce genre de… maladie. Et sa mère m'a quitté parce qu'elle ne supportait plus de la voir ainsi.
— Ah… ? Mais…
— C'est ainsi, et je n'y peux rien changer. Ma mère lui a donné les bases : elle sait écrire, lire et compter. Après, tu verras quand elle décidera de te montrer ses créations ; elle est douée pour ce genre de truc. C'est tout de même très dur pour nous de vivre au quotidien avec une fille qui ne communique avec personne.
— Ça veut dire qu'elle ne me parlera jamais ?
— On ne peut pas en être certain. Elle t'a déjà dit quelques mots, mais en principe elle ne s'adresse qu'à sa mamie et à moi.

Dans le regard de Pierre, Annette lit un désarroi surprenant. Et quelque chose en elle fond. Pas de la pitié, non, c'est autre chose, comme si cet homme, d'un coup, se rapprochait d'elle sans un autre mot. Une immense envie de le prendre dans ses bras, de lui sourire ; la brune ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive. Elle imagine donc que pour lui ce doit être aussi impossible à saisir.

— Mais depuis le départ de sa maman… tu vis seul ? Je veux dire sans amie, sans compagne ?
— Pas vraiment seul, puisque maman est là, toute dévouée à ma petite.
— Bien entendu, mais pour… les choses intimes ?
— Tu veux dire le sexe ? C'est bien à cela que tu songes ?
— Euh, en clair, oui.
— Pour être totalement franc, je crois que tu es la seule avec qui j'ai esquissé quelques gestes… amoureux depuis… bien longtemps.
— Mon pauvre Pierre ! Comme tu dois souffrir… J'en suis confuse.
— Chut ! Yvonne pourrait nous entendre.
— Parce que tu crois qu'elle ne s'en rend pas compte ? Elle n'a pas l'air d'être idiote, ta mère. Je suis certaine qu'elle ne dit rien mais qu'elle est rongée par ce qui te bouffe la vie.

Pierre ne sait plus quoi dire et il reste là, debout face à cette femme qui en quelques minutes lui jette à la face son pire tourment. Pourtant, elle est aussi la seule qui ose affronter bille en tête ce problème. Par contre, lui n'a pas et n'a jamais détenu la solution. Comment trouver une nana qui veuille bien prendre le père sans rejeter la gamine ? C'est insurmontable, comme supplice, mais Marinette n'y est en fait pour rien. Et quand il lève la tête, elle est sur le pas de la porte et se tortille les doigts.

Les deux adultes ont le visage tourné vers cette gosse aux traits d'une femme en devenir. Elle ne sourit pas et baisse la caboche. Son père connaît bien ces mimiques-là qui veulent dire qu'elle a quelque chose sur le cœur. Mais devant Annette, Marinette peut-être n'ose-t-elle pas parler.

— Oui, Marinette. Dis à papa ce qui ne va pas, tu veux bien ? Annette est gentille, et elle peut entendre aussi.
— Les messieurs, ceux qui cherchent la dame… ils vont nous trouver ? Ils sont méchants, eux ! Ils vont venir, papa, pour faire du mal à ta copine.
— Calme-toi, ma belle. Ils ne vont pas entrer chez nous puisque nous sommes là !
— Ils veulent mes perles aussi… Elles sont à moi, papa, c'est mon cadeau… Il ne faut pas les laisser me les prendre.
— Mais non, ma chérie ; personne ne veut tes perles. Il n'y a pas de « messieurs ».
— Ils sont tout près, papa. Je vais cacher mon cadeau.
— Oui, c'est ça. Fais cela, et tu sais où te cacher si les vilains entrent chez nous.
— Dans la cave… oui, dans la cave. Personne ne connaît ma cachette.

Le dialogue donne une étrange atmosphère dans cette cuisine où une jeune fille de vingt ans avec un esprit de douze piges semble croire que des types vont débarquer dans la maison. Et pourquoi Annette se sent-elle d'un coup perturbée par les dires de la gosse ? Un peu parce que deux gaillards dans une voiture avaient l'air de la suivre depuis Dieu seul savait où et quand ! Et puis les révélations de Pierre sur l'état de sa Marinette l'ont secouée au plus haut point. Surtout cette maman, qui n'a pas supporté… comme si la fibre familiale s'était rompue par cette découverte du handicap de sa petite.

