Merci Anabelle
Doc 7726/10/2019« Dans la nature il n'y a pas d'amour. Il n'y a que l'instinct de reproduction. » C'était un philosophe qui venait de parler, déclenchant par là même la controverse. Entendre ces deux phrases, un rien péremptoires et aussi sans doute provocatrices, ne l'avait même pas soulagé. Au contraire, il se trouvait encore plus déprimé après ça.
Il était tombé sur ce débat tout à fait par hasard, ayant allumé la télé une demi-heure avant. Par hasard. Enfin… sa psy lui aurait dit qu'il n'y avait pas de hasard. Elle lui aurait expliqué que son inconscient avait probablement eu l'information et l'avait poussé à allumer la télé justement à la même heure. Il n'y avait jamais de hasard, pour elle. Il l'entendait déjà. Mais elle commençait à le gonfler, celle-là, par moments.
D'abord parce qu'il n'avait plus de programme télé chez lui, et ce depuis des années. Et qu'il regardait quasiment jamais sur Internet ce qu'il y avait à la télé.
Il avait beau chercher… Bon, peut-être son regard avait-il erré inconsciemment sur une fenêtre ouverte de son navigateur il y a quelques jours… ou bien ses yeux étaient-ils tombés sans même s'y arrêter sur un de ces magazines gratuits qui offrent le programme de la semaine… mais il ne s'en souvenait pas.
« Des hasards, ça existe. » marmonnait-il maintenant tandis que les invités autour du plateau télé commençaient gentiment à s'écharper sur le thème « il y a des mammifères qui vivent en couple, fidèles jusqu'à la mort, etc. etc. », renvoyant à une vision idyllique, idéalisée ou fantasmée, et non moins provocatrice que la croyance de celui qui avait lancé les hostilités intellectuelles.
Mouais. Bah, c'était bien des trucs comme ça qu'il n'avait pas besoin d'entendre en ce moment. Son couple venait de prendre fin, et il commençait à déprimer carrément. Non pas parce qu'il se sentait seul et abandonné : c'est lui qui avait quitté sa femme après plus de quinze ans de vie commune. Ses sentiments s'étaient évaporés en quelques mois comme une flaque d'eau en plein soleil dans le Désert de la Mort.
À cinquante ans passés, il n'était même pas attiré par de nouvelles aventures. Il n'avait pas envie non plus de s'offrir des call-girls qu'il aurait payées pour se taire. Non, même les fantasmes qui l'avaient habité durant des décennies ne le faisaient plus vibrer.
Se sentant vide, au bord de la dépression, il s'était décidé à aller voir une psy. Il l'avait choisie tout à fait par hasard dans l'annuaire électronique, même si le hasard n'existait pas. Il avait bien fait un choix entre trois ou quatre noms, certes ; mais bon, pas de quoi fouetter un chat. Ou une chienne.
Devant elle il s'était effondré, en confiance sans doute, ou en tout cas totalement indifférent à l'effet qu'il produirait en s'épanchant. Après tout, elle était neutre, puisqu'elle était payée pour ça. Elle ne le jugeait pas. Ou en tout cas garderait son jugement pour elle-même.
Très rapidement, au bout de cinq ou six séances peut-être (eh bien oui, c'était rapide, vu le poids qu'il avait sur la conscience) il lui avait raconté ses fantasmes sadomasochistes. Elle n'avait pas eu l'air choqué ni même étonné. Ben quoi, il s'attendait à quoi ? Ce n'était pas maman qui confessait son petit garçon, mais une femme qu'il payait pour ça. (Il la payait pour ça : un rendez-vous tarifé.) Même s'il ne le faisait pas pour soulager sa conscience, car il n'en avait pas honte : il avait dépassé ça. Il n'était pas un pervers sadique, mais quelqu'un de très respectueux des femmes, qui ne voyait en elles que des partenaires de jeu, des femmes masochistes qui chercheraient le temps d'un jeu à assouvir leur fantasme de soumission.
Elle ne lui avait rien dit à ce sujet. Pas de commentaire particulier ni d'interprétation psychanalytique.
C'était une bonne psy, mine de rien. Elle le guidait, l'accompagnait, le mettait sur la voie. Jusqu'à ce que, spontanément, sans qu'il s'y attende lui-même, il trouve et formule tout seul, lui-même, une explication.
Elle ne travaillait jamais de la même façon d'une séance à l'autre. Sans doute parce que son état émotionnel à lui était différent d'un rendez-vous à l'autre. (Un rendez-vous, donné d'une fois sur l'autre, dans cette pièce, où lui était assis sur un canapé mou et moelleux. Un sept-à-huit autorisé, dans cet univers feutré, comme un cocon.) Car parfois il était déprimé, parfois triste, parfois presque joyeux parce que quelque chose s'était bien passé dans sa journée, parfois en colère parce qu'on l'avait exaspéré ou frustré.
Ce jour-là il semblait crispé. Elle l'avait tout de suite senti. « Comme Maman. » (Il ne pouvait rien lui cacher : elle était redoutable.) Il s'était épanché, évoquant les embrouilles avec sa nouvelle ex-femme. Elle l'énervait, ne l'agressait pas, non, mais lui faisait un chantage à peine masqué, cherchait à le culpabiliser.
— Vous avez toujours fait ce que voulaient les femmes de votre vie, par amour sans doute… mais il n'empêche, vous êtes toujours allé tout au long de votre vie avec chacune d'entre elles au-devant de leurs désirs ; et quand vous fermez les robinets, elles sont frustrées, vous en veulent. Vous n'êtes plus le gentil petit garçon qui cherchait à faire plaisir à maman.
Il ne releva pas l'image du petit garçon : il savait qu'elle avait raison, elle tapait juste. Mais c'est le robinet qui le fit sourire. Elle s'en étonna :
— Qu'est-ce qui vous faire sourire ?
— Non, rien, mentit-il.
Il n'avait pas envie de dire la vérité à Maman, mais envie de mentir.
— C'est parce que vous avez raison.
