Le jugement des corbeaux
Calpurnia09/04/2018Babylone l'insane
Velléda s'éveilla devant les murailles d'une ville qui lui sembla gigantesque. Le soleil venait de se lever, et déjà la chaleur lui sembla étouffante, sous un ciel d'un bleu implacable. Aucun nuage à l'horizon, aucune végétation autour d'elle. Seul un mur de pierre ocre se dressait devant elle, comme un défi. Elle s'aperçut qu'elle dormait à découvert sur le bord d'une route empruntée par un flot de charrettes de marchands tirées par des bœufs, de cavaliers solitaires et de piétons parfois accompagnés de chargements à dos de mulet. Soudain, dans le grondement régulier d'hommes marchant au pas, une colonne de soldats lourdement casqués et aux étranges uniformes noirs, menée par un officier à cheval. Personne ne prêtait attention à elle.
Au loin, un vol de corbeaux apparut à l'horizon, la survola avant de passer au-dessus de la cité, juste à l'aplomb de la porte. Elle n'eut pas droit à un message de leur part, mais ce signe lui parut suffisant : elle sut qu'elle devait entrer, ce qu'elle fit sans difficulté malgré la garde.
Les rues étaient pleines de gens au point que, même à pied, il était difficile de progresser. Son manteau en peau de loup lui tenait chaud ; elle aurait préféré aller vêtue d'une simple tunique blanche ou bleu clair comme la plupart des femmes qu'elle croisait, portant sur leur tête des paniers de linge ou de nourriture, le plus souvent accompagnées de ribambelles d'enfants. Elle surprit des conversations, au hasard, et comme elle avait le don de comprendre toutes les langues humaines, elle supposa que les habitants de cette ville n'avaient qu'une seule préoccupation : le commerce. Elle apprit aussi que la cité dans laquelle elle se trouvait se nommait Babylone, sur le bord du fleuve Euphrate, en Mésopotamie, sous le règne du roi Nabuchodonosor II.
Elle marcha toute la journée, saisissant au hasard de sa progression, dans chaque ruelle, quelques bribes d'informations, comme le fait qu'on se trouvait en été et que la moisson avait été décevante cette année à cause de l'exceptionnelle sècheresse du printemps. Pour cette raison, les cours du blé et de l'orge atteignaient des sommets, et beaucoup de gens se plaignaient de ne plus pouvoir manger à leur faim. De fait, de nombreux mendiants étaient assis à l'ombre des murs, impassibles dans leur misère, comme anesthésiés par la chaleur ; mais les mains tendues, trop nombreuses, ne recevaient que très peu d'oboles. Même les puits étaient gardés par des hommes armés de bâtons qui prélevaient un péage pour un peu d'eau. Velléda leur demanda à boire, mais comme elle n'avait pas d'argent, elle fut repoussée avec brutalité et n'insista pas.
À la tombée du jour, après avoir marché continuellement sans être parvenue à explorer complètement l'immense cité, elle n'avait toujours rien mangé ni bu. La soif l'obligea à s'asseoir pour se reposer. Elle demanda un peu d'eau à un homme grand et barbu qui transportait une outre, mais il s'éloigna en pressant le pas. D'autres firent de même, voire se moquèrent d'elle ou l'injurièrent à cause de son étrange accent, ou peut-être de la blondeur de ses cheveux qui montrait qu'elle était une étrangère. L'un tenta même de la violer en pleine rue, mais elle sut se défendre et se défaire de son agresseur en le frappant d'un coup de pied entre ses jambes, puis prit la fuite. Ruisselante de transpiration sous son manteau, elle accueillit la fraîcheur du crépuscule, pourtant très relative en l'absence de tout souffle d'air dans la ruelle étroite.
Cette ville maudite n'avait pourtant pas encore montré le sommet de son horreur.
Alors que les premières étoiles s'allumaient, Velléda s'avisa que les gens se dirigeaient vers la ville haute ; elle décida de les suivre. Au fur et à mesure qu'elle montait péniblement les marches de la cité, celle-ci lui révéla sa splendeur d'or et de lumière. Les hommes portaient des capes fermées par de lourdes broches en métal précieux ; les femmes aux longues robes claires arboraient à leur cou, à leurs oreilles et à leurs poignets tout ce que la joaillerie orientale savait forger de plus brillant. Les bâtiments eux-mêmes possédaient, sur de multiples balcons superposés, des jardins suspendus débordants de rosiers, de glycines, d'akébias pourpres et de suzannes aux yeux noirs qui fleurissaient en gerbes et descendaient le long des murs. Toute cette floraison jaillissant à chaque rue répandait des parfums qui enivrèrent l'étrangère et lui firent un instant oublier sa soif.
