Le trou du cul du monde
Charline8825/06/2022L'arrivée
Volet I / Partie 2
Une semaine déjà que je vis au rythme des portes qui s'ouvrent et se ferment sans que j'aie aucun accès à leurs serrures ! Mais ce matin, je vais traîner mes gambettes pour la première fois dans la cour de promenade. J'ai un petit pincement au cœur au moment de franchir le seuil de ce minuscule espace un peu plus vaste qui doit offrir de quoi se dégourdir les guitares. Il y a dans les rangs de celles qui sortent une quinzaine de filles. Je suis lâchée dans ce rectangle sans trop savoir comment les autres, toutes inconnues, vont m'appréhender. De suite, une nuée de jeunes femmes s'agglutine autour de cette nouvelle que je représente.
Une nana me tend une cibiche. Je décline la clope puisque je suis et j'ai toujours été non-fumeuse. Puis c'est l'avalanche de questions. Tout y passe : d'où je viens, qui je suis, et une – plus précise, émanant d'une brune très jeune, une gamine – qui me somme de répondre afin de savoir si c'est bien moi dont les journaux font les gros titres. Comment répondre, puisque de toute façon je n'ai plus accès à un quotidien ni à un journal quelconque depuis que je suis dans ce merdier. Mais dans les yeux de la femme, je lis presque de la haine. Pourquoi ? C'est un grand mystère. Les autres la prénomment « Josette », et apparemment, elle fait la pluie et le beau temps sur l'étage.
Devant mon mutisme, elle devient plus vindicative, et je sens monter une sorte de tension. D'autres jeunettes sont revenues pour entourer celle qui me fait face. Je ne suis sans doute pas de taille à tenir tête à cette Josette, et encore moins si les autres se mettent en meute. Je fais profil bas. Mais elle insiste et je sens poindre l'incident. C'est une ancienne qui vole à mon secours :
— Bon, les jeunes, laissez-la tranquille. Elle va passer des années à l'ombre. Vous aurez mon âge quand elle pourra espérer sortir. Alors foutez-lui la paix. Et puis… c'est chacun ses affaires ; la sienne ne vous regarde pas. Vous savez bien le dire, non ? Chacun sa merde ! Elle ne fume pas et vous n'aurez pas de shit avec celle-là. En plus la matonne du mirador nous observe attentivement, et tu sais que les surveillantes t'ont dans le collimateur, Josette. Chaque rapport qui monte au prétoire te retire des réductions de peine. Comment pouvez-vous être aussi bêtes ? Enfin, faites comme vous le sentez ; mais à votre place je me tiendrais à carreau. Un jour de réduction de peine en moins, c'est un jour de taule de plus à se taper.
— Ouais… Mylène a raison, les filles. J'ai pas envie de me taper huit ou dix jours de plus dans cette ratière. Fais comme tu veux, Josette ; moi, je ne te suis pas sur ce coup-là. En plus, ça se voit que cette mémère n'a pas une thune.
— C'est bon. Vous êtes toutes des lâcheuses ! Mais toi, la nouvelle, tu ne perds rien pour attendre.
—… ? Je ne sais pas de quoi tu parles. Je ne pige pas ce que tu me veux. Je ne t'ai rien fait.
— Ouais, c'est bon, on se reverra.
Ouf ! La tension retombe, et c'est l'instant précis où la porte d'accès à la cour livre le passage à l'une des gardiennes. Elle fait du regard le tour de la cour, puis ses yeux s'arrêtent sur ma petite personne.
— Laurence Morin… parloir avocat !
— …
— Eh ben, vas-y, ma grande ! Ton baveux veut te causer. Sors de cette fichue cour. Tu viens d'échapper à la troupe des toxicos. Vas-y ! Et fais gaffe à toi.
— Merci… Mylène, c'est bien ça ?
— Ça va ! Passe le bonjour à ma copine Jeanne.