— Et ça vous fait rire ? Pas moi. (Maman est fâchée. Je me moque d'elle.) Vous vous cachez derrière un sourire, mais il y a beaucoup de colère en vous.
— Peut-être…
Il fit mine de concéder pour avoir la paix. (Avec les femmes, on finit toujours par leur faire croire qu'elles ont raison, qu'on est d'accord… pour avoir la paix et mettre fin aux discussions interminables et conflictuelles.) Mais ça elle devait le savoir. Elle le savait.
— Vous devez arriver à exprimer cette colère, à la faire sortir. Ça vous ferait du bien. Elle vous bloque, vous mine. Il ne faut pas avoir peur de faire sortir vos émotions.
Il eut une moue dubitative.
— Nous allons faire un exercice, si vous le voulez bien.
Il écouta. Il fit ce qu'elle lui demandait. (Encore une fois il allait faire plaisir à Maman.) Il prit donc le petit fauteuil en mousse qu'elle lui donna et se mit à genoux devant celui-ci.
— Allez-y, tapez. Tapez dessus de toutes vos forces. Plus fort !
Il semblait en effet se prêter de mauvaise grâce à cet exercice, ne montrant aucune énergie ; mais sans se lasser, elle l'encourageait. Et il tapait en se jetant et se courbant sur le coussin. (Il avait l'impression d'être un sale gosse en colère, d'une colère toujours non justifiée, un caprice. Cette colère que sa mère réprimait tellement avant même qu'elle ne sorte, dès qu'elle la voyait arriver.) En fait, il comprenait très bien le jeu : il s'agissait justement de s'affranchir des règles, de briser le tabou.
Mais en ce moment-là il ne ressentait aucune colère ; il avait l'impression de faire un exercice au sport. Il commençait à s'essouffler et à suer, le manque d'entraînement physique… mais il n'avait plus envie de sourire : il se prêtait au jeu. Il prenait ça au sérieux.
— Oui, allez-y. Plus fort, Salvador ! Allez-y, défoulez-vous, sortez-moi cette colère ! Allez-y. Ah, elles vous emmerdent, toutes ces bonnes femmes… elles vous ont empoisonné la vie. Faites-leur payer !
Il ne put s'empêcher de sourire, mais elle ne releva pas et l'encouragea à continuer. Il finit par y mettre toutes ses forces, toute son énergie, mais il dut s'arrêter d'épuisement. Il s'aperçut que son sourire l'avait finalement quitté.
— Alors, vous voyez ? Ça fait du bien.
— Oui, répondit-il, mentant, aucunement convaincu.
L'effort lui avait fait du bien. Le goût de l'effort, la satisfaction de s'être donné à fond (comme il s'était toujours donné aux femmes, cœur, corps et âme) comme quand il ressortait brisé et vidé d'une séance d'arts martiaux (on se bat toujours contre quelqu'un, symboliquement, à défaut de se battre contre quelque chose, faute de pouvoir le matérialiser), mais il n'avait pas eu l'impression de se venger ; il ne ressentait ce jour-là – ni à aucun autre – le besoin de faire payer aux femmes qu'il avait aimées une quelconque souffrance… d'autant que si elles agissaient mal, c'est parce qu'elles souffraient. Lui était un homme, droit dans ses bottes, fort, tenant le cap, assumant comme il l'avait toujours fait toutes ses décisions – y compris la dernière, celle de quitter sa femme – et assumant les conséquences, qu'il ne pouvait pas imaginer en totalité.
C'était sa façon à lui d'être viril. « Même pas mal… » Il ne se souvenait pas si c'était lui ou elle qui avait sorti cette phrase enfantine dans ce cabinet, mais elle revenait souvent dans sa bouche à elle ou sa bouche à lui. Il ne se rendait pas encore compte que cette façon de subir, de résister, était une forme de masochisme ; en fait, il commençait à assumer de plus en plus cette zénitude, cette attitude de vieux sage, de vieux mâle viril, vieillissant, continuant à nier sa souffrance. En fait, il ne l'avait jamais vraiment ressentie, cette souffrance, sauf quand la coupe était pleine, sauf dans les semaines qui avaient précédé sa première consultation avec elle.
S'il avait persisté à dire à sa psy (le petit garçon se rebellait contre Maman, lui tenait tête) qu'il ne ressentait pas de souffrance, elle lui aurait dit « C'est bien pour ça que vous avez senti le besoin de venir me voir et que vous vous êtes effondré… et donc que vous n'êtes pas si fort que ça. » (Il a couru chercher du réconfort dans les bras de Maman.) « Vous ne pouvez pas – personne ne le peut – être fort tout le temps et résister à tout ce que vous subissez. » (Elle soignait les gens en souffrance, c'était son job.) Elle aurait marqué un point. Mais c'était sa psy, pas sa maman : il ne luttait pas contre elle. Il pouvait se barrer quand il voulait. Il payait, il pouvait partir comme et quand il voulait (pas comme avec maman ou les autres « bonnes femmes »).
Il se demandait en ressortant de chez elle alors qu'elle refermait la porte capitonnée sur cet univers feutré, comme la dame qui dit au revoir après une séance agréable, si finalement ça ne lui avait pas vraiment fait du bien. Mais si c'était le cas, ce n'était sans doute pas comme elle le pensait. Elle savait bien que c'était un intello, pas une brute décérébrée (les brutes décérébrées ne vont pas voir les psys, non pas qu'ils n'aient pas de cerveau, mais ils ne savent pas comment il fonctionne et frappent avant de réfléchir, de façon réflexe).
Non, ça avait renforcé sa conviction qu'il avait toujours bien agi envers les femmes, qu'il avait toujours eu raison de ne jamais se laisser emporter à la violence (si ce n'est se mettre à gueuler quand il était à bout), mais n'avait même pas songé à renvoyer la godasse qui avait volé – juste une fois – avec sa première femme.