L'endroit où convergeait la foule était le temple de Moloch, où un éphèbe portant une couronne de fleurs sur la tête gravissait nu les marches vers un autel dans le but d'être offert en sacrifice au dieu qu'acclamaient ses fidèles attroupés, tenus à distance par des soldats. Le sommet du temple était occupé par une haute statue de pierre noire à la forme vaguement humaine, monstrueuse, avec de tout petits bras et une tête énorme et creuse pourvue à son sommet de longues cornes recourbées se terminant verticalement et aux pointes aiguisées. Trois orifices y était constitués par la bouche grande ouverte, affamée, et deux orbites creuses à l'intérieur desquelles brûlaient des flambeaux écarlates. L'aspect de la bête de pierre était sinistre aux yeux de Velléda qui ne put s'empêcher de frémir, mais pas à ceux de la foule qui adorait son dieu macabre par des chants de louanges, entre autres bruyantes manifestations de joie. Autour de Velléda, des gens parlaient d'offrandes nécessaires pour que tombe enfin la pluie et que reviennent les récoltes abondantes d'avant. Parmi eux se trouvaient les parents du jeune sacrifié, dont la mère pleurait et se tordait les bras.
Le garçon s'avança sans hésiter. Le couteau du prêtre transperça sa poitrine ; il mourut sans un cri, puis son corps fut jeté dans la bouche de Moloch où il disparut de la vue des spectateurs. Le sang à l'odeur âcre ruissela sur les marches blanches du temple, degré après degré, et coula jusqu'au peuple dont l'excitation semblait avoir atteint son paroxysme. Mais il n'en était rien, car une seconde victime s'avança : une jeune fille cette fois, également parée d'une coiffe de fleurs pour unique vêtement. Elle semblait si calme, et son regard paraissait si joyeux que Velléda se dit qu'elle devait avoir été droguée ou bien hypnotisée. Sur une impulsion, elle voulut se proposer pour mourir à sa place, tant cette situation lui paraissait insoutenable ; elle décida d'y remédier au prix de sa vie. L'estomac noué par la peur, elle fit un pas en avant, puis un autre. Les gens la regardaient, étonnés par le comportement de cette étrangère qui ne comprenait rien à leur sacrement. Deux servants d'autel se précipitèrent pour l'empoigner et la jeter sans ménagement loin du temple. Retournant dans sa ruelle, croyant avoir épuisé toutes les ressources de son errance, elle décida d'attendre, quitte à se laisser mourir de soif sur place sous les regards indifférents des passants.
Pour elle, le spectacle de la férocité de cette ville ne connut pas de répit. Elle fut témoin d'un meurtre, juste sous ses yeux. Les tueurs avaient longuement guetté leur proie à un croisement qu'ils savaient le bon, puis sortirent discrètement de longs couteaux des replis de leurs tuniques avant de les planter, vifs comme des cobras, dans la poitrine de celui auquel ils ne laissèrent aucune chance. Puis ils s'enfuirent en courant, abandonnant l'homme en train de répandre abondamment son sang qui s'écoulait sur la terre, fluide épais, obscur, pénétrant les craquelures assoiffées du sol sec.
Le fait qu'il y ait eu un témoin ne paraissait pas inquiéter les assassins. De nouveau, Velléda fut impuissante à intervenir, tant l'action avait été rapide, la laissant sidérée, incapable de croire à un tel déferlement de rage meurtrière. Elle parvint néanmoins à croiser le regard de l'un des assassins : froid, sans la moindre émotion, pas même la peur d'être surpris. Les passants détournèrent les yeux, regardant ostensiblement du côté opposé, craignant plus que tout d'être mêlés à une sale histoire, blasés de cette violence qui se révélait omniprésente. Puis des soldats, prévenus on ne sait comment, vinrent enlever le corps sans nulle enquête ni cérémonie, goguenards, lâchant même, en transportant le cadavre sur un brancard de bois, quelques plaisanteries grasses et empreintes d'humour noir.