Un autre dilemme se pose soudain à la brune ; quelque chose qu'elle n'a jamais connu, elle qui vit d'expédients et de petites arnaques. Mettre parfois sa propre vie ne danger lui donne un zeste d'adrénaline qui la fait avancer. Mais si un pauvre type et une gamine… enfin, une fille de vingt piges, sont aussi dans le coup, ce n'est plus du tout pareil. Et son esprit se met à tourner d'une manière étrange. Jamais cela n'est arrivé, et elle se demande quel choix faire. Mais de plus elle est perturbée par les paroles de Marinette.

Elle ne comprend pas comment cette mini-femme à l'esprit endormi peut connaître l'existence de deux types alors qu'elle ne sait que depuis ce soir qu'ils sont après elle. D'un côté, il y a cette sympathie nouvelle pour Pierre et son entourage, et de l'autre cette frousse qu'il leur soit fait du mal. Elle se décide rapidement. Il lui faut au plus vite récupérer ses cailloux et ficher le camp d'ici avant qu'il n'arrive un malheur. Pourquoi cette famille devrait-elle être punie parce qu'une voleuse a planqué un trésor dans la valoche du père ?


Yvonne a conduit l'invitée dans une chambre agréable. Elle a pris place dans un grand lit, mais garde en tête les visages des deux loustics à qui elle a crevé les pneus. Comment ont-ils fait pour la retrouver ? Sa voiture a sûrement été suivie depuis, ce n'est pas possible autrement. Mais pourquoi ? Qui a intérêt à épier ses faits et gestes ? Du reste, la police aussi est rapidement arrivée à l'aéroport après elle également. Elle ne sait pas trop d'où débarquent les deux zigotos qui visiblement la filent.

Une sorte de frottement sur sa porte lui fait dresser l'oreille, puis elle calme les émois de son cœur : ça ne peut pas être déjà les deux lascars qui l'auraient rattrapé, non. Elle se raisonne et se lève doucement. Elle ouvre cette cloison mobile qui tourne sur ses gonds sans à-coups ni grincements. Pierre est là.

— Pierre ? Tu m'as fait peur !
— Ah bon ? Tu n'as donc pas la conscience tranquille ?
— Si. Que vas-tu imaginer ? Entre, ne reste pas dans le couloir.
— Merci, mais je ne voudrais pas te déranger ; tu dois être lasse.
— J'ai bien une petite minute pour toi, et puis… j'ai aussi… il faut que je te dise…
— Non, tais-toi. Ne me dis rien qui pourrait m'arracher à ce rêve éveillé que tu me fais vivre. Aucune femme n'est plus jamais entrée dans cette maison, pour moi, depuis le départ d'Aline.
— Je comprends… mais je ne sais pas si je suis bien la personne dont tu as besoin.
— Je suis certain du contraire, moi. Tu as vu comme Marinette te parle ? Elle qui ne décroche pas un mot et se referme comme une huître dès qu'un étranger entre chez nous.

Il a posé ses fesses sur le lit, tout près d'elle, et cette promiscuité chauffe un peu les esprits. Finalement, elle ne serait pas allée le chercher, mais… puisqu'il est là. Annette se sent submergée par une sorte d'envie irrépressible de serrer ce type contre elle. Sa chaleur, sa bonté lui donnent un désir sourd qui monte en elle, avec presque de la violence. Et puis, ce serait sa récompense pour tous les problèmes, passés ou à venir. Une sorte de dédommagement.

C'est exactement ce à quoi elle songe quand la main qui lui caresse le front s'engage plus avant dans la découverte de sa nuque. Comme elle court, elle court la fureteuse, vers cette colonne vertébrale, sur le satin d'une nuisette ultra courte ! La main est déjà au niveau de l'ourlet le plus bas, celui qui retombe à peine sur les reins de la dame. Et quand elle sent son rempart de frou-frou qui monte le long de son corps, elle lève d'instinct les bras pour qu'il sorte par-dessus sa tête. À la vue de cette paire de seins qui s'offre à sa vue, l'homme retient à peine un long soupir.

Pierre maintenant tient contre lui ce corps de femme nu. Elle est couchée sur le lit ; lui est affalé tout habillé sur la femme offerte. Ses mains caressent tout ce qu'elles trouvent ; tout vaut le détour, tout vaut de s'y arrêter un moment. Alors c'est sans façon qu'elle l'embrasse avec fougue. Amoureux, passionnément amoureux, ce baiser est l'un des plus délicieux que l'homme ait reçus depuis… il pense longtemps. Mais c'est faux puisque la même femme l'a déjà langoureusement baisé de la sorte il y a environ deux mois.

Comme un gosse qui découvre un nouveau jouet, il tripote tout ce qui se présente à portée de doigts. Les escales plus ou moins longues concernent la poitrine, le visage, le ventre, dans un désordre digne des tremblements que génère la peur qu'elle ne veuille pas de lui. Pourtant, pas un mot de la belle qui se contente de geindre doucement alors qu'un index suit ses courbes et qu'une langue habile parcourt la pointe de ses seins.

Il n'en peut plus. Sa bite est à l'étroit dans son caleçon, et cette fois il n'a pas bu et ne devrait pas s'endormir sur ses lauriers. Alors tout en embrassant et caressant chatte et nombril, il prie muettement pour qu'elle se laisse aller jusqu'au bout. Du reste, comme pour lui confirmer sa bonne aubaine, elle attaque fermement sa ceinture. Quelques minutes après il est tout aussi nu que la brune. Sa bouche folâtre déjà bien en-deçà de la touffe de poils qui arbore fièrement des couleurs similaires à sa chevelure.

Il s'emballe, se prend les doigts dans cette toison, mais finit par longer un corridor aux lèvres soudées. Pour lui montrer qu'il peut aller plus loin, elle tire cette main vers sa bouche et lèche, humecte, humidifie l'index et le majeur de Pierre, puis dans un râle elle repousse la main vers l'endroit qu'elle vient de lui faire quitter. Mais sa propre patte ne repart pas vers son corps à elle. Non, elle la plonge vers cette queue qui bande si bien.

La tête de l'homme s'incruste entre les cuisses largement ouvertes alors qu'Annette s'empare du pistil pour l'enfourner dans son gosier. Elle le suce, il la lèche, parité oblige. Puis au bout de quelques secondes, elle arrête sa fellation.

— Ça ne te dérange pas, Pierre, si j'attends d'avoir joui pour m'occuper de toi ?

La réponse est incompréhensible, mais comme il n'a nullement cessé la fouille de sa caverne, elle prend cela pour un accord. Ce cunni est si bien pratiqué qu'elle se laisse emporter par des vagues des sentiments très contradictoires. Elle presse des deux mains sur le sommet du crâne du type, et lui, béat, ivre d'envies et d'espoirs, ne tente pas d'annuler ses mouvements. Quelques phalanges sont plongées dans la rose qui est trempée. Puis les va-et-vient sont de plus en plus rapides.

Elle ne retient plus ses cris sous ce doigt qui la lime comme s'il s'agissait d'une petite bite. Elle se crispe d'un coup, respiration bloquée, avant de lui griffer le dos. Il n'en a cure et continue de la laminer de plus en plus vite. Et cette fois c'en est trop pour la donzelle qui se mord les lèvres en songeant qu'Yvonne pourrait bien savoir à quels jeux ils se livrent. Mais comment juguler ces frémissements qui montent, qui ne cessent de fuser ? Et l'autre qui ne fait rien pour ralentir ses ardeurs… Arrive bien entendu ce qui devait arriver : d'un coup, elle crie violemment alors que son ventre laisse aller un flot de liquide, mais Pierre ne délaisse pas pour autant cette chatte qui l'asperge.

D'une bouche gourmande, il boit au calice jusqu'à la lie, s'enivrant sans remords de ce nectar qu'Annette lui offre. Il renoue avec les gestes ancestraux de cet amour physique qui lui fait tellement défaut. Il se laisse bercer pas les gémissements de la brune, savourant sans sourciller cette pluie qui n'en finit plus de gicler. Quant à elle, elle est si violemment secouée par les spasmes que ses serres d'oiseau de proie griffent la chair du dos de son bienfaiteur.