Et la seconde qui avait cru qu'il était un homme battu… Et puis quoi encore !? Ne pas donner ni rendre des coups, c'est évident ; mais tendre l'autre joue et jouer au martyre, certainement pas. Si l'homme a utilisé honteusement sa force pour dominer la femme depuis les débuts de l'humanité (y compris en utilisant la violence – quoique celle-ci n'explique pas tout – ou alors est-ce que cela remonte à une époque légendaire et immémoriale), il a tout le loisir de l'utiliser pour la maintenir et l'empêcher de se livrer à cette imitation simiesque de l'homme primitif.
Il venait de comprendre ce qui l'avait fait sourire quand il s'était mis à taper des deux poings et avec tout son corps le pauvre fauteuil mou : il se rappelait la scène du film 2001 L'odyssée de l'espace dans laquelle le grand singe, en proie à la colère, se met à taper avec un os long dans chaque main, faisant entrer symboliquement son espèce dans l'histoire de la guerre. C'était la même posture. Il payait une psy pour jouer au singe, au primitif.
Il n'avait pas eu besoin d'elle pour faire le singe ; il faisait ça déjà dans sa plus tendre enfance, et avec le plus grand naturel et avec brio. Quant au primitif… eh bien oui, il venait chez elle pour descendre dans son cerveau le plus archaïque, explorer son inconscient, cette forêt inconnue et sauvage qui se situe encore on ne sait où et se nourrit d'on ne sait quoi. Et quand il se mettait en scène, en fantasme, en train d'attacher une femme vêtue de cuir (l'animalité), il rejouait la première scène de domination que l'un de ses ancêtres avait jouée, en jouissant de réduire au silence cette femelle qui, décidément, commençait à lui casser les couilles et à en prendre un peu trop à son aise. Déjà qu'on avait inventé la parole, et que déjà la gent femelle allait se l'approprier et ne pas être près de la lâcher.
Il s'était mis à se demander, en prenant du recul sur lui-même, pourquoi les mecs – lui compris– finissaient par se barrer, un peu comme le grand mâle se barre après avoir sailli la femelle en chaleur et la laisse se démerder avec la grossesse qui va s'ensuivre ainsi que sa descendance, conséquences de ces quelques secondes de coït. Sauf que les humains du sexe mâle, au XXe comme au XXIe siècles, se barraient au bout de plusieurs années, et pas au bout d'une minute. Même si on mettait de côté le fait qu'au bout de quelques centaines de milliers d'années ils ne pouvaient arriver à leurs fins en quelques minutes comme ils le faisaient au début de leur Histoire – attirés par les phéromones pendant la période propice – mais au bout d'une soirée dans le meilleur des cas, ou de quelques semaines ou mois dans le pire ces cas, ça n'expliquait pas tout.
Il pensait à ce qu'avait dit sa seconde femme au début de sa relation : « Moi, j'ai besoin d'un homme fort, pas d'une mauviette, d'un homme sur qui je peux m'appuyer. » Elle lui montrait ainsi quelle était son image à elle de la virilité. Et dire qu'elle avait été une femme battue par son premier mari, humiliée et rabaissée par son second mec… les femmes ne savent pas ce qu'elles veulent ; enfin, certaines. Mais il n'était pas sûr d'en trouver d'autres. De toute façon, de l'avenir, il s'en souciait plus. Pour le moment.
Bien sûr, il avait compris depuis peu pourquoi dominer en fantasme une femme soumise lui faisait bien moins d'effet que de soumettre une femme dominatrice, fantasme suprême. Il avait compris également en quoi une femme (plutôt au rôle dominateur juste avant) qui recevait sans broncher un châtiment corporel (comme O dans une scène du film Histoire d'O n°2) à la fois prouvait sa tendance masochiste, mais surtout montrait, par sa résistance à ce traitement, à la douleur, qu'elle se virilisait et cherchait à prouver qu'on ne pouvait avoir de prise sur elle, puisque premièrement elle aimait ça, et deuxièmement elle résistait à tout et ne cédait pas (pas de larmes, pas de supplications, pas d'implorations pour faire céder le châtiment : pas de domination, donc).
Lors d'une séance suivante (pas une séance sadomasochiste : une séance de psychothérapie… même si parfois il avait l'impression qu'avec ses « défenses » (une certaine façon de résister) se rejouait un peu un jeu de lutte homme/femme… (Maman veut me faire parler, veut que je lui dise la vérité ; elle ne supporte pas que je lui mente, veut tout savoir et prétend avoir toute information, un peu comme Dieu… et moi j'essaie de lui cacher des choses, je fais parfois semblant d'être d'accord, je dissimule : tu peux courir, tu ne connaîtras pas tout de moi, tu ne sauras pas tous mes secrets).
Après qu'il eut conté une de ses expériences amoureuses désastreuses vécue à l'âge de vingt ans, elle lui dit :
— Finalement, vous n'avez toujours eu que des femmes malveillantes dans votre vie.
Bof, avait-il minimisé ? Non, il ne voyait pas ça de façon si noire. Elles n'étaient pas comme ça. Pas des sorcières. Certaines l'avaient aimé, avait cru faire son bien. Maladroites sans doute. Manquant de psychologie, certainement. Ayant essayé de l'emmener là où cela les arrangeait qu'il aille. Dans leur zone de confort à elles, un peu moins à lui.
Sa psy se comportait en salvatrice ; elle était la gentille fée, la gentille maman nourricière, attentionnée, attentive au moindre de ses besoins, de ses envies. La mère originelle. Et les femmes de sa vie étaient malveillantes, s'étaient mal comportées avec lui.
Il trouvait ça un peu injuste, un peu trop tranché, trop manichéen.
Il y avait la maman disparue, la fameuse reine-mère morte trop jeune, qui ressuscitait… enfin, qui apparaissait dans sa vie, et qui lui faisait voir qu'il n'avait eu que des marâtres malfaisantes qui ne l'aimaient pas, ne l'avait pas vraiment aimé. Peut-être avait-il besoin de cette régression, avait-il besoin de redescendre dans cette enfance si lointaine, mais qu'il avait pour l'essentiel oubliée. Il ne lui restait que des impressions.