Au moment d'être tuée, la victime avait laissé choir un objet auquel les assassins n'avaient pas prêté attention ; Velléda le récupéra : c'était un bijou noir, une bague d'obsidienne sur laquelle était gravé un motif mystérieux. Elle se promit d'essayer de retrouver la famille de cet homme afin de leur restituer l'objet.
Enveloppée par la nuit, elle demeura immobile alors que les heures passaient, tendant la main aux passants se raréfiant, mais en vain. Une jeune femme s'approcha d'elle. Elle ne souriait pas ; elle semblait triste. Elle s'assit à côté d'elle et lui demanda d'où elle venait. Velléda lui raconta son histoire. Peu lui importait qu'on la crût ou non : elle n'était pas là pour plaire. L'extraordinaire texture de son manteau ainsi que ses plaies aux mains et aux pieds confirmaient son discours. Le supplice de la croix n'étant pas pratiqué à Babylone, la crucifiée dut, pour l'expliquer, dessiner cela avec ses doigts sur la poussière de la rue.
Cette jeune personne se nommait Tanya. Elle offrit à l'assoiffée quelques précieuses gorgées de sa gourde. Sa peau était garnie de tatouages colorés aux dessins compliqués d'animaux fantastiques et de symboles mystiques autant destinés à lui être favorables qu'à effrayer ses ennemis. C'était une prostituée, inféodée à certain général Holopherne, un homme influent, cupide et violent, néanmoins en mesure d'assurer la survie d'une étrangère sans aucune attache dans la ville. Faute de solution alternative, Velléda accepta de se soumettre à cet homme, et Tanya lui promit de lui montrer comment il fallait faire pour vendre ses charmes.
Des flambeaux s'allumèrent de toutes parts, de sorte qu'on y voyait presque comme le jour malgré la nouvelle lune ; sous ces lueurs carmines se découvraient progressivement les peaux luisantes de sueur des péripatéticiennes à demi nues sous leurs lourdes chevelures noires, pour la plupart esclaves acquises dans ce but auprès de féroces marchands de chair humaine, ou bien directement exploitées par eux.
Pour racoler, certaines s'allongeait à même le sol, prenant la pose, nonchalantes et sensuelles comme des odalisques, parfois dévêtues à l'exception d'un pagne, lorsqu'il y en avait un ; quelquefois un simple voile presque transparent, qui semblait avoir pour fonction de cacher la nudité, dissimulait en fait le moignon hideux et mal pansé d'un membre amputé gagné par la gangrène, à l'odeur insoutenable, harcelé par les mouches ; et les yeux qui paraissaient briller du plaisir de séduire au brasillement des torches ne flamboyaient en réalité que sous l'effet de la fièvre qui, par le délire qu'elle leur causait, leur inspirait des chansons aux paroles obscènes qu'elles chantaient à pleine voix, ou des poèmes érotiques aux accents provocants.
Elles étaient lourdement maquillées au khôl et à la cochenille, les seins décorés au henné de motifs savamment dessinés, oiseaux, dragons et fleurs bizarres, et les bijoux arrogants – faux or et faux diamants mais véritable verroterie de bazar – suffisants pour faire illusion dans les zones de pénombre renvoyaient chaque rayon de la lumière des étoiles dans des sons clairs de verre et de métal. Le désir des hommes se nourrissait de cela, disponible en abondance. À l'abri des alcôves, il se chuchotait que le roi lui-même ne dédaignait pas quelquefois s'offrir sur sa couche ces charmes partagés.
Toutes usaient et abusaient de parfums variés aux fragrances capiteuses se mêlant à leur sueur, de sorte que certaines rues ruisselaient de senteurs puissantes afin de conquérir le chaland par le nez. Certaines audacieuses allaient jusqu'à s'embaumer tout le corps de myrrhe, comme des mortes avant d'aller au tombeau. D'autres ornaient leur chevelure de fleurs coupées, composant ainsi de magnifiques bouquets qui étonnaient Velléda par leur créativité. L'une même, qui se faisait appeler Ishtar la Voluptueuse, se tressait quotidiennement une couronne de roses écarlates sans ôter les épines des tiges, si bien que son front de reine aux poses lascives saignait sur son visage comme une préfiguration du Christ ; cela lui permettait de louer ses charmes à grand prix, l'essentiel étant, par son originalité, de se démarquer de ses concurrentes.
