Le bal des baltringues
H.P. BrodskyHidden Side2017Épilogue
La nuit. Une rue, à la sortie d'un cinéma jouant « Le bal des baltringues ». Un homme en sort : c'est Alfred Hitchcock. Il hèle un taxi et monte à l'intérieur. Pendant toute la scène on le verra de face et le chauffeur lui répondra hors caméra.
Alfred Hitchcock
17 boulevard de La Villette, s'il vous plaît…
Le chauffeur
Bien Monsieur, c'est parti… (un temps) Alors, bon film ?
Alfred Hitchcock
Je me demande bien comment ce navet peut rencontrer autant de succès…
Le chauffeur
Ma sœur l'a vu. Elle m'a dit que c'était génial… mais c'est ma sœur.
Alfred Hitchcock
Ne dépensez pas votre argent là-dedans, mon ami.
Le chauffeur
À ce point ?
Alfred Hitchcock
Ça commence comme un film noir de la grande époque, avec trois monstres sacrés du cinéma. Une ruse des scénaristes pour appâter les spectateurs. Mais ensuite… ça dérape vers le Grand Guignol, avec des dialogues vulgaires et, bien sûr, les quelques scènes pornographiques incontournables dans ce genre de sous-série Z.
Le chauffeur
Ah, ce n'est plus ce que c'était, le cinéma…
Alfred Hitchcock
Oui. Tout ça à cause du cinéma américain qui est de plus en plus médiocre, il faut le souligner. Tout le monde aujourd'hui veut copier Tarentino, qui est déjà lui-même l'un des plus mauvais metteurs en scène qu'on ait jamais vu.
Le chauffeur
Ah ouais ?
Alfred Hitchcock
Oui, les scènes d'action sont totalement ratées, le suspens est insignifiant et, bien sûr, les dialogues sont d'une stupidité incommensurable. Des truands qui s'essaient à jouer du Shakespeare… tout à fait désolant !
Le chauffeur
Rien à sauver, donc…
Alfred Hitchcock
Rien. On ne s'attache pas aux personnages. Au point qu'on est soulagé lorsque le premier se fait descendre. Là, on se dit que le film sera bientôt terminé et que c'est une bonne nouvelle. Franchement, je classe ce film parmi les plus mauvais que j'aie jamais vus, à égalité avec « La nuit des morts-vivants ». Et encore… ce dernier film est plus réaliste.
Le chauffeur
Ce n'est pas le même genre, quand même…
Alfred Hitchcock
C'est tout aussi ridicule… Non mais, vous imaginez qu'un type puisse avoir une érection devant une jolie femme qui lui pointerait un pistolet sur la tête ? Franchement, si une telle chose est possible, je veux bien être damné.
Le chauffeur
Damné, carrément !
Alfred Hitchcock
Carrément ! Que le feu du ciel me foudroie et qu'on m'emporte de suite en enfer.
Le chauffeur
Vous ne devriez pas dire des choses comme ça, Monsieur. On ne sait jamais ce que la vie nous réserve…
Alfred Hitchcock
J'ai toujours eu horreur du mélange des genres, même au cinéma. Un bordeaux, ce n'est pas du cognac, n'est-ce pas ? Eh bien un film noir, ce n'est pas une comédie, et dans une comédie, ce n'est pas du Grand Guignol. Étonnez-vous après ça que ce monde se délite… Non, cher Monsieur, le mélange des genres est au cinéma ce que le relativisme est à la religion : cela conduit tout droit en enfer !
Le chauffeur
Vous avez sûrement raison, Monsieur…
Gros plan sur le chauffeur. On reconnaît alors Pat le Vilain, le visage tout blanc avec un peu de pourriture sur les joues et un trou rouge au milieu du front. Il a un revolver posé sur ses genoux.
FIN