Il repensait pourtant à la phrase qu'il avait tenu à dire à sa seconde femme juste avant qu'il n'arrive à lui annoncer qu'il allait la quitter ; et c'était une drôle d'introduction, une drôle de mise en bouche. Elle avait été prononcée au début d'un repas. Un des derniers pris ensemble.
Il lui avait dit « Je te serai toujours reconnaissant ; je te dois d'être devenu celui que je suis devenu. »
Maintenant il y repensait, et sa réflexion – avec plusieurs mois de recul – sur cette tirade était : « Non, mais je suis con : je la remercie. Je la quitte juste après l'avoir remerciée. Tiens, pour te remercier de tout ce que tu as fait pour moi, je te laisse. Bye bye. » Le pire, c'est qu'il avait dit ça en pensant être gentil, mu par une sincère gratitude. Avec le recul, il se disait que c'était une vraie vacherie. Ça aurait pu ressembler à une vengeance.
« Je me suis rebellé près de quinze ans après contre l'idéal masculin auquel elle voulait que je colle, parce que je venais de comprendre, quinze ans après, que cet homme qu'elle voulait que je sois ce n'était pas moi, et je lui dis que je la remercie pour m'avoir coaché, pour m'avoir fait ressembler à un homme que je ne suis pas au fond de moi-même. Comme si j'avais joué une comédie, comme si j'avais joué un rôle qui ne me convenait pas. Merci de m'avoir montré la voie, je t'en suis reconnaissant. Mais ça n'est pas la bonne, pas la mienne. » Elle avait dû penser « J'en ai fait un homme ; il était peureux et pleurnichard, et maintenant qu'il a assez de force pour voler de ses propres ailes, il quitte le nid. »
Oui, il quittait Maman. Plus besoin d'elle. Bye bye.
Elle l'avait sans doute aidé – ne serait-ce que grâce à cette relation sécurisante, du moins au début – à trouver en lui un certain courage vis à vis de la vie. Il n'avait plus peur depuis longtemps de la vie, ni de la mort, ni de l'avenir. Mais il s'était rendu compte – trop tard – qu'il s'ennuyait, que l'avenir n'était pas si anxiogène, mais plutôt triste et sans espoir.
Pour diverses raisons (qu'il subodorait mais auxquelles il n'avait pas accès totalement), elle avait fini par perdre toute son énergie, tout courage, tout espoir. Comme s'il y avait eu avec les années un transfert d'énergie et de vie, un peu comme ça se passe dans Le portrait ovale d'Edgar Poe.
Elle avait voulu qu'il devienne un homme fort, viril, sur lequel on pouvait s'appuyer (du moins, qu'il colle à l'image de son homme idéal), ce qui était arrivé, semble-t-il. Et pourtant, au lieu de s'épanouir dans le rayonnement de cet homme qu'elle aimait plus que tout (disait-elle en tout cas), elle s'était effondrée, lui donnant l'impression qu'il ne pouvait rien pour elle, qu'elle ne lui était d'aucun secours.
Elle était devenue souffreteuse, valétudinaire, donnant l'impression qu'elle était dans un tunnel qui n'avait pas d'issue. Et tout ce qu'elle avait prédit à demi-mot était survenu. Rien que le fait de l'avoir évoqué de façon répétitive tout au long de ces années l'avait sans doute fait fuir.
Maman était dépressive, et il n'avait eu de cesse de rêver l'avenir hors de la maison, de se projeter à l'âge adulte dans une vie où il aurait rencontré une femme et aurait fondé un couple heureux et joyeux. « L'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. »
Son père à elle – le père, ce héros, ce fantôme – l'avait déjà quittée il y a près de quarante ans, disparu une nuit, fatigué mais dans la force de l'âge.
Il était las de tout ça.
« Ça, c'est son histoire ; elle lui appartient. Ce n'est pas la vôtre. » lui répétait sa psy.
Il ressortit de cette séance un peu déprimé.
À la fin de la séance, elle avait l'habitude de lui demander comment il se sentait. Parfois il ressentait du mieux, c'est vrai, comme un peu soulagé de s'être délesté d'un fardeau trop lourd à porter. Mais parfois il se sentait pire, ayant remué des choses en lui jusqu'à les ramener à la surface de sa conscience, des choses pas agréables à regarder. Il paraît que c'est normal. N'empêche… Ce n'est pas qu'il se culpabilisait davantage, ou autant, non, mais il avait du coup un regard plus pessimiste sur lui-même et sur son avenir. Il avait peur d'être l'objet d'une fatalité, un personnage de tragédie.
Bien sûr, elle lui expliquait, elle, que la psychothérapie était là pour que le patient comprenne mieux ce qui se jouait en lui, et pourquoi ; et donc casser ce cycle sans cesse recommencé. Ne pas recommencer. Non, il n'était pas là pour promettre à Maman qu'il ne recommencerait pas.
Ce jour-là – mais en fait ça avait toujours été le cas – il se révoltait contre ce schéma qui réduisait l'amour à une utilisation réciproque, soit alternante, soit simultanée. Pourtant c'est lui qui avait parlé des années avant – en parlant de leur couple – d'équipe. Nous sommes une équipe. L'entraide. Chacun aidait, épaulait l'autre. Et ça avait été le cas au cours des diverses épreuves qu'ils avaient traversées, un peu chacun leur tour, dans des tourmentes avec leur famille respective.
[Même si cette vision pouvait être un peu biaisée : le couple créait une interaction avec la famille, et c'est le couple même – le fait d'être un , cette relation amoureuse, cette interrelation – qui, dérangeant l'équilibre relationnel précédent au sein de ces familles, provoquait une tourmente qui pouvait aller jusqu'au chaos. Où était la responsabilité individuelle là-dedans ? C'était complexe.]
Mais ses fantasmes sadomasochistes ne constituaient-ils pas une version érotisée de cette « utilisation » ?