Chaque nuit, le commerce frénétique des corps remplaçait celui des denrées et matériaux. Tout le peuple de Babylone semblait s'être donné rendez-vous dans les bas-quartiers populaires afin de laisser libre cours à sa frénétique inclination pour la luxure. Certains ouvriers y dépensaient le salaire de leur journée, quitte à jeûner ensuite et à laisser se débrouiller leur famille, tant ils ressentaient ardemment le besoin de s'enivrer de stupre au milieu de leurs compagnons de travail.
Certaines prostituées étaient des filles de Babylone n'ayant jamais franchi les portes de la cité qui avait trop d'enfants et ne savait qu'en faire ; parfois leur famille avait contracté une dette dont elles étaient chargées de s'acquitter. À son apogée, l'empire néo-babylonien s'étendait à l'Ouest sur tout le rivage oriental de la Méditerranée, et à l'Est jusqu'aux portes des terres perses*. Les expéditions militaires fournissaient généreusement le commerce des esclaves, dont les plus belles – et aussi les plus rebelles dont il fallait briser l'insolence – finissaient ainsi, comme asservies sous l'anathème d'un dieu pervers, et semblaient accepter l'âpreté de leur sort avec un fatalisme qui révolta Velléda.
Égyptiennes aux lourds anneaux brillants de cuivre entourant leur cou, captives israélites éduquées dans la vertu et déportées de Jérusalem, épouvantées dans leur innocence par tant de sauvagerie, Ciliciennes au regard de biche, Mèdes sensuelles aux chevelures plus noires que le ciel de minuit loin des feux de cette ville de tous les excès, emmenées enchaînées entre elles au cours d'épuisantes marches au soleil sous lequel les plus fragiles mouraient, toutes se mélangeaient dans l'épaisse poussière des ruelles où le désir charnel dictait son implacable loi.
La clameur des appels au plaisir montait par vagues de toutes parts et dans tous les dialectes de l'empire, mêlée aux voix des marchandages quant au prix de la passe ; et lorsqu'une querelle éclatait au sujet du tarif après que la prestation avait eu lieu, parfois les couteaux aiguisés sortaient de sous les tuniques, et le différend se réglait dans le sang, pour rançon de quelques minutes de volupté.
Pour mieux se vendre, il fallait adopter une posture particulière et s'abstenir de sourire – cela aurait été de la dernière vulgarité – afin d'aguicher le client en quête de chair féminine à étreindre. Comme principal atout commercial, Tanya possédait un tatouage particulier, gravé en lettres écarlates et stylisées qui formaient un arc-de-cercle sur le bas de son ventre que son vêtement laissait découvert aux regards des passants. Il était écrit, en langue babylonienne, le mot MYSTÈRE dont les première et dernière lettres se refermaient sur sa vulve inaccessible aux yeux des curieux, sauf à délier sa bourse pour s'offrir ses charmes. Ce genre de publicité, associée à quelques bijoux scintillants de lumière décorant ses oreilles et l'aréole des seins, connaissait un certain succès qui réservait la péripatéticienne sinon aux plus aisés, du moins aux épargnés par l'indigence. Pour beaucoup d'autres filles, la prostitution s'exerçait le plus souvent dans des conditions absolument sordides, au fond d'arrière-cours de misère, voire, pour les moins pudiques des clients, en pleine rue ; et ceux qui ne pouvaient pas payer, mendiants et miséreux, se contentaient de regarder ce spectacle de débauche tout en se soulageant eux-mêmes.
Parmi la clientèle, les femmes n'étaient pas en reste et participaient aussi, comme clientes, à cette immense orgie quotidienne ; sitôt leurs enfants endormis, des couples mariés se séparaient afin de vivre chacun de leur côté l'aventure érotique d'une nuit pour mieux se retrouver au petit matin. Les solides ménagères ne s'en laissaient pas conter et négociaient rudement le prix de leur plaisir dans les endroits où officiaient les prostitués masculins qui n'avaient guère le temps de flâner.
Il y avait, un peu plus haut dans la ville, un lupanar qui occupait toute une bâtisse, et quelle bâtisse ! Ses colonnes étaient de somptueuses cariatides, d'immenses femmes de pierre dénudées qui soutenaient, dans une pose lascive, un fronton sculpté de bas-reliefs obscènes. Au-dessus de la porte d'entrée, un immense phallus sculpté, recouvert de feuilles d'or, se dressait vers le ciel et saluait les clients qui cherchaient des luxures spéciales, celles que l'on ne trouvait pas ailleurs, car ses filles étaient sélectionnées parmi les plus belles et les plus expertes dans l'art de charmer. On disait que dans les chambres du haut, les hôtes de ce lieu pouvaient admirer le désert alentour dans ses couleurs changeantes à la tombée de la nuit tout en fourrant leur instrument de la manière qui leur convenait dans des corps de jeunes déesses humaines. Cet établissement n'accueillait que les notables, des hommes uniquement, de sorte que Velléda ne put y entrer pour satisfaire sa curiosité.
