La voleuse
Charline8821/06/2018Les vols
Le réveil un peu nauséeux de Pierre ne lui laisse aucun souvenir douloureux. Il est seul, couché, nu, sur la moquette de son salon. Bon sang, il se fait vraiment vieux. Cette femme est sans doute repartie déçue par sa prestation. Deux bourbons et deux coupettes de champagne, et il s'est retrouvé dans un état pas possible. Ça ne lui ressemble pas vraiment. Il n'a pas mal à la tête, donc il n'était pas si bourré. Bien entendu, Annette ne l'a pas attendu et il a l'air un peu con, à poil par terre. La bouteille de champagne est vide. Les deux coupes sont là, dont l'une est restée au sol pas très loin de lui.
Il fait un certain effort pour remettre ses idées en place. Oui ! Voilà, la fille avait des seins superbes, et puis cette pipe mémorable… Ce n'était pas un rêve ? Les deux coupes attestent bien de la présence de cette amazone. Alors tant pis. Il ne doit s'en prendre qu'à lui. Elle a dû être déçue de voir… merde, l'air minable qu'il devait avoir pour qu'elle se barre comme ça ! Bon, de toute façon il ne peut plus reculer ; et quelle heure est-il ? Wouah… juste le temps de prendre une douche et de filer à l'embarquement.
Il passe à la salle de bain, et quelques minutes après il est de nouveau frais comme un gardon. Cette histoire lui reste tout de même en travers de la gorge. Elle avait envie, elle voulait baiser, et qu'est-ce qu'il a bien pu foutre ? Pas de vraies souvenances, hormis la fellation fantastique qu'elle lui a faite. Un super souvenir ! C'est exactement ce qu'il se dit alors qu'il monte dans son avion en partance pour Roissy-Charles de Gaulle. Les formalités d'embarquement ont été d'une longueur excessive, suite aux évènements de la veille.
Alors juste avant de passer la porte menant à la salle d'attente, il se dit qu'un coup de fil à Marinette ne serait pas superflu. Ah, Marinette ! Comme elle a dû s'inquiéter hier. En plus, toutes les télévisions du monde devaient diffuser des flashs spéciaux qui plongeaient les familles encore plus dans la crainte et le doute. Mais rien n'avait explosé ici, et tous les appareils cloués au sol avaient fait l'objet de minutieuses inspections. Son portable lui atterrit dans les mains et le numéro de sa mère était en abrégé.
— Alors, Maman ? C'est Pierre. Vous allez bien toutes les deux ? Marinette ne s'est pas trop fait de souci ?
Au bout de la ligne, la vieille femme avait une voix un peu chevrotante. Il fit mine d'être rassuré alors qu'elle lui disait que tout allait bien, qu'elles n'avaient pas eu vraiment peur. Pourquoi était-il certain qu'elle lui mentait ? Enfin, la gamine, elle, ne devait pas trop comprendre pourquoi il n'était pas rentré comme prévu. À vingt ans, elle était un peu… en retard sur les autres et ne réagissait jamais comme tout le monde. Mais elle avait bien d'autres dons, comme celui de retenir tout d'une manière mécanique, surtout les chiffres.
Marinette était autiste. Elle vivait dans un univers où il n'aurait jamais droit de cité : jamais il ne saurait forcer les serrures. Mais c'était sa fille, et quand sa femme trop lasse de cette situation avait décidé que c'était trop difficile à supporter, était partie avec un autre homme, il était revenu chez sa mère. Yvonne les avait reçus à bras ouverts. Il devait concilier sa vie professionnelle et celle familiale, plus complexe. Alors l'intermède de la soirée d'hier était comme un lever de soleil sur une nuit sans fin.
Il se doutait bien que cette aventure ne se reproduirait jamais et, mon Dieu, cette Annette resterait comme une belle parenthèse dans la grisaille de son quotidien. Dommage qu'il n'ait pas conclu totalement cette… affaire ; il ne savait pas quand il aurait à nouveau une pareille occasion. Les femmes qu'ils côtoyaient, dès qu'il leur parlait du handicap de sa gamine, le fuyaient comme la peste. Restait bien sûr les amours tarifés, mais il ne voulait pas y avoir recours, ou alors en dernier ressort, en désespoir de cause.