Quand l'homme désirait le corps de la femme en tant qu'objet – voire une partie de son corps (fétichisme assez banal des seins, des fesses, ou autre –, n'était-ce pas le fantasme d'une utilisation ? Et quand une femme faisait la même chose avec un homme (ah, le fameux jeu où la femme attache l'homme et joue avec lui… avec ses désirs à lui, d'ailleurs, plus qu'avec les siens propres), c'était la même chose.
Et quand son ex-femme inventait une vie antérieure, idéale, conforme à la vie qu'elle aurait souhaitée avoir (quand elle faisait croire à d'autres, par exemple, qu'ils avaient toujours été ensemble, mariés depuis trente ans, quatre enfants ensemble…), elle l'utilisait aussi ! Même si c'était moins érotique… Et lui, pour ne pas la trahir, en proie à un conflit de loyauté, se taisait, se faisant complice de cette mystification. Il l'encourageait presque dans cette quasi-mythomanie. Il se disait qu'elle avait des blessures narcissiques, et que ce petit jeu « innocent » apaisait ces blessures.
Mais voilà : aujourd'hui, il avait provoqué à nouveau une rechute du syndrome d'abandon. Elle devait se sentir à nouveau prisonnière de cette fatalité. « Mais c'est son histoire. » avait dit sa psy. Chacun sa merde. Chacun sa vie. À un moment donné, il faut penser à soi ; chacun doit vivre sa vie.
Au moins, au cours des jeux SM, le début et la fin sont programmés, connus d'avance, et chacun accepte son rôle. La femme prête son corps le temps de la séance. Et il n'y a pas de souffrance quand ça prend fin. En principe. La séance est terminée ! Non, ses séances de psychothérapie n'étaient pas annoncés avec une telle brutalité. D'abord il regardait sa montre, toujours stressé par le temps. Et puis, en femme bienveillante, elle disait de sa voie douce, posée, apaisante « Bon, je vous propose d'en rester là pour aujourd'hui. » C'est certain : toutes les professionnelles avaient dû apprendre à annoncer cette fin-là. Bien mieux que la mort qui ne s'annoncerait sans doute pas quand elle allait arriver.
Ses relations actuelles avec sa femme – qu'il venait de quitter – bien qu'épisodiques, lui étaient parfois très pénibles car certaines entrevues étaient plutôt houleuses, même s'ils ne revenaient que rarement sur leur relation (passée). Elle n'était pas en état d'entendre (au sens qu'elle n'aurait pas compris tout ce qu'il comprenait, lui, au fur et à mesure de sa thérapie) ce qu'il découvrait avec retard sur les causes de l'échec de leur relation.
Bien entendu, elle n'avait jamais rien su de ses fantasmes sadomasochistes, car il avait senti depuis le début qu'elle ne les partagerait pas. Et puis les fantasmes sont faits pour ne pas être réalisés. Et désormais, plus il repensait aux compliments qu'elle lui faisait au temps de leur amour, moins il ne les supportait rétrospectivement : cette image d'homme idéal, l'homme idéal qu'elle avait trouvé – alors qu'elle avait pensé qu'elle ne le trouverait jamais, voire que ça n'existait pas –, cet homme droit, loyal, exceptionnel, gentil, attentionné, attentif, altruiste… Avec les années, attentionné, il l'était devenu beaucoup moins ; mais c'est comme si elle ne s'en était pas aperçu.
Pour lui, ça se résumait à ça : il avait juste été amoureux, et il ne l'était plus. Si elle lui avait suffi, et si cet amour l'avait rempli durant plusieurs années, ce n'était plus le cas ; mais elle semblait ne pas l'avoir remarqué durant leurs dernières années de vie commune. Elle avait continué à le considérer comme un mari loyal et dévoué, et surtout exceptionnel. Et ce jour-là, alors qu'elle l'avait entraîné sur le sujet de leur relation terminée, il s'était mis soudain en colère ; il avait éclaté (était-ce parce qu'elle lui reprochait en sous-entendus son départ, exprimant une fois encore son incompréhension ?) :
— Tu m'as mis sur un piédestal ; tu disais que j'étais exceptionnel. Eh bien tu vois, je suis un homme banal, un homme comme les autres : je t'ai quittée comme le font les autres !
Et il pensait, en même temps, sans oser aller jusqu'à le lui dire « Ne me regrette pas ; tu vois, il n'y a pas de raison. »
Pourquoi ce qui n'avait été longtemps qu'une simple gêne, un simple malaise, quand elle allait jusqu'à vanter en sa présence son homme à d'autres personnes – des femmes en particulier – provoquait cette colère qui explosait comme une bombe à retardement ?
Vous ne l'intéressez pas, Mesdames, il n'aime que moi. Et lui, de façon plus ou moins consciente, pensait « En es-tu si sûre ? Qu'est-ce qui te permet d'être si sûre de toi ? Qu'est-ce qui te garantit que ça durera toujours ? » Prenait-il ça alors comme un défi inconscient, comme une affirmation envers les autres qui lui était peut-être destinée : « Ose prétendre le contraire. N'est-ce pas que tu ne partiras jamais avec quelqu'un d'autre ? Tu m'aimes, je ne sais pas pourquoi, mais tu m'aimes… et puis tu as promis, tu as une dette envers moi. »
— À quelle dette pensez-vous ? lui demanda sa psy.
— Je ne sais pas… Je ressens… un peu comme la dette que peut ressentir un fils envers sa mère : tu m'as donné la vie, tu m'as nourri, éduqué…
— Elle vous a donné la vie, elle ? Elle vous a éduqué ?
— Donné la vie… non. Enfin, pas vraiment. Quand je l'ai connue, je me sentais très mal, ayant été quitté, je me sentais abandonné, perdu…
— Elle vous a recueilli ?
— Sentimentalement parlant, oui… peut-être symboliquement. Je n'étais pas suicidaire, quand même pas… mais j'avoue que je n'avais plus vraiment d'élan vital…
— Et l'éducation ?