Plus bas, dans les quartiers populaires, se cachait toute une faune constituée de quantités d'escrocs et autres margoulins, forbans des mers en rupture de bateau, truqueurs et magouilleurs ayant, par un trop grand appétit d'or, trahis leurs complices et devant se cacher pour échapper à un probable règlement de compte : recéleurs d'or, de pierres précieuses et d'objets d'art ayant du butin à écouler discrètement, trafiquants d'influences douteuses, stellionataires professionnels à l'affût de biens imaginaires à vendre à leurs victimes, toute une galaxie obligée de vivre en retrait pour éviter la galère à vie ou la potence, voire pire – horriblement pire – pour ceux ayant commis l'imprudence de voler leur roi.
Dans ce milieu, moyennant une bourse bien remplie, on pouvait leur demander n'importe quel service, y compris, bien sûr, de tuer quelqu'un. Souvent, une fois le forfait rémunéré, cette petite fortune changeait de mains sur un coup de dés, car les jeux de hasard étaient omniprésents dans la rue ; et malheur aux naïfs que les tricheurs expérimentés dépouillaient sans peine ! Mais dans leur existence en marge de la cité, ils n'étaient bien sûr pas les derniers à consommer les luxures féminines que proposaient en abondance les sirènes de joie.
Velléda n'avait pas besoin de bijoux, de fleurs ni de tatouages : son physique robuste et ses étonnants cheveux blonds, qui tranchaient avec la physionomie des autres professionnelles du sexe tarifé, attiraient puissamment les hommes, excités par l'exotisme mystérieux qui émanait d'elle. Le regard étrange de la nouvelle venue fit le reste. Un capitaine de la garde du roi, celui-là même qu'elle avait croisé au matin en tête de sa colonne de soldats et qui l'avait remarquée à cette occasion, loua ses charmes pour la nuit entière, l'emmenant dans son luxueux appartement aux tapis profonds.
Elle jeta son manteau au sol, se coucha dessus et se donna à lui sans demi-mesure ni simulation d'orgasme. Il n'était pas très grand mais il était fort ; ses muscles étaient vifs et secs et sa peau sentait, sur toute sa surface, la terreur des combats et le sang des batailles sans prisonniers. Dans son regard fuyant semblait durablement imprimé cet effroi. Il devinait l'aptitude de cette femme à lire au travers de ses failles, ce qu'il refusait dans son orgueil d'officier du roi. Mais il fut comblé de caresses et de luxure, et donna même un généreux supplément par rapport au tarif convenu, établi par Tanya. Il promit de revenir le soir même.
Au lever du soleil, Velléda alla s'acheter sur un marché une tenue plus adaptée au climat de Babylone que son manteau de loup qui lui tenait trop chaud. Elle acquit également un concombre et du fromage de chèvre qu'elle partagea avec Tanya. Celle-ci lui plaisait ; elle le lui dit franchement, sans détours. Mais la Babylonienne lui rappela qu'elle était elle-même une prostituée et que ses charmes étaient payants. Alors l'étrangère paya au moyen de la bague d'obsidienne qui semblait être pourvue d'une grande valeur, et les deux femmes s'accouplèrent dans le galetas qui servait de logement à son amie.
Velléda avait cru reconnaître en Tanya les parfums de Xénia, mais malgré la ressemblance physique entre les deux femmes, elle dut admettre qu'elle s'était trompée. Il y avait d'un côté la gravité sombre de la paysanne gauloise, son innocence limpide et son acceptation du destin, et l'autre la frivolité de la Babylonienne, si fière de ses bijoux et de son tatouage, et dont le corps souple ondulait comme celui d'un serpent en train d'entourer sa proie. L'étreinte fut douce mais rapide. L'éclair de joie que Velléda espérait de ne produisit pas.
Alors que l'aurore commençait à éteindre les premières étoiles, les deux femmes épuisées s'endormirent dans les bras l'une de l'autre.
* Cela se passe vers 563 av. J.-C., date de la fin du règne de Nabuchodonosor II.