Mais pour l'heure, il se trouvait sur la passerelle d'embarquement et cherchait des yeux la place affichée sur son billet. Les hôtesses souriantes le laissèrent passer et il prit un quotidien. La une de ce journal relatait un vol d'une audace inouïe : des diamants pour une fortune colossale avaient été subtilisés à un diamantaire d'Anvers. Il lut une ou deux infos, survolant le canard. Les turbines rugissaient déjà, retenant encore les chevaux sous l'appareil qui, dans une seconde, allait s'élancer sur la piste. Pierre ferma les yeux et le corps nu d'Annette dansa derrière ses paupières closes.
Le sol était en constante diminution. Les maisons de plus en plus petites et au loin, la Manche et ses eaux bleutées défilaient presque lentement. Devant les passagers, un pantin en tailleur bleu refaisait des gestes aussi inutiles qu'inquiétants. Elle avait un sourire, mais pourtant, à bien y réfléchir, ce qu'elle montrait restait stressant. C'était leur rappeler qu'ils étaient tous entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils touchent le sol de France. Mais apparemment, les bruits qui émanaient de l'appareil semblaient plus que normaux. Pierre somnolait en rêvant d'une poupée brune, aussi nue qu'un ver, et sa bouche… oui ses lèvres avaient entrepris une succion absolument… somptueuse.
Une voix nasillarde le tira de son semi-coma. Elle rappelait à tous qu'à destination il faisait vingt-deux degrés, que le soleil brillait et que la France les accueillerait avec plaisir dans une douzaine de minutes. Il n'avait guère eu le temps d'apprécier la présence de ce gros type qui le serrait contre le hublot. Pas plus que celle de sa voisine qui faisait des mots fléchés.
Déjà Paris est sous leurs ailes. Paris ensoleillé, Paris qui respire l'été précoce. Les bagages arrivent au terminal, et comme chaque fois c'est la cohue pour récupérer sa valise. Pierre regarde ces gens stressés qui guignent le tapis roulant où la longue cohorte de malles multicolores défile à un rythme régulier. De loin il repère la sienne et s'en empare rapidement. Encore une porte à passer, la douane, et ce sera la rue avec ses odeurs, la foule aussi qui va et vient. Une nuée de personnes qui savent toutes où aller, mais ne se préoccupent jamais de personne.
Il fait bon sur Roissy. L'homme lève la main ; le taxi avance lentement. Le chauffeur en descend, se saisit de la valise qu'il place dans le coffre, puis il s'adresse à son passager :
— Vous allez où, Monsieur ?
— Le Chesnay, dans les Yvelines. Au six du boulevard de la Reine.
— C'est parti. Vous revenez de loin, Monsieur ?
— Non, de Londres.
— Ah… Et pas trop d'ennuis avec les événements ?
— Pas trop, non. C'est même curieux : je vais garder de ce voyage sans doute un de mes plus jolis souvenirs.
Dans le rétroviseur, le conducteur cherche à deviner ce qui rend si joyeux son passager, mais déjà l'homme s'est replongé dans son silence ; alors le pilote sent qu'il est inutile de le déranger plus que cela. Le reste de la course se fait au ralenti. Paris… c'est aussi quelques bouchons et des heures de patiente attente. Sur la banquette arrière, Pierre pense à Marinette, mais aussi à cette Annette. Bon sang, comme d'un coup elle a ramené à la surface tout ce qu'il voulait oublier ! Les caresses d'une femme, ces bras autour de son cou, les baisers même sont comme des piqûres de rappel, et il sait bien que ce boulot d'oubli a été anéanti en une seule petite soirée. Ratée pour partie sans doute, écourtée de son final éblouissant pour cause de trop d'alcool. Il se mettrait des gifles s'il était un tant soit peu masochiste. Il rêve tout éveillé. Puis la voiture retrouve une vitesse de croisière raisonnable et les faubourgs de Versailles sont dépassés depuis un long moment. Le château et son parc sont déjà loin.