— Comme je l'ai déjà dit, elle m'a redonné de la confiance en moi…
— Avec l'amour… l'amour de maman…
— Oui, un peu comme ça… Mais comme j'ai dit la fois précédente, elle pensait avoir fait de moi un homme… enfin, un homme conforme à son idéal d'homme.
— Comme si vous étiez son fils !
— Oui, c'est un peu à ça que je pense… à ce que je pense de plus en plus. D'autant qu'avec notre différence d'âge…
— Mais le fils, une fois adulte, élevé, il s'en va, il quitte sa mère.
— Oui, c'est fatal… enfin, c'est inévitable, c'est une fatalité.
— Et vous l'avez quittée quand elle est devenue souffreteuse, comme une maman qui n'assure plus son rôle de maman…
— Oui, peut-être…
— C'est sûr !
— Sans doute… en tout cas, ça lui ressemble. Mais ce que je veux dire aussi, c'est qu'elle me comparait souvent à son fils, le donnant en modèle…
— Ah, intéressant !
— Oui, d'autant qu'elle l'a élevé seule…
— Encore plus intéressant… ajouta-t-elle souriant.
— Mais ça, ça avait de plus en plus le don de m'énerver. Son fils n'est pas moi : nous ne sommes pas de la même génération, et même s'il n'a pas eu de père, il a dû se trouver d'autres figures paternelles : des potes, des pères de ses potes, que sais-je… Et vas-y : « Lui fait comme ci, lui ne fait pas comme ça… »
— Ça vous rappelle quoi ?
— Ça me rappelle quand ma mère me comparait à mon grand frère, me le donnant comme modèle, lui, le frère sage, sérieux, trop sérieux… (ça ne l'avait pas beaucoup aidé…)
— Ça vous renvoie encore à maman.
— Oui…
Il commençait à ressentir de l'énervement.
— D'autant que voulant que vous ressembliez à son fils, elle faisait comme si vous étiez un autre de ses fils…
— Oui… Et en plus, elle aurait voulu – elle avait le fantasme – qu'il me considère un peu comme son père. Mais lui ne me considérait pas comme son père. Son père, il en a un, et comme j'ai dit, sans doute d'autres modèles plus constructifs pour lui. Il me considérait comme son beau-père, le mec de sa mère… ce que j'étais. Elle allait jusqu'à prétendre que lorsqu'il parlait d'elle et de moi à d'autres personnes, il disait « mes parents » ; je ne l'ai jamais crue !
— Oui, ça allait loin, dites donc…
— Oui, en effet… Et je me suis échappé, j'ai fui… comme lui. Son fils est parti ; il a pris son indépendance dès ses vingt ans.
— Oui, je comprends… Donc, tout ça vous a énervé, vous vous êtes rebellé.
— Oui.
Il en avait marre de dire oui…
— En somme, vous vous êtes conformé à ce qu'elle voulait que vous soyez, et…
— Je suis qui je suis ; je ne me renie pas, je ne renie pas mon caractère ni mes idéaux !
Il avait sorti ça d'un ton un peu sec, un poil courroucé.
— En tout cas, vous avez accepté – peut-être malgré vous, sans vous en rendre compte – ce rôle qu'elle voulait que vous preniez. Et voilà où ça vous a mené… où ça vous a mené tous les deux.
— En effet. J'en ai pris conscience tardivement.
— Et vous qui avez écrit des histoires érotiques… pour vous défouler, des histoires avec des scenarii à thèmes sadomasochistes, vous n'avez jamais eu l'idée de la basculer en travers de vos genoux et de lui mettre une bonne fessée ?
Il fut très surpris, et répondit du tac au tac presque en riant :
— Ça, c'est pas possible : elle n'a pas de fesses !
— C'est amusant, ça… Bah oui, c'est une « maman ».
— Non, c'est la vérité : elle a des hanches un peu larges, mais un derrière tout plat. Pas de fesses, quoi.
— Pas de bol ! Comme on dit, pas de pot… ou pas de cul !
— Très drôle… Oui, ça explique son destin.
— Peut-être…
— Ah, ça fait du bien de rire… Vous voyez, ce n'est pas toujours triste, ces séances.
En effet, il la quitta cette fois d'humeur plutôt joyeuse ; ou était-ce parce qu'il s'était soulagé d'un poids ? Le poids d'une certaine culpabilité. Il se rendait compte qu'il n'avait pas que des torts. Cette relation avait fini par être délétère pour lui.
La fois suivante ils reparlèrent de virilité, de l'image que lui en avait, et de l'idée que son ex-femme en avait. Elle le questionna, et ses questions tournaient autour de l'image qu'il avait de lui-même.
À un moment donné, soudain elle s'étonna :
— Mais vous n'avez pas quelques bons copains avec qui vous pouvez allez boire quelques bonnes bières ?
— Bof, moi, aller au bistrot avec des potes, ça n'est pas mon idéal de vie…
— Oui : votre image… toujours le qu'en-dira-t-on. Mais pourquoi ne pourriez-vous pas faire ce que font la plupart des hommes, aller boire un coup, parler des femmes et…
— … et de bagnoles ? Oui, je sais : franchement, j'ai passé l'âge ! Ça, c'était quand j'étais un étudiant encore boutonneux, un mec qui fanfaronnait avec les autres, parlant de ce qu'il ne connaissait pas encore : de la femme idéale, c'est à dire du physique, les gros nichons, les gros culs… La femme-objet, quoi !
Il avait sorti ça de façon un peu provocatrice, presque agressive.
— Peu importe le sujet des conversations ; je voulais dire sortir entre mecs, entre potes…
— Ben non… Mais je pratique toujours les arts martiaux ; il y a très peu de femmes aux cours, et ça, c'est viril !
Elle avait bien saisi le ton ironique de ces propos, mais elle ne releva pas. Elle n'avait sans doute pas l'impression d'avoir commis une maladresse : comme toute psy, elle se disait que chaque réaction de son patient était intéressante et informative. Mais avait-elle encore à apprendre quelque chose de ce registre sur lui ?