Je suis la surveillante, et avant d'entrer dans une cabine aménagée en bureau, j'ai droit à une fouille à corps. Comme le jour de mon arrivée, je dois me mettre à poil devant une femme. Celle-ci aussi, gantée, si elle ne me doigte pas, tripote minutieusement mes fringues. Comme si j'allais prendre en otage l'avocate qui vient pour me défendre ! Je deviens rouge de honte et subis sans dire un mot, mais les dents serrées. Et après un rhabillage hâtif, me voilà en présence d'une femme d'une quarantaine d'années. En tailleur chic, elle m'observe alors que j'avance dans sa direction.
— Madame Morin Laurence ?
— Oui.
— Je suis maître Ducard, Célia Ducard.
— Heureuse de faire votre connaissance, Maître, bien que les circonstances…
— Oui ; une éducatrice m'a transmis votre demande d'assistance. Alors je suis passée au palais pour obtenir les éléments de votre dossier. Je ne vous cache pas que c'est… mal parti.
— Mal parti ? Mais je n'ai rien fait de ce dont on m'accuse. Je vous assure.
— Asseyez-vous et bavardons, vous voulez bien ?
— Oui… oui ! Je vais tout vous raconter. Après vous vous ferez une idée de ce qui peut m'arriver. Mais je n'ai absolument pas tué Pierre.
— Bien ! Je vous écoute donc ; et n'omettez aucun détail. Le plus insignifiant peut avoir une importance capitale. Dites-moi avec exactitude le déroulé des faits comme vous l'avez, vous, vécu. La version de la police ne vous concerne que pour vous mettre en accusation.
Je ne garde de l'entretien aucune notion de temps. Ma longue diatribe n'est pas du tout interrompue par cette avocate qui prend des notes. Elle revient parfois sur un mot, une phrase. Lorsqu'enfin je pense en avoir terminé avec mon récit, elle me reprend pour quelques précisions dont je ne pige pas toujours la subtilité. Elle me demande aussi des renseignements sur mon amant. Je me refuse toujours à lui fournir le nom de cet homme. Pourquoi donc cette Célia insiste aussi lourdement ? Mais, lentement, je la sens plus encline à me croire. Quelque part, mes assertions ont fait mouche.
Lorsque notre entretien se termine, elle semble contente. Mais pas totalement satisfaite puisque je n'ai rien dévoilé de celui avec qui j'ai passé la nuit. Je lui réitère ma confiance en cet homme et lui redis que je suis certaine qu'il ira voir la police. Que le malentendu qui m'a conduite entre ces murs va se dissiper rapidement. Par contre, elle ne semble pas aussi persuadée que je le suis de la probité d'un type qui a dû lire les journaux et sait donc depuis un bout de temps que l'on me met tout sur le dos. Elle se doute bien que j'ai une bonne raison de ne pas le mettre sur la sellette. Laquelle ? C'est ce qu'elle ne réussit pas à me faire cracher.
La gardienne qui me récupère lors de ma sortie du parloir n'est pas la même, et celle-là se moque bien du règlement : j'ai droit à une simple fouille par palpation. Comme quoi dans les pires des situations les gens n'interprètent pas tous d'une manière identique les circulaires de mise en application. De toute façon, je ne vais pas me plaindre de ne pas être encore mise à nu. Je rentre dans ma cellule. Jeanne est elle aussi revenue du travail. Elle m'accueille avec un air interrogateur. Bien entendu, fidèle à ses principes, pas de questions, pas de demandes.
Elle ne s'occupe pas de mes affaires. Mais je suis trop heureuse de ma visite pour garder très longtemps pour moi ce qui s'est raconté dans le box des avocats.
— Tu sais, Jeanne, l'avocate que tu m'as conseillée, c'est une pointure. Elle semble confiante pour ma défense.
— C'est bien. Mais je tiens à modérer ton enthousiasme : avec ces salauds du tribunal, mieux vaut rester prudente. Elle sait qui est ton amant ?
— Non ! C'est à lui de décider de ce qu'il doit faire. Je ne veux pas le mettre dans l'embarras.
— Tu tiens donc à courir le risque d'être condamnée toute une vie pour un type qui ne se soucie même pas de ton confort ? Il n'a pas bougé le petit doigt pour te venir en aide. Tu sais cela ? Et tu continues à l'aimer comme s'il était Dieu le père ?
— Il a ses raisons ! J'ai les miennes. Et puis je suis innocente de ce dont on m'accuse et je veux garder la foi en notre justice.