Quand le taxi s'arrête, Pierre ne s'est pas aperçu qu'il était devant chez Yvonne. Le conducteur lui ouvre la portière, chassant par ce simple geste les fantômes qui dansaient déjà dans le cerveau de notre voyageur. Cette Annette a fait un sacré boulot : elle aura réussi à détruire en une seule soirée la carapace que ce gaillard costaud avait mis… sept années à se forger. Il règle la note puis, sur le perron, il voit courir la silhouette de cette enfant de vingt ans qui ne grandira plus, emmurée dans sa tête.
— Papa ! Mamie m'a dit que tu serais en retard. Méchant… tu m'as laissé toute seule !
— Je t'aime, Marinette, mais mon avion était immobilisé.
Il bredouille une explication que bien sûr la jeune fille ne peut même pas entrevoir. Derrière elle, la grand-mère avec elle aussi un sourire aux lèvres vient serrer dans ses bras son fiston. Les femmes de sa vie sont là. Toutes les deux avec des attentes toutes différentes, avec cette joie de le revoir. La mère et la petite-fille qui s'agrippent au cou de Pierre… c'est si bon de renter à la maison !
— Tu m'as rapporté un cadeau ? Un cadeau de mon papa… tralala, tralala…
— Tu as déjeuné au moins ? J'ai préparé des lasagnes ; Marinette les adore, hein, ma belle ?
— Entrons… j'ai envie de boire un verre.
— Mon cadeau… mon cadeau…
— Allons, tu as été sage jusque-là. Ne fais pas l'enfant, tu veux ?
— Il est dans la valise ; tu l'auras quand nous aurons mangé. D'accord ?
— Oui papa !
Le vol à destination de Bruxelles est prêt à partir ; les premiers passagers avancent pour l'enregistrement des bagages. Tout se passe dans une ambiance assez étouffante. Les évènements de la veille ont fait se renforcer les mesures de sécurité et chaque passeport est vérifié à diverses reprises. Une femme brune d'une quarantaine d'années tend à l'hôtesse son sésame et l'autre lève un regard blasé vers celle qui attend en posant sa valise sur le tapis roulant, mais les yeux de la belle blonde sont attirés par un portrait-robot distribué partout dans l'aéroport.
Les traits sont assez ressemblants et, après une minute d'hésitation, la dame de l'accueil se décide à appuyer discrètement sur un bouton pour alerter. Le téléphone sonne devant cette travailleuse qui baragouine à son interlocuteur des phrases apparemment insignifiantes : il ne faut surtout pas alerter cette suspecte. Quelques instants plus tard, quatre policiers en civil encadrent la jolie brune et l'un d'eux récupère sa valise prête à être embarquée.
— Madam, would have you the benevolence to follow us ? We have some questions to ask you. (Madame, auriez-vous la bienveillance de nous suivre ? Nous avons quelques questions à vous poser.)
— Je… je ne comprends pas ! Je ne parle pas l'anglais…
— Veuillez nous suivre s'il vous plaît !
Un autre civil vient de lui répondre dans un français parfait. Elle ne dit plus un mot. Elle est dirigée vers une porte dérobée et soudain se trouve escamotée à la vue du grand public. Là, elle doit s'asseoir et elle attend encore un long moment. Puis une femme en tenue sombre arrive et l'invite à la suivre. Dans une cabine pareille à celles d'essayages dans les grands magasins, Annette doit se soumettre à une fouille minutieuse. D'abord, la policière lui demande de retirer un à un ses vêtements qu'elle fouille avec soin. Puis quand c'est terminé, l'autre la fait se baisser en avant, et elle s'entend demander de tousser.
Elle s'exécute sans grande peur. Elle sait bien que, de toute manière, ces flics comme tous ceux de tous les pays du monde font leur boulot. L'autre ensuite passe des gants en latex sortis d'un sachet stérile et les enfile lentement. Cette fois, Annette saisit bien que des doigts vont fouiller son intimité, juste pour s'assurer qu'elle ne dissimule rien dans son vagin. Une fois de plus, elle subit presque stoïque cette épreuve.
On lui donne une blouse rouge vif et elle se trouve alors guidée vers une sorte de cachot. Combien de temps reste-t-elle dans ce réduit ? Elle a perdu la notion du temps, mais cette minuscule cellule est tout de même munie des commodités. Ça pue, c'est sale, juste équipé d'un bat-flanc pour seul mobilier où elle peut s'allonger ou se mettre assise. Elle ne sait plus du tout l'heure qu'il est quand un jeune flic vient la visiter.
— Bonjour. Vous êtes bien Annette Leduc ?
— Oui, mais c'est écrit sur mes papiers et vous avez mon passeport. Je peux savoir pourquoi je suis retenue par la police ?
— Je ne suis pas habilité à vous dire quoi que ce soit. Je viens vous chercher pour procéder devant vous à la fouille de votre valise !
— Ma valise ? Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ?
— Avancez, je vous prie !
— Où m'emmenez-vous ? Je suis accusée de quoi ? Je veux voir quelqu'un de mon consulat ou un avocat. Je ne comprends rien à ce que vous me voulez.
— Avancez ! Quelqu'un va vous expliquer tout cela.
Alors Annette se tait. Elle marche aux côtés de ce très jeune keuf. Au bout d'un long couloir, une salle où attendent trois hommes, eux aussi en costume-cravate.
— Madame Leduc ?
— Je n'ai rien à vous dire ! Je veux parler à une personne de l'ambassade de France ou à un conseil.
— Nous allons procéder devant vous à l'ouverture de votre malle. Cette valise est bien la vôtre ? C'est cette clé qui actionne les serrures ?
— Je ne suis pas une terroriste et je ne vois pas pourquoi vous vous permettez d'ouvrir ma… Vous n'en avez pas le droit !
— Nous allons pourtant le faire devant vous ; ce sera consigné sur le procès-verbal d'intervention. Notez, greffier, qu'il est seize heures trente-deux minutes et que ce jour, onze juillet, nous ouvrons la valise de madame Leduc Annette, citoyenne française, ici présente.
— Et puis après tout, je ne vois pas pourquoi je me ferais du souci. Je n'ai rien à me reprocher. C'est une mascarade, et je vous traînerai en justice dès que mon avocat sera là !
— Bien. Je suis Gilles Robinson, Détective Chief Superintendant. Je suis responsable du Metropolitan Police Service. Vous êtes soupçonnée d'avoir pris une part active dans un vol de bijoux avant-hier dans une bijouterie londonienne.
— Vous êtes tous devenus fous ou quoi ?
— La bijouterie du quartier de Mayfair, à Londres, ça ne vous rappelle absolument rien ?
— Non, rien ! Je ne connais pas vraiment Londres et ses quartiers. J'étais venue pour rejoindre un ami et il n'est pas venu à notre rendez-vous.
— Bien. Veuillez procéder à la fouille des effets personnels de madame Leduc.
La femme chargée de la fouille corporelle – celle qui fait si bien son travail – est déjà à l'œuvre. Annette voit ses vêtements un à un dépliés par les mains expertes. La valise est ainsi totalement contrôlée, et bien entendu, la police ne trouve rien. Les mecs en civil font une drôle de figure ! La femme est alors emmenée dans une sorte de bureau sans fenêtre, sauf une qui donne sur le couloir d'où elle est arrivée. Une immense vitre lui fait face. Ses mains menottées sont reliées à un anneau qui est soudé sur la table.
Les questions fusent de toutes parts ; elle refuse de répondre. Elle réclame à cor et à cri un fonctionnaire français et son conseil. Au bout d'une heure, enfin un type en smoking apparaît, presque furieux d'avoir été tiré d'une soirée de fête.
— Bonjour ; je suis votre avocat, George Countray. Vous avez dit quelque chose aux policiers ?
— Non, je voulais m'entretenir avec vous avant.
— Bien. La bijouterie du quartier huppé de Mayfair, c'est vous ?
— Mais bien sûr que non ! Je ne sais même pas où ça se trouve.
— Bien. Nous plaidons donc non coupable ?
— Évidemment. Je ne comprends même pas ce que je fabrique ici. Je veux sortir le plus rapidement possible.
— Le dossier est presque vide. Une personne dit vous avoir reconnue sur les lieux, mais les caméras de la bijouterie montrent clairement deux individus de sexe masculin : nous n'aurons aucune difficulté à prouver au juge que les accusations ne tiennent pas.
— Et je le verrai quand, ce juge ? Je vais moisir ici combien de temps ?
— Je crois que vous le verrez – je veux dire : nous le verrons – dans la soirée. Alors nous restons sur nos positions. Non coupable, et je me charge du reste.
— Mais comment vais-je faire pour vous payer, moi ? Je n'ai pas d'argent !
— Vous vendrez un ou deux diamants, bien sûr…
— Mais vous êtes tous dingues, ma parole !
— Mais non, je plaisante, évidemment. Nous verrons après notre passage chez le juge… comment ça va se passer. Mais bon, je crois que c'est du tout cuit : pas l'ombre d'un début de preuve. Vos bagages et vous, tout était clean ; alors…
Le juge est vieux comme Hérode. La perruque bouclée blanche qu'il porte a l'air collée sur le sommet de son crâne. Il lit un texte en anglais, le chef d'accusation de vol en bande organisée. C'est l'avocat qui lui traduit en français ce qu'il entend. Puis un autre mec, lui aussi accoutré d'une bizarroïde façon, parle haut et fort. Le bail lui dicte son conseil.
— Ils vont demander une caution pour que vous vous présentiez à une audience qui va être fixée de suite… vous avez les moyens de payer ?
— Pas du tout ! Je n'ai rien fait, je suis innocente.
— Calmez-vous ; je vais faire valoir ces arguments dès que j'aurai la parole.
Les débats se poursuivent, et c'est enfin au tour de ce George quelque chose, un nom imprononçable pour la Française. Les discussions s'engagent entre le parquet, le juge et le baveux. Puis l'autre pingouin emperruqué parle en regardant la femme :
— In this affair, we have no slightest proof of the guilt nor even the implication of this woman, Annette Leduc. Then, in front of a file so thin, I can prosecute on no account against this defendant. You will thus understand that, in such conditions, it is impossible to keep her in prison and to commit criminal proceedings with the money of our fellow countrymen. As a consequence, Madam Leduc, you are free. (Dans cette affaire, nous n'avons aucune preuve la plus légère de la culpabilité, ni même de l'implication de cette femme, Annette Leduc. Alors, devant un dossier si mince, je ne peux en aucun cas poursuivre contre ce défendeur. Vous comprendrez ainsi que dans de telles conditions, il est impossible de la garder en prison et permettre des poursuites judiciaires avec l'argent de nos compatriotes. En conséquence, Madame Leduc, vous êtes libre.)
Annette regarde sans trop saisir un mot de ce qui se trame autour d'elle. George, lui, a un large sourire même si, visiblement, il est bien le seul dans l'enceinte de cette cour de justice.
— Vous êtes libre, Madame Leduc ! Le juge s'est rendu à nos arguments. Il convient que cette affaire est mal engagée ; la Couronne pourrait perdre la face et vous auriez droit à des indemnités conséquentes. Alors vous allez pouvoir rentrer chez vous en Belgique.
— Vous… vous êtes certain que je peux partir ?
— Tout à fait ; et en plus, je vais vous inviter à dîner : comme ça, vous en serez quitte pour m'offrir un bon repas. Nous ne parlerons plus de mes honoraires.
— Je ne mentais pas ! Je ne suis en rien mêlée à ce triste fait divers, je vous assure…
— De toute façon c'est fini, alors on se moque des diamants… mais quelqu'un va en profiter pour de bon. L'enquête continue dans une autre direction, voilà tout. Pour notre repas en tête-à-tête, c'est oui ou non ?
— Je vois dois bien cela, et même dans un restaurant français de votre ville, Monsieur Country.
— Pas « Country », Madame Leduc : « Countray », et appelez-moi donc George, c'est plus simple à retenir.
— Alors merci, George. Du fond du cœur, merci ! Je ne sais pas ce que serais devenue sans votre aide aussi efficace que précieuse…
— Allons… Les innocents, chez nous comme chez vous, sont toujours reconnus par la justice.
Le clin d'œil qu'il vient de décocher à Annette lui semble bien prouver l'exact contraire de ses paroles, mais elle se sent délivrée d'un énorme poids. Et en fermant les yeux, elle revoit le petit sac en toile de jute qui devrait, si tout s'est bien passé, être à l'abri en région parisienne. L'adresse de ce Pierre dormait au fond de son sac à main. Du reste, celui-là venait de lui être restitué en même temps que le reliquat de ses affaires. Toutes celles confisquées lors de son arrestation à l'aéroport.
Georges a emmené sa cliente dans un tout petit hôtel proche de l'aéroport. Vu l'heure tardive, il vaut mieux donc qu'elle passe tranquillement la nuit en Angleterre. Elle verra demain pour trouver un vol vers l'aéroport de Zaventem. Comme sa chambre est dans un établissement qui fait restaurant, elle donne rendez-vous à son conseil, pour – comme elle le dit en riant – s'acquitter de sa dette. Ils conviennent donc de dîner ensemble vers vingt heures trente, ce qui laisse une bonne soixantaine de minutes à la brune pour se préparer.
Dans la chambre, elle sourit aux anges : la première partie de son plan s'est passée d'une manière plus que parfaite. Bon, reste à expédier le baveux ; mais là encore, histoire de joindre l'utile à l'agréable, elle se dit qu'il faut commencer par une bonne douche. Celle-ci prise, elle choisit dans sa valise, parmi les vêtements dérangés par la fouille, ce qui a le moins souffert. Une jupe relativement courte noire, un chandail assez bien assorti, et finalement elle opte pour une solution plus radicale en ce qui concerne les sous-vêtements : ce sera donc seins libres sous la laine légère et puis fesses nues qu'elle dînera avec son « sauveur ». Après tout, il mérite une petite récompense, et comme pour Pierre, la veille, elle ne serait pas hostile à… enfin, elle saura aviser le moment venu.
Son maquillage est parfait lorsqu'elle se rend au bar du restaurant. Elle se juche sur un tabouret relativement haut en prenant garde de pas trop montrer ses cuisses dont la jupe confetti couvre le minimum. Le barman lui sert le scotch désiré et elle attend monsieur Countray.
George est la ponctualité même ; ses amis le surnomment « la pendule ». Du haut de ses trente-cinq piges, il est sûr de lui. Sa réussite atteste de sa perspicacité ; sa belle gueule fait le reste. Et il s'imagine déjà… cette Annette est un bijou ! Malgré tout ce qu'elle lui a dit, il garde la tête assez froide et songe que, peut-être, elle n'est pas aussi innocente qu'elle le prétend. Mais son job, c'était de prouver qu'elle n'était pas coupable, et pas l'inverse. Mission accomplie, qui ne lui a pas vraiment coûté puisqu'il a rencontré une beauté rare. Par contre, ce dîner en tête-à-tête avec une cliente est une entorse à sa ligne de conduite : la déontologie, ce soir, il pourrait bien la fouler, et pas seulement des deux pieds !
Dans le restaurant, il repère de suite le bar et la cascade de cheveux qui tombe sur les épaules de la femme juchée sur un de ces sièges élevés dont les gens sont friands. Il aperçoit de loin deux jambes sublimes dont un chiffon vient simplement recouvrir une partie minime. D'autres consommateurs sont accoudés eux aussi au zinc et scrutent discrètement la nana qui sirote un verre. Bon Dieu, quelle prestance, quel sex-appeal !
Alors George se coule entre les tables où quelques couples dînent. Il fonce vers son rendez-vous avec en point de mire une paire de fesses affriolantes qui stagne sur l'assise de la chaise. Bien entendu, quelques hommes qui avaient encore sans doute un quelconque espoir voient dans l'arrivée de ce jeune type sonner le glas de leurs espérances. Il est là pour elle et, dépités, certains s'abandonnent à leur verre aux couleurs ambrées. Il est des soirs où tout va de travers… même pour les loups.