Lui, par contre, se demanda à ce moment quel était son idéal masculin, son idéal viril à celle-là ? Car elle était très douce, et il se disait que si elle avait commencé une carrière de psy à son âge (elle devait tout juste avoir cinquante ans, peut-être moins) c'est que, comme beaucoup de monde, elle avait dû souffrir dans sa vie (enfance, jeunesse, peu importe…) et que ça avait dû la pousser à comprendre pourquoi.
En tout cas, quel que soit ce qu'elle avait vécu (ce qu'il ne saurait jamais), il n'arrivait pas à l'imaginer comme une féministe enragée. Bien entendu, ce n'était pas parce qu'elle lui avait renvoyé une image qu'il trouvait plutôt caricaturale de la virilité et de l'homme – un peu cliché pour tout dire – qu'elle était de ce genre de femme qui aime les « mauvais garçons » (les mecs machos, autoritaires, voire brutaux et misogynes).
Ça l'avait toujours navré qu'il y eût des filles comme ça, encore maintenant.
Sans même parler de cette période, vers la fin de ses études où, amer parce qu'il se voyait avec l'étiquette « gentil » et qu'il avait eu l'impression, après deux ou trois déceptions sentimentales, que les filles n'étaient pas séduites par les mecs « gentils ». Il se rappelait comment il avait ri avec sa meilleure amie d'alors en pastichant un humoriste et sa façon à tourner en dérision le mot « gentil », montrant combien ce qualificatif dans certains contextes – et dans la bouche de la fille qu'il n'intéressait pas – semblait désigner le garçon serviable, un peu benêt, qui se faisait manipuler, qui rendait tous les services possibles, mais ne recevait jamais rien d'autre, en retour, qu'une minimale sympathie.
Dans une tragédie ou une comédie, ce personnage pouvait au mieux être l'oreille attentive, l'épaule accueillante qui meublait un vide au cours d'un passage difficile pour une femme qui se remettait mal de son dernier chagrin d'amour, quand c'était une femme « innocente », ni malveillante ni bienveillante.
Mais il y avait aussi des femmes qui utilisaient un garçon le temps d'une soirée ou de quelques semaines pour rendre jaloux un autre homme, que cette relation utilitaire soit effective ou qu'un petit jeu de séduction un peu malsain, une manipulation, ou dans le meilleur des cas purement égoïste.
Il lui était arrivé au moins deux fois – sinon trois – d'être victime de ça, ce qui n'était sans doute pas arrivé qu'à lui. Mais la plupart du temps, ce rôle que la fille faisait jouer au garçon n'était pas un processus volontaire et conscient, il fallait bien l'admettre. Et puis c'était très certainement arrivé dans les deux sens, comme dans On ne badine pas avec l'amour, cette pièce d'Alfred de Musset.
Est-ce que ce genre de situation avait pu faire naître dans le fin fond de son inconscient un désir de vengeance qui pouvait s'être mû en fantasmes sadomasochistes ? C'est possible. En tout cas, il n'avait pas besoin de sa psy pour le lui expliquer ; il l'avait très bien compris tout seul.
Il se demandait par moments s'il avait encore besoin d'elle. Ça l'attristait parfois de le penser. À d'autres moments il ressentait de l'énervement en entendant ses raisonnements, et il se disait qu'elle ne lui apporterait plus grand-chose, du moins sur beaucoup de sujets : il avait eu la réponse à beaucoup de questions qu'il s'était posées. Et sur celles qui restaient, il avait l'impression qu'il n'avançait pas. Comme si elle n'était pas pressée de les aborder.
Il se disait qu'il avait tort de lui attribuer ces intentions. C'était idiot. Mais peut-être que, tout simplement, il n'aimait pas être dirigé ; ou qu'il ne le supportait plus, ce qui y ressemblait de près ou de loin.
Ses émotions s'étaient taries, son émotivité avait « guéri » ; il cicatrisait.
Mais restait sa colère qu'il exprimait encore de temps en temps quand il racontait ses échanges houleux, voire douloureux (et sans doute culpabilisants) avec son ex-femme.
La séance suivante il arriva très détendu. Il se sentait comme détaché. La séance avait l'air de l'ennuyer comme si elle ne le concernait pas, ou si peu. Bien entendu, elle le remarqua et lui en fit la réflexion. Elle lui exprima une hypothèse : il allait beaucoup mieux, ce qui était sans doute le cas. Mais elle ajouta que, peut-être, c'était de sa part l'expression(consciente ou non) d'une défense par rapport au processus de thérapie. « Une résistance ? » pensa-t-il, mais il préféra se taire.
Elle devait trouver qu'il avait un petit sourire ironique. « Le garçon fait sa crise d'adolescence et se rebelle contre maman, la rejette. Il est en quête d'un processus plus viril ; il recherche un modèle d'identification masculine, un père, qu'il ne peut se représenter. Hypothèse, encore une fois. Partiellement vraie, comme toute chose, bien entendu. » Elle le regardait de ses yeux clairs, calmes et doux, avec un air de confiance. Elle avait confiance en lui. Bien plus qu'il avait confiance en elle, finalement.
Il était venu la voir un soir d'hiver, surtout pour vider son sac, se sentant sur le point de basculer, mais il n'avait rien imaginé, rien projeté, sans véritable espoir que son état s'améliore à court terme.
Il n'imaginait jamais l'avenir ; il en était bien incapable ; pour lui, c'était un exercice pénible qu'il refusait parce qu'il ne lui apportait aucun plaisir. Il préférait ne rien espérer, et découvrir ; se faire charmer par les surprises qu'apporte la vie, les belles surprises. Quant aux mauvaises, il valait mieux finalement qu'elles restent des surprises, car si les mauvaises choses devaient arriver, il valait mieux ne pas les connaître à l'avance, histoire de ne pas se gâcher le présent.
Il devait cependant avouer qu'elle avait gagné sa confiance, puisqu'il allait beaucoup mieux. Il se rendait compte qu'elle l'avait fait avancer dans le traitement de son mal-être ; elle avait obtenu des résultats.