— Tu en as de bonnes, toi ! Tu crois qu'ils vont se priver de tout te mettre sur le paletot ? Plus le temps passe et moins tu vas pouvoir te défendre. Si ton gaillard avait eu l'intention de te dédouaner, il serait déjà allé déposer au commissariat. À moins que ça l'arrange que tu sois au fond du trou… tu y as songé à cela ? Tu es certaine que ton mari ne le gênait pas plus que cela ? Et si c'était lui qui l'avait trucidé ? Tu imagines dans quelle merde tu vas te retrouver ?
— Oh, mais non ! Ce n'est pas possible ! Il n'est pas comme ça… Non, il m'aime, j'en suis sûre !
— Ah ouais ? Et si sa femme savait, et qu'elle t'a débarquée en te faisant endosser le meurtre ou l'assassinat de ton mec ? Tu sais, on en voit de toutes les couleurs dans nos zonzons ! Tu ne serais pas la première qui paierait pour un ou une autre.
— …
Je me sens toute petite face à ce déferlement de bon sens. C'est vrai que jamais depuis que je suis arrivée ici, Éric ne s'est manifesté. Pour sa défense, comment le pourrait-il ? Pas moyen d'entrer en contact avec moi puisque je n'ai droit à aucune visite ! Et si Jeanne avait raison ? Je me sens d'un coup moins flambante. Je tremble rien qu'à cette pensée. Bernadette… la femme d'Éric, de mon « amour », elle était une des trois juges des libertés et de la détention chez qui mon juge d'instruction m'a envoyée pour me dépêcher en prison.
La peur panique me surprend là, à peine quelques minutes après que je me sois enflammée à l'idée que mon avocate allait me sortir de ce bourbier. Et si c'était Jeanne qui détenait la vérité ? Merde, ce n'est pas possible ! Je ne vais pas passer le reste de ma vie entre quatre murs d'une cellule ! La trouille immonde qui me donne des sueurs froides est là, rampante et puante, avec un goût particulier de pourriture qui me dégringole dans la gorge. Je me tais, et mes yeux trahissent mon désarroi. Ma codétenue s'en rend compte de suite. Elle me murmure soudain :
— Ah, quand même ! Je vois que tu prends conscience que te taire n'est pas une bonne chose. Tu n'as que trop tardé, et Dieu seul sait si maintenant ton juge va seulement vouloir écouter ce que tu as à dire.
— Mais… c'est pourtant la vérité.
— Pas la vérité : ta vérité. Oui, la tienne, parce qu'il y a fort à parier que dans ton histoire, chacun va avoir sa version des faits. Et tu fais toujours figure de coupable idéale…
— Mais… je peux… nous sommes allés dans un petit hôtel ; ça doit bien laisser des traces, ça aussi. Et aussi probantes que celles sur un couteau pris dans ma cuisine.
— Là encore tout dépend de ce qui s'est fait. Des gens vous ont vus ensemble ce soir-là ? Qui a payé la note de la chambre ? Tu vois, il y a du boulot pour te sortir de la rate.
— C'est avec ma carte bleue que j'ai réglé la note, et nous avons dîné lui et moi au restaurant de l'hôtel. À ce moment-là, je n'avais pas à craindre qui ou quoi que ce soit. Les flics devraient facilement retrouver, non ?
— Si tu leur donnes un fil de l'écheveau à dévider, peut-être. Parce que je ne veux pas te paraître rabat-joie, mais pour le moment… l'unique responsable et la tueuse, c'est toi, ma petite. C'est si simple pour eux comme affaire !
Dès que la nuit retombe, ma caboche me joue des tours. Je revis chaque fois le déroulement de cette journée maudite, celle qui m'a conduite ici, une tombe où je suis enterrée vivante en quelque sorte. Dire que je ne dors pas serait mentir : je somnole, m'enfonce dans un brouillard gluant, et les images inlassablement me reviennent, toujours les mêmes, toutes issues de mes gestes pour Pierre. Bien sûr, nous n'étions plus amoureux l'un de l'autre ; oui, j'avais un amant. Je me vois rentrer à la maison, décidée à lui annoncer la nouvelle. Dans le salon, la télévision était en route. Alors j'étais venue vers le seul endroit de ma baraque où la lumière était présente.