Annette sait bien qu'elle joue avec le feu ; un équilibre précaire dont elle doit se méfier en avançant parfois un peu à tâtons, comme maintenant. Le large miroir qui fait office de mur derrière les deux serveurs lui renvoie le reflet de l'avocat qui arrive. Élégant dans un costume de tweed très british, elle comprend soudain que l'arrêt net des conversations avoisinantes est dû à l'irruption au zinc de ce gandin anglais. Elle fait celle qui n'a rien vu. Il est là, derrière elle, avec une paire de mirettes qui lui caresse visuellement le croupion. Il faut avouer – et cette pensée la fait rire – qu'elle a mis le paquet pour appâter le godelureau.
— Ah ! Heureux l'homme qui partage votre vie : ce monsieur Leduc est enviable.
— Vous savez, en France le vocable « mademoiselle » est proscrit depuis peu du vocabulaire familier, alors le « madame », c'est surtout pour la galerie. Je n'ai pas de monsieur Leduc dans mon entourage.
— Libre comme l'air alors ? C'est prometteur, et j'en suis ravi !
— Allons… Ma liberté, c'est bien à vous que je la dois. Elle vaut bien un dîner.
— Merci !
— Qui paie ses dettes s'enrichit ! Ça aussi, c'est très franchouillard ! Un scotch pour m'accompagner ?
— Vu sous cet angle… why not ?
Ils trinquent volontiers, mais les quinquets anglais sont attirés comme par des aimants par ces deux fuseaux qu'elle ne cherche même pas à dissimuler. Et, quelle que soit la nationalité des hommes, ils tenteront toujours de deviner ce qui peut se cacher plus haut que le tissu. Puis enfin ils passent à table. Prudente en matière culinaire, Annette se contente de commander un steak-frites, aussi bien belge que français. International peut-être, même. Et son vis-à-vis, bien entendu, pour n'embarrasser personne, se croit obligé de prendre un plat identique.
Finalement, elle doit reconnaître que les pommes de terre frites sont excellentes et que le bœuf londonien vaut bien le bruxellois. Le dîner s'avère assez agréable, et la salle plutôt calme. Quand la brune a-t-elle senti que sur son pied quelque chose ne lui appartenant pas appuyait ? Immédiatement peut-être, mais elle n'a rien fait pour stopper le manège du gaillard si sûr de lui. Alors, enhardi par cette approbation tacite, il retire sa chaussure et fait glisser son ripaton dans une sorte de caresse lascive. Pas désagréable du tout, constate-t-elle. Le petit jeu dure le temps d'un steak…
Puis, lors du dessert – connu lui aussi, en l'espèce des « profiteroles façon maison » – le panard vagabond ose monter d'un cran. La chaleur de son propriétaire prend également quelques degrés. Il fixe dans les yeux la délictueuse friandise qui lui fait face. Elle sourit, comme perdue dans de vagues pensées. Lui, béatement, s'imagine que c'est sa caresse qui… S'il savait, le malheureux ! Le pied glisse sur la gaine de nylon et finalement atterrit sur le rebord du siège de la belle.
Ce faisant, il appuie sur la fourche dont la jupe camoufle les contours. Comment se débrouille-t-il pour que ses orteils emmitouflés dans leur chaussette trouvent un écart suffisant entre les deux cuisses et le tissu ? Un peu d'aide, peut-être, de la brune ? Il ne se focalise pas sur ce miracle, le but premier étant partiellement atteint. La jambe masculine s'infiltre sous le voile et vient à la rencontre de ce qui devrait s'y trouver, à savoir une culotte.
Mais là, rien de tel ! Et le pied se trouve à même la peau, coincé entre les deux jolies cuisses d'Annette. Elle referme sur lui ce couloir qu'elle avait intentionnellement ou non entrouvert, et la plante du pied est bien à plat sur ce que tous les hommes veulent approcher chez une femme. Le sexe de la brune ne fait donc pas exception ; quant à notre jeune conseil, il est aussi un mec, alors…
Lentement, il diffuse une certaine chaleur à cette chatte moins endormie qu'il n'y paraît.
Qui sait ?