Innocente, elle le regardait, assise dans son fauteuil tout simple mais moelleux. Ses longs cheveux (qu'elle n'avait sans doute pas coupés depuis des décennies) tombaient sur son dos, de côté, d'un gris si clair qu'ils avaient dû être très blonds. Elle portait une jupe assez courte qui remontait haut dans cette posture, montrant sans pudeur – mais sans malice ni indécence – sa cuisse si féminine.
Oui, elle avait confiance en lui, ce garçon si sensible, si plein de principes, ce quinquagénaire qui n'avait jamais renoncé à son adolescence d'éternel romantique, qui n'était pas sans défauts puisque tous les êtres, aussi bons, aussi droits fussent-ils, étaient mus par leurs pulsions, leurs émotions, positives ou négatives, mais parfois violentes, comme le petit garçon qui pique sa colère.
Et ce garçon avait exprimé sa colère enfouie tout au long de ces années en s'épanchant par écrit, en écrivant des histoires érotiques, voire pornographiques, se défoulant en mettant en scène ses fantasmes sadomasochistes – peut-être éculés mais pleins de vitalité –, toute sa vitalité mêlant de façon non distincte Eros et Thanatos.
En ce jour, il ne ressentait plus de colère ; il souriait, comme si tout ça l'amusait. Mais cette attitude semblait l'agacer, elle. Pour elle, il y avait de la colère en lui, et comme d'habitude il faisait semblant, il jouait un rôle de composition, il faisait le clown comme il l'avait fait dès sa plus tendre enfance.
Il se disait qu'elle était à côté de la plaque. C'était une obsession chez elle.
— Vous y tenez… lui dit-il, presque moqueur.
— Elle est en vous, cette colère, Salvador. Tant que vous n'arriverez pas à la faire sortir, tant que vous la réprimerez, elle vous bouffera de l'intérieur, elle agira dans le fin fond de votre inconscient, et votre esprit ne vous obéira pas ; il vous échappera. Du moins, parfois.
— Mais quelle colère ?
— Mais cette colère contre la femme, cette colère rentrée, contre ces mauvaises femmes qui vous ont fait du mal, vous ont nui en prétendant vous aimer, en prétendant faire votre bien.
— Mais je ne ressens pas de colère, à la fin !
— Vous voyez ? Il y a une contradiction complète entre ce que vous dites et le ton sur lequel vous l'exprimez.
— Bon, c'est assez.
Il se leva d'un bond. Sa psy resta assise, un peu surprise, mais avec un petit air énigmatique, une espèce de jouissance réprimée, celle de celui ou celle qui a gagné, qui vient de prouver qu'il a raison. Mais alors qu'elle s'attendait à ce qu'il parte, claque la porte, mettant fin ainsi à sa séance – et peut-être à sa thérapie – sur un coup de sang, un coup de tête, elle fut encore plus surprise et saisie. Saisie au sens propre par une main ferme qui lui avait attrapé le poignet gauche et l'avait levée de son fauteuil avec une force et une énergie qu'elle n'avait pas soupçonnées.
Il se rassit brutalement, sans l'avoir lâchée, si bien qu'entraînée comme dans un kokyu nage elle tomba en avant en poussant un cri, à plat ventre en travers de ses genoux. Ça n'avait duré qu'une seconde à peine, mais le mouvement avait été précis, comme celui d'une horloge parfaitement réglée, ou l'action mille fois répétée d'un aïkidoka à la tête froide et sûr de lui.
Il avait lâché son poignet. Ses deux mains avaient brutalement remonté sa jupe, pratiquant un léger effort pour la faire passer au-dessus de la croupe, et ensuite pour baisser ensemble collants et culotte. Son bras gauche ceinturait désormais sa taille, maintenant par là même la jupe pour l'empêcher qu'elle puisse la redescendre dans un geste de pudeur. Sans même une seule seconde d'arrêt, sa main droite fit pleuvoir des claques sonores sur ses deux fesses, deux parfaites jumelles qui prirent leur traitement de façon parfaitement équitable et à un rythme rapide, soutenu, énergique. « Pas de jalouse ; pas d'injustice. »
— Ah, je ne fais pas sortir ma colère ? Ah, je ne l'exprime pas ? Ah, je suis trop gentil, trop compréhensif ? Eh bien la voilà, Anabelle, ma colère ! Elle sort, elle s'exprime, elle exulte !
Prenez ça pour toutes les femmes, toutes celles qui m'ont empoisonné la vie !
« Je vais vous en foutre, moi, de la virilité ! »
— Ça, c'est la colère d'un mec, d'un homme : c'est pas une fessée de maman !
— Arrêtez, Salvador, arrêtez ! Les fantasmes ne sont pas faits pour être réalisés…
— Je ne réalise pas mes fantasmes : j'arrête de rigoler, je m'exprime, j'exprime ma colère !
— Aïe, aïe, aïe ! Arrêtez !
La fessée ne dura même pas une demi-minute, et il ne prit pas le temps de s'extasier sur la rougeur que les rotondités sœurs avaient pris en si peu de temps, pas plus que sur la forme, la beauté ou la laideur des fesses plutôt élégantes de cette femme douce, intellectuelle et gracieuse.
Il n'en avait plus rien à foutre !
Il sortit et claqua la porte, sans même s'inquiéter de savoir si elle s'était relevée, alors qu'il l'avait littéralement fait bouler sur la moquette épaisse ; en fait, elle s'était écroulée comme une poupée de chiffon. Il ne s'est pas soucié non plus du risque de tomber sur le patient suivant dans la salle d'attente qu'il devait traverser en sortant de ce tout petit cabinet.
Il partit. Quitta son passé.
Il ne ressentit plus jamais de fantasmes sadomasochistes.
Il lui envoya par la poste un chèque en règlement de sa dernière séance, accompagné d'un mot d'excuses.
Il s'attendait à voir débarquer les flics un beau matin chez lui, ou à recevoir une convocation.
Il n'en fut rien.
Merci Anabelle.
Grâce à toi, je suis guéri.