D'abord, j'avais trouvé sa position bizarre. Mais surtout il était allongé sur le sol. Imaginant qu'il avait fait un malaise, je m'étais donc approchée et lui avais parlé :
— Pierre ! Pierre, tu es souffrant ? Pierre, bon sang, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Sans réponse, je m'étais évidemment agenouillée près de lui et lui avais pris la tête dans mes bras. Ce n'était que lorsque j'avais senti ce liquide sur mes mains que j'avais réalisé l'impensable, l'incroyable. Alors, bien entendu que j'avais paniqué, cherchant ce que je devais faire. Je n'avais pas vu le couteau planté dans sa poitrine. J'avais donc appelé les flics et les secours, je ne me souviens plus très bien dans quel ordre. Apparemment, pour les keufs l'ordre semblait faire une différence énorme. Laquelle ? Impossible pour moi de le savoir, ni seulement de le comprendre.
Interrogée de suite sur place, sans doute que mes déclarations n'avaient pas été suffisamment claires, alors le plus âgé m'avait fait embarquer au commissariat. Abattue, j'avais dû répondre des dizaines de fois à un feu croisé de questions émanant de plusieurs enquêteurs qui se faisaient un malin plaisir à embrouiller tout. Alors, fatiguée et incrédule, j'avais fini par me taire ; pour eux, ce mutisme constituait une sorte d'aveu tacite, un non-dit. Lorsque j'avais voulu m'exprimer sur cette absence qui justifiait mon incapacité à avoir fait du mal à Pierre, aucun n'avait écouté. Ils étaient restés sur leur version. Celle où, finalement, j'étais une comédienne qui avait tout orchestré.
Plus rien n'y avait fait. Que je dise blanc ou noir, pour eux j'étais la tueuse de mon mari. De plus, notre mariage n'était pas au meilleur de sa forme, ce qui accréditait la thèse qu'ils échafaudaient. Ensuite, les évènements s'étaient enchaînés sans que je puisse en mesurer les conséquences. Le juge devant lequel on m'avait traînée, puis les trois autres, ceux chargés de décider si je devais aller en prison ou pas… le résultat était là : une cellule de quatre mètres sur trois, partagée avec cette Jeanne.
Je viens de me réveiller et je fouille dans mes souvenirs. Pas moyen de trouver la faille ; je ne peux que leur donner raison, à tous ces enquêteurs. Les faits parlent d'eux-mêmes. En revisitant la suite logique de la mort de Pierre, j'en arrive à la conclusion que c'est moi la meurtrière. Je sais bien que je ne l'ai pas fait… mais vu par des yeux extérieurs, comment peut-il en être autrement ? La seule explication possible pour ces gens arrivés sur place après mon appel au secours, c'est que je suis, ne peut qu'être celle qui s'est débarrassée de son mari. J'en ai froid dans le dos. Je ne bronche pas sur ma couchette qui surplombe celle de ma codétenue.
Nous sommes dans la nuit de samedi à dimanche, et elle a besoin de se reposer ; elle bosse toute la semaine. Mes insomnies ne doivent pas la priver de ce maigre bonheur et d'un calme que je perturbe sûrement. Dans cette nuit qui m'englue, tous les bruits bizarres ressurgissent plus forts, plus violents. Avec eux, une peur presque ancestrale des moments d'obscurité, une trouille monumentale qui me déboussole. Pourtant, sur le matelas à l'aplomb du mien, pourquoi me semble-t-il que Jeanne est malade ? Oui, elle gémit doucement. Alors je bloque ma respiration pour suivre des oreilles ce qui lui arrive.
Ça dure quelques minutes avant que mon cerveau en ébullition parvienne à déterminer, dans la noirceur de cette piaule sordide, que ces plaintes ne sont peut-être pas de souffrance. Ou alors d'une douleur bien plus intime que je ne veux le croire. Je ne bouge plus sur ma couche. Les mouvements que je soupçonne sans les voir sont-ils bien ce que j'imagine ? Jeanne, dans la nuit d'une cellule, qui se donne un plaisir solitaire ? Comment est-ce possible ? Qui peut avoir envie de ce genre de bonheur dans de telles conditions ? Je suis muette, saisissement idiot qui m'empêche de penser sainement.
Mais au fil des minutes je réalise que cette Jeanne qui vit proche de moi est restée avant tout une femme à part entière. Et comme elle ne peut, pour les raisons impératives qui sont les nôtres, faire de rencontres masculines, elle doit donc compenser par ces instants fugaces où elle se libère physiquement d'un besoin très naturel. Ne pouvant pas faire l'amour, elle se masturbe donc, me pensant sans doute endormie profondément. Pourquoi devrais-je lui faire comprendre que je me suis éveillée ? Il est plus sage de la laisser mener à terme cette jouissance bénéfique pour elle. Seulement voilà : ses soupirs étouffés font émerger dans mon cerveau des caresses oubliées, des moments tendres et chauds avec un Éric qui m'abandonne à mon triste sort.
La lave qui se répand dans mes veines me donne une fièvre comparable à celle qui anime ma compagne de chambrée. Je suis tentée de faire comme elle, c'est-à-dire de glisser mes pattes sous le drap pour aller quérir quelques instants d'oubli. Je me retiens par respect pour celle qui vit là depuis… je ne sais combien de temps. Longtemps, assez pour avoir droit à une quiétude bienveillante. Alors je m'abstiens et tente de replonger mon esprit dans les méandres de cette soirée lointaine, celle qui me tourmente encore. L'horreur dans toute sa splendeur qui m'enveloppe d'un coup, coupe net mes envies et mon excitation. Je fixe mes yeux sur une tache d'un plafond invisible et m'enfonce dans mes souvenirs.
Le restaurant où je rejoins Éric. Nous nous perdons dans un de ses recoins ! Je suis bien ; lui me sourit. La serveuse aussi affiche une risette sur deux lèvres brillantes. Elle est jeune, belle, et ses yeux pétillent. La carte qu'elle me tend est alléchante, annonciatrice de tant de délices… mais ceux que je préfère seront pour après le dîner : j'ai réservé une chambre. Pas cool pour Pierre, mon mari, qui une fois encore va être cocu. Mais ça fait tellement longtemps que nous ne nous parlons pratiquement plus ; juste l'essentiel : plus de mots doux, plus de gentillesses. Nous nous supportons simplement.
C'est bien cette routine qui m'a conduite dans les bras de l'homme qui me fait face à table. Il est beau, et dans ses bras je suis de nouveau une femme. J'aime cet homme. Bien sûr que j'ai aussi, il y a des années, aimé Pierre de cette façon. Mais nous sommes au point final de notre union. Dès mon retour, après cette nuit, je vais le quitter pour celui avec qui je renoue depuis quelque temps avec des moments intimes très rares. Une communion de nos corps, un merveilleux mélange de ce que nous sommes. Je ne me lasse pas de voir la bouche de mon vis-à-vis mordre à pleines dents dans ce que nos assiettes contiennent.
Et ces lèvres qui bougent, ces quenottes qui mastiquent simplement, pourquoi est-ce que je les imagine occupées à bien d'autres tâches ? Un délicieux frisson me parcourt l'échine à l'évocation de ces sulfureuses gâteries dont mon imaginaire déborde déjà. Je suis bien ! Sous la table, le pied qui frôle ma jambe est là pour me garder bouillante et humide. Oui, j'ai envie de cet homme qui sait si bien me mettre en transe. Je me fiche des tables voisines, de ces couples qui ne sont pas si différents de celui qu'Éric et moi formons. Combien d'entre eux vont faire l'amour, comme nous après le dîner ?
Étranges, ces idées qui me viennent. Et Pierre, dans tout cela ? Je n'ai plus d'amour pour lui. Une certaine tendresse subsiste, mais elle pèse bien peu face à ce qui fait battre mon cœur pour cet homme assis à la table. Le peton, extrait de sa chaussure, folâtre avec mes genoux. Où va-t-il le faire voyager ? Pour le savoir, il me suffit d'écarter légèrement les cuisses. L'intrus en profite, longeant ce couloir que je viens de lui ouvrir. Je frémis. Nous sommes les yeux dans les yeux. Oh ! Éric me fait l'amour du regard, et ça me remue les tripes de mille sensations inédites. Comme c'est bon de se dire qu'on est une vraie femme !
Il tient ma main sur la table alors que dessous, sa jambe est à l'horizontale et que sur ma culotte se frotte la plante de son pied. J'adore, et surtout j'avance le bas de mon corps pour en apprécier davantage le contact. Un régal, tout autant que ce foie gras poêlé que j'avale avec peine. Pas par manque d'envie, mais bien par trop de bonnes ondes reçues. Et je me sens transportée de bonheur par ces attouchements de potaches. Comment résister à ces câlins si particuliers ? Il me tarde que le repas prenne fin pour découvrir cet autre mets qui me fait monter l'eau à la bouche. Je respire plus bruyamment, et c'est à l'aide de ma serviette que j'estompe mes soupirs.
Inutile d'ameuter les tables environnantes. La patte de mon amoureux reprend son couteau, et la pièce de bœuf braisé qui passe de sa fourchette à sa gorge, combien je l'envie… Vite, que finisse ce repas qui m'interdit de refaire immédiatement avec Éric les gestes insensés d'un amour monstrueux ! Lui aussi est-il impatient ? Il n'en montre rien, sauf à faire gigoter ses orteils sur le tissu qui recouvre ma chatte. Et c'est du délire. Ça me donne la chair de poule. Je sursaute à chaque frottement qui me liquéfie un peu plus encore. Je suis une chienne en chaleur, une salope en manque de cul. Il le sait, et s'en délecte.
Le dessert. Pour l'instant, profiteroles exquises, mais dans plus très longtemps, je serai le sien.
Main dans la main, nous quittons la salle du restaurant, direction l'escalier dérobé qui grimpe vers les chambres en général, et celle que j'ai réservée en particulier. Je sens sur mes reins les prunelles claires de la serveuse. Un sourire entendu en croisant son regard au sortir de la cuisine, et nous disparaissons de son champ de vision. La carte magnétique pour une ouverture rapide que déjà je pousse Éric contre le mur du hall d'entrée de cette piaule douillette. Un bouche-à-bouche intime, un baiser volé au monde. Ma patte qui cherche comment le débarrasser de cet encombrant pantalon qui m'interdit encore de sentir sa force mâle. La ceinture est dégrafée, et je sens le flottement du tissu juste avant sa chute.
Cette fois, c'est lui qui dirige la manœuvre. Mon dos est plaqué au mur, là où l'instant précédent je maintenais le sien. Sa bouche mord la mienne. Il n'a pas même retiré son fute qui reste accroché à ses chevilles. Je m'en fiche. Ma menotte cramponne son slip, surtout ce qui est si raide à l'intérieur. Lui… arrache plus mon chemisier qu'il ne le déboutonne. Il découvre ainsi ma poitrine et cueille les fraises qui ornent mes seins. Il croque, suçote, et moi je branle doucement sous le tissu la tige en fer forgé qui me brûle les doigts. Ma jupe remonte sur mes hanches, et le jeu prend une tout autre tournure.
Deux bras solides qui m'arrachent du sol portent le centre de mon corps à sa bouche, décidément de plus en plus vorace. Sur le triangle de dentelle, son souffle qui échauffe davantage un endroit qui ne demande que son arrivée. Comment s'y prend-il pour que je me retrouve la tête en bas, sans me faire tomber ? Pas d'importance ; la position parle d'elle-même. Nous sommes à égalité dans une caresse terriblement ciblée. J'agrippe le mât que le caleçon garde hors de ma vue. Et ce sont toujours ses dents qui mordillent dans ma culotte. Il léchouille en premier lieu le coton avant de rencontrer l'objet de son désir.
De mon côté, c'est bien plus simple. Son vit est là, palpitant sous ma langue, et je ne cherche aucune complication. Je suce, tète, aspire, entraînant des bruits significatifs. Je me jette à corps perdu dans une bataille dont personne ne doit ressortir perdant. Il a réussi l'impensable : faire glisser sa langue sur ma fente baveuse en repoussant le tissu sur le côté. Je me fiche de la manière : j'ai l'ivresse, et c'est bien là l'essentiel. Après cela, notre joute nous entraîne sur le lit, où nous entamons un ballet des plus épidermiques. Combien d'orgasmes montent-ils en moi ? J'aime et le fais savoir par des cris, des gémissements qui remplissent la pièce. Passent-ils aussi les murs pour ameuter les autres chambres ?
Je suis dans les bras de mon nouvel amour. Éric reste muet, lissant simplement ma joue de la paume de la main. Je suis bien, il est ravi.
— Tu es merveilleuse, Laurence !
— Je t'aime, Éric ! C'est fini… je vais rentrer à la maison et annoncer à Pierre que je pars.
— Tu pars ? Pour de bon, ma chérie ?
— Oui, je le quitte.
— Mais je ne peux pas – pas encore – en faire autant.
— Tant pis. Je prendrai un appartement où nous pourrons nous voir autant que tu le souhaiteras.
— Ma femme… si elle l'apprend… comment ça va se passer ?
— Tu as peur d'elle ? C'est à toi de prendre une décision ; la mienne est prise. Je ne peux plus vivre de cette manière, et puis Pierre ne mérite pas d'être trompé.
— Il l'est déjà, il me semble. Non ?
— Oui… mais je ne tiens pas à ce qu'il apprenne son infortune par la bande. Je vais lui dire et nous allons divorcer. Peut-être que tu m'aimeras suffisamment pour envisager une solution identique ?
— … ?
Une douche, et je me rhabille. Il est temps de regagner nos pénates. Je croise dans le hall de l'hôtel la jeune serveuse. Elle fume une cigarette et se précipite pour m'ouvrir la porte. Elle sent le tabac et son maquillage fout le camp. Elle a une sorte de sourire entendu. Bien sûr qu'elle a compris d'où je sors. Ma mine doit en dire long sur le long combat charnel que je viens de livrer avec Éric ! Je file rejoindre la voiture et, le cœur chargé des mots que je veux dire à Pierre, je roule vers cette maison que je vais quitter. D'un côté euphorique, et de l'autre désabusée.
La télé est encore allumée au salon. J'y vais ; autant en finir tout de suite. Pourquoi mon mari est-il couché par terre ?
— Pierre ! Pierre, tu es souffrant ? Pierre, bon sang, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Tout me revient avec une netteté étrange. Dans son lit, Jeanne halète un peu. Sa respiration est plus saccadée. Je suis encore dans mon univers, mais elle m'en fait sortir. Dans l'encadrement de la fenêtre, l'aube révèle déjà la présence du barreaudage. La laideur de l'endroit me fond dessus comme la pauvreté sur le monde entier. J'entends le mouvement du corps de ma codétenue ; elle vient de s'asseoir sur son pieu. Sa frimousse se lève sûrement en direction de ma couche. S'assure-t-elle que je dors ? Je n'en sais rien. Un grattement derrière la porte suggère le passage de la ronde de nuit. À moins que la matonne ne se soit aperçue du manège de Jeanne ? Et alors ? C'est humain. C'est féminin aussi, ces envies.
Cette fois la femme est debout. Elle penche sa caboche vers la mienne.
— Laurence… Laurence, tu dors ?
— Hein ? Non, plus maintenant.
— Ah… il y a longtemps que tu es réveillée.
— … Non.
— Bon ; et puis zut, je m'en fous ! Tu sais, nous sommes toutes toujours des femmes, malgré les barreaux.
— … oui, oui, j'imagine que oui.
— Alors toi aussi un jour tu y viendras. Certaines vont même beaucoup plus loin et partagent plus que ce que je viens de faire.
— … ?
— C'est bon, n'en parlons plus. Je vais me faire un café. Tu en veux un aussi ?
— Quelle heure est-il ?
— La dernière ronde vient de passer… pas loin de sept heures. Les gardiennes vont bientôt débarquer pour l'ouverture. Il n'y a ni dimanche ni jour férié pour elles non plus. Vraiment un sale boulot… mais il en faut. L'administration ne peut pas se payer le luxe de nous laisser crever dans ses murs.
— Tