Le jugement des corbeaux
Calpurnia09/04/2018Crucifiée !
Elle fut saisie ; on lui confisqua son arc et ses flèches, et fut jetée dans un cachot. Une femme s'y trouvait déjà, depuis probablement assez longtemps à en juger par l'état de ses vêtements. Les deux compagnes de cellule se racontèrent leur parcours. Rita était une prostituée qui avait eu un différend avec un client, ce qui l'avait amenée à tuer celui-ci avec son couteau. Elle était en attente de son jugement, et ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur ce qui l'attendait : elle pensait vivre ses derniers jours avant une prochaine exécution capitale.
Des gardes vinrent se saisir de la nouvelle détenue afin de l'emmener vers un officier, devant lequel ils voulurent l'obliger à s'agenouiller. Mais elle refusa, malgré les coups qu'elle reçut à cette occasion, et celui qui semblait représenter l'autorité n'insista pas.
— Eh bien, cette fois-ci, je crois avoir affaire à une sacrée rebelle. Passons sur ta liaison avec une vestale – ce qui est certes un crime – mais que je comprends très bien, tant elle était jolie. Mais pourquoi as-tu achevé les condamnés à la croix ? Tu ne savais pas que pour cela je peux te faire crucifier à ton tour ?
— Je ne crois pas avoir de comptes à te rendre. J'ai fait ce qu'il me semblait juste. Ce que tu leur as fait subir est un châtiment cruel et inhumain.
— Tiens ! Pas de comptes à me rendre dans la ville que je gouverne, étrangère ? Tu as beau être d'une rare insolence, tu es… belle ! Je dirais même : troublante, envoûtante ! Tu ressembles à une cariatide qui serait descendue de sa corniche sur le fronton d'un temple de Vénus, et dont la pierre se serait magiquement transformée en chair. Oui, vraiment, ta vénusté me donne des frissons, et pourtant, les dieux m'en sont témoins : j'ai déjà connu bien des femmes, et des plus remarquables ! Mais dis-moi, quel est ton nom ?
— On m'appelle Velléda.
— Velléda ? Tu es une devineresse gauloise ? Vraiment ?
— On le dit. En réalité, je ne sais pas qui je suis.
— Tu prétends lire l'avenir alors que tu ne sais même pas qui tu es toi-même ? Alors, quel est-il pour moi ? Parle, étrangère !
— Que veux-tu entendre ? Que tu auras encore des victoires sur les champs de bataille, et de la gloire et des femmes à satiété ?
— Oui ! Mais dis-tu la vérité ou cherches-tu à me séduire par tes prédictions ? La ville est infestée de faux oracles !
— Puisque tu y tiens, je vais te dire : ce n'est pas la vérité. Ou bien si cela l'est, ce n'est pas cela qui est important. Tu mourras, comme les autres, comme ceux que j'ai achevés tout à l‘heure.
— Peux-tu être plus précise ?
« Tu as la cruauté des hommes de pouvoir ;
Tu règnes sur les gens par le feu et le fer
Dans l'unique but de nourrir et satisfaire
Ton ego. Mais les cœurs, tu ne peux plus les voir.Je te dis cela car je ressens ce devoir.
Tout autour de toi tu as construit un enfer ;
Tant d'humains par tes choix sont morts ou ont souffert :
De cela il est temps pour toi de l'entrevoir.Regarde ! Car je suis à tes pieds, livrée nue ;
Je deviens vulnérable, enchaînée, détenue,
Mais tu n'obtiendras pas de moi la soumission.Tu peux facilement percer ma peau charnue,
Me livrer aux tourments qui usent et diminuent :
On ne me dompte pas par la coercition. »
— Nous verrons bien si ton courage est aussi grand que ta beauté et ta fierté. Sache cependant qu'il t'est encore temps de sauver ta vie et de t'épargner bien des souffrances. Il te suffit pour cela d'être un peu accommodante…
Ce faisant il lui montra son sexe en érection, qui en disait plus long sur son désir que tout discours. Mais Velléda fit de la tête un signe de refus et se détourna.
— Comme tu veux ; il n'est pas dans mon habitude de forcer les femmes. Emmenez-la et crucifiez-la ! Dommage, car tu ne manques pas de charme.
Au milieu de la nuit qui suivit, alors qu'elle était encore enlacée avec sa voisine d'infortune, elle fut emmenée, mains enchaînées derrière le dos, dans une grande pièce éclairée de flambeaux. L'officier était là, accompagné de personnages aux grands manteaux noirs ; chacun avait le visage recouvert d'une ample capuche dissimulant leur regard. « On dirait des corbeaux… Sans doute sont-ils là pour me juger. » pensa Velléda.
— Approche, étrangère ! ordonna l'homme en uniforme. Tu as achevé des condamnés à la croix et enlevé une jeune vestale afin de la pousser à la faute. Pour tout cela, tu mérites la mort ; et puisque tu n'es pas des nôtres, ce sera par la croix, afin de dissuader quiconque de t'imiter. Qu'as-tu à répondre à cela ?
Elle s'avança, fière et droite malgré sa nudité, et impressionna ses juges par sa haute stature et son regard dans lequel se reflétaient les flambeaux. Elle ne montrait, contrairement à ce que voulaient ceux qui l'avaient traînée là, aucun signe de crainte, aucun début de soumission. Elle n'offrait aucune prise à leur entreprise de destruction mentale, ce qui était normalement la première étape de l'anéantissement psychique autant que physique promis à tous ceux et celles qui osaient défier l'autorité. Ce calme, qui fut interprété comme un signe de défi, les offusqua.
Sans aucune résistance, elle se laissa attacher au patibulum, partie horizontale de la croix destinée à humilier les condamnés en les forçant à se courber en marchant. Encadrée de gardes, elle traversa la ville sous les huées des passants hurlant comme des loups avec leur meute, rassemblés par le seul plaisir de voir souffrir celle qui refusait obstinément de se soumettre. Parmi la foule, elle reconnut les mariés dont elle avait participé à la noce ; ils n'étaient pas les derniers à lui cracher dessus. Accompagné par de nombreux badauds, le groupe sortit de la ville par la grande porte pour s'arrêter dans le champ des condamnés.
Elle fut clouée avec la plus grande des brutalités ; les soldats riaient de ses gémissements de douleur. Lorsque la croix fut élevée, les vibrations lui causèrent de grandes souffrances, mais bientôt elle se rendit compte que le pire était devant elle : obligée d'exécuter une sorte de danse afin de pouvoir respirer, elle était observée par un groupe de badauds qui semblaient apprécier grandement le spectacle macabre de son exécution. On prenait des paris sur le temps que cela prendrait avant de la voir succomber. L'avilissement s'ajoutait à la douleur.
Cela dura des heures et des heures. Lorsque la nuit tomba, elle était toujours vivante, et les spectateurs lassés et découragés par la pluie glaciale rentrèrent chez eux. Il ne restait que deux gardes, chargés de veiller à la poursuite de l'exécution.
Vers minuit, un corbeau se posa sur le patibulum. Sa silhouette noire se fondait dans la nuit ; seul le bec jaune et les yeux orange se détachaient du ciel étoilé. Il agita légèrement les ailes afin d'attirer l'attention, avant de parler :
Les hommes ont bien souvent une humeur prédatrice ;
Nulle espèce mieux qu'eux ne tue avec ardeur
Comme ils le font entre eux, avec joie ou froideur :
La violence est pour eux la force inspiratrice.Avant même de naître, au creux de la matrice,
On leur rêve un destin glorieux de gladiateur
Tant ils aiment du sang la couleur et l'odeur ;
Ils disparaîtront dans la folie destructrice.Toi qui viens des étoiles, ingénue au cœur pur,
Tu seras le témoin de leur destin futur
Car tu fus choisie pour vivre leur existence.Un autre homme viendra partager cette croix ;
Son message prendra bientôt quelque importance.
Quant à toi, il te faut poursuivre encore… Crôa !
Sentant une présence humaine, l'oiseau s'envola brusquement. L'instant suivant, Velléda entendit un bruit dans les buissons. Les gardes, qui somnolaient, n'avaient, eux, rien perçu, ni du discours du corbeau, ni de l'homme qui s'approchait. Une ombre se glissa, silencieuse. La lame d'un couteau brilla au clair de lune. Ceux qui étaient chargés de la surveillance n'avaient rien vu venir, et leur vie s'arrêta net au pied d'une croix lorsqu'ils s'effondrèrent au moment où l'arme blanche s'abattit sur eux. L'inconnu abaissa la capuche de son manteau, dévoilant le visage d'un jeune homme.
— Tenez bon, chuchota-t-il, je vais vous descendre de là. Ça va aller ?
— Oui, je crois. Qui êtes-vous ?
— Je m'appelle Lucius. Vous ne me connaissez pas. Je suis un déserteur ; maintenant, je n'ai plus rien à perdre, dit-il en soulevant péniblement le mât de croix afin de poser celle-ci à plat. Serrez les dents : je vais vous enlever les clous ; vous risquez de trouver cela très pénible. Après, vous en aurez fini avec cet instrument de malheur.
— Pourquoi vous faites cela ? S'ils vous prennent, ils vous tueront.
— Je sais, mais je vous ai croisée, et j'ai choisi ma voie. Vous êtes si belle, et votre regard est si pur… Qu'importe mon destin : il faut qu'il se mêle au vôtre, inexorablement, quel qu'en soit le prix. Une nuit avec vous vaut bien une longue vie sur les champs de bataille à obéir sans cesse à des ordres imbéciles pour finir transpercé d'une lance comme les moutons qu'on embroche.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que je vous suivrai ? demanda Velléda en grimaçant alors que le déserteur arrachait les clous avec une pince qu'il avait dérobée.
— Rien. Vous pouvez partir de votre côté si vous voulez : j'irai du mien, au hasard. De toute manière, ils ne tarderont pas à me reprendre, mais je ne me laisserai pas faire sans combattre, et j'ai l'intention de leur vendre ma vie chèrement. À deux, nous serions plus forts pour survivre.
— Si vous n'avez pas l'habitude de marcher en solitaire, vous n'avez aucune chance. Venez avec moi ; je vous dois bien cela, puisque vous m'avez sauvée d'une mort horrible.
— Tenez : j'ai discrètement récupéré votre habit et aussi votre arc. C'est une drôle d'arme que vous avez là : je n'en avais jamais vue de pareille, et pourtant j'ai de l'expérience puisque je suis archer dans la légion. J'ai essayé de le bander mais je n'y suis pas parvenu. Vous l'avez construit vous-même ?
— En effet. Si vous voulez, je vous fabriquerai le même et je vous apprendrai à vous en servir. Il faut de la force, mais vous me paraissez robuste.
Il haussa les épaules.
— Pas autant que vous : vous étiez même capable de parler pendant que je vous enlevais les clous ; vous supportez la douleur d'une manière sidérante. Vous ne ressemblez pas aux femmes d'ici : vous êtes aussi belle et fière qu'elles sont discrètes et soumises. Il y a en vous quelque chose… comme… une souveraine déchue, tombée de son trône. D'où venez-vous ?
— Je n'en ai aucune idée. Aussi surprenant que cela puisse paraître, mes souvenirs débutent au moment où j'ai émergé de l'océan, il y a quelques années. Pour ce qui s'est passé avant, c'est le trou noir. Pas d'enfance, pas de jeunesse. Je suis née telle que vous me voyez là. Il y a beaucoup de choses qui demeurent un mystère pour moi. Par exemple, je parle votre langue sans difficulté alors que je ne me souviens absolument pas l'avoir apprise. Et c'est vrai avec tous les gens que j'ai rencontrés au cours de mon voyage.
— Votre regard est… mystérieux ! Vous êtes une femme sublime. Je crois que notre commandant a voulu vous faire tuer par dépit, lorsque vous vous êtes refusée à lui. En acceptant ses avances, vous auriez pu vivre comme une reine, avec une armée de serviteurs à vos pieds. Mais on ne vous achète pas, et le destin a voulu que ce soit moi, un soldat misérable, qui marche à vos côtés ! Peu m'importe qui vous êtes en réalité ; je ne fais que suivre mon intuition en venant à votre rencontre. Venez, partons ensemble.
— Si vous connaissez la région, je vous suis.
— J'ai pris un âne pour vous porter, parce qu'avec vos pieds troués… Désolé, j'aurais préféré un cheval que nous aurions pu monter à deux, mais dans l'urgence je n'ai pas trouvé mieux.
— Décidément, vous êtes plein de ressources, murmura Velléda en enfourchant l'animal. Ne vous inquiétez pas pour moi : j'en ai vu d'autres.
Alors que l'aurore commençait à éclairer l'horizon, ils partirent dans le vent glacé, s'éloignant des hommes et de leur cruauté.