Double vie
Richard Riga2017Le vide s'avance
Les servitudes de ce boulot plutôt pépère comprenaient malgré tout certaines soirées : Carlos devait trois ou quatre fois par mois accompagner Monsieur et Madame ses patrons à des soirées, réceptions, dîners, fêtes, représentations théâtrales ou d'opéras.
Il fallait en effet que Monsieur et Madame arrivent et repartent dans une voiture avec chauffeur, et comme malheureusement Carlos s'était fait une publicité involontaire en tant que garde du corps expert de la gâchette, son patron voulait à présent qu'il soit un vrai garde du corps et fasse comme à la télé : regard aiguisés à la ronde, sécurisation des alentours et surveillance rapprochée.
C'était deux fois ridicule : d'abord parce que personne n'aurait jamais eu l'idée d'attenter à la vie de ce patron d'une boîte qui n'avait aucun intérêt stratégique, et ensuite parce qu'une vraie protection rapprochée efficace nécessitait une équipe qui prépare les déplacements, vérifie et sécurise les lieux, et assure sur place une couverture complète selon des cercles de sécurité plus ou moins larges.
C'était n'importe quoi, mais c'était bien payé.
Aussi ce soir, Carlos avait conduit le couple à Pleyel, où l'on jouait les Tableaux d'une exposition de Moussorgski, et il avait laissé la Mercedes garée devant, avec son gyrophare allumé sur le tableau de bord (effet Starsky et Hutch maximum), puis les avait accompagnés jusqu'à leur place (rien à craindre, pas de tueur dans le coin, apparemment), après quoi il avait regagné sa voiture, éteint le gyrophare et avait attendu en écoutant de la musique portugaise sur l'excellent sound system de la limousine.
À 22 h 30 ils étaient ressortis, étaient allés dîner dans le XIVe arrondissement. Carlos avait mangé dans le même restaurant à une table pas très éloignée, mais pas à portée de voix, bien entendu.
Il avait table ouverte alors qu'avant son coup d'éclat, il lui avait été signifié qu'il devait prendre le plus petit menu : il avait eu une promotion puisqu'il avait tué un homme, tueur de flic de surcroît.
Mais ça n'avait pas changé la quantité de nourriture qu'il avalait au restaurant. S'il voulait garder la ligne et ne pas finir gras comme son patron, il avait intérêt à manger à sa faim, point.
Vers minuit ils étaient ressortis, et Carlos les avait reconduits chez eux. Madame avait trop bu, Monsieur aussi et il parlait trop fort, et Carlos croisa quelques œillades de Madame dans le rétro, ce qui le fit marrer. « Non, arrête de fantasmer sur le chauffeur, ma poule, chuis pas libre ni intéressé. »
Sur le chemin de chez lui, Carlos avait écouté encore de la musique, savouré la nuit, les lumières de la ville. Il avait garé la Mercedes dans le parking souterrain, pris l'ascenseur.
La porte de chez lui était entrouverte.
Ruth était en Inde, enroulée dans un grand sari jaune doré elle barbotait dans une sorte de fleuve vert émeraude, ou peut-être un lac, il y avait des femmes autour qui souriaient stupidement, elle essayait de les prévenir à cause des serpents qui rôdaient dans l'eau, mais elle ne parlait pas leur langue, Ruth s'énervait, et puis heureusement son mobile vibra sur la table de chevet, et elle émergea de son rêve bizarre.
Elle s'obligea à ouvrir les yeux, et tandis qu'elle s'emparait de son téléphone, elle alluma sa lampe et vit l'heure, 01:12, putain, pour une fois qu'elle se couchait et s'endormait tôt, voilà qu'on la réveillait, numéro inconnu, elle décrocha.
— Oui ?
— C'est Carlos Dacosta.
— Hein ? Oui. Oui ? Je vous écoute !
— J'avais votre numéro. On a cambriolé chez moi, tout foutu par terre, je viens… de rentrer et… et je pense qu'on a… qu'on a enlevé Clara. Elle a disparu. Ses lunettes noires sont là par terre, il est pas envisageable une seconde qu'elle… oh putain… quelle soit sortie sans ses lunettes.
Totalement réveillée maintenant, Ruth était déjà debout.
— Ne bougez pas, ne touchez à rien ! Vous étiez où ?
— Je bossais, avec mes patrons, chauffeur, vous vous souvenez ? Et garde du corps une comédie pour ces connards, alors que je suis pas là pour protéger celle qui… La protéger elle, qui est fragile, MERDE !!
— Calmez-vous, lui lança Ruth en s'habillant fébrilement d'une main, et ne bougez pas. J'arrive et je vous envoie quelqu'un !
Elle termina de s'habiller à toute allure, et pendant qu'elle se faisait un espresso, elle appela le commissariat et demanda qu'on envoie quelqu'un au domicile de Carlos.
En sortant du parking elle eut une intuition et rappela ses collègues, leur demandant qu'on envoie également une voiture au domicile d'Irène.
C'était elle la cause de tout, et si vraiment on s'en prenait à sa sœur aveugle et que Carlos n'avait pas monté tout ça, c'était peut-être à cause d'Irène.
Elle roulait à toute allure dans la nuit, en sachant très bien que la raison de son empressement, c'était Carlos : elle n'avait aucune raison de s'intéresser et encore moins de s'occuper séance tenante d'un cambriolage et d'une tentative d'enlèvement supposée, même dans le cas où cela touchait des gens ayant trempé dans une affaire de meurtre de flic, le dossier était clos.
Mais pas ce qu'elle ressentait pour ce mec.
Elle arriva devant l'immeuble en même temps qu'une voiture sérigraphiée, elle vit l'étonnement des gardiens de la paix en découvrant la commissaire sur le terrain en pleine nuit, et se justifia en rappelant que la personne qui habitait là et qui avait appelé était celui qui avait abattu le tueur dans l'affaire de la clinique. Tous les flics situaient l'affaire en question.
Ce fut en professionnelle qu'elle revit Carlos, qui avait mauvaise mine et attendait dans son entrée d'appartement, debout, impuissant. Elle le salua brièvement et pénétra dans les lieux, qui avaient fait l'objet d'une fouille en grande largeur, plutôt que d'un cambriolage classique.
— C'est des pros, lâcha Carlos quand elle revint vers lui.
— Comment ça ?
— J'ai appris à faire ça : trouver quelque chose dans un appartement ou une maison. Et… ils savent fouiller.
— Ils cherchaient quoi ? demanda Ruth sans détour tandis que son mobile sonnait avec sa sonnerie de bambous.
— Je ne sais pas, répondit Carlos alors qu'elle décrochait après un regard d'excuses. Des documents ?
— Madame la commissaire ? Ici Jérôme Clavins.
— Oui Jérôme ?
— Vous avez envoyé une voiture au domicile d'Irène Frageau, et en fait… on l'a trouvée assassinée.
— Quoi ? s'écria Ruth.
— Sa maison est mise à sac, elle a été ligotée, peut-être torturée selon les premières constatations visuelles, il y a deux voitures qui ont rejoint les lieux de toute urgence, on attend les techniciens, et nos hommes ont bouclé tout et commencé l'enquête de voisinage.
— J'arrive ! rétorqua vivement Ruth, abasourdie, sous le regard perplexe de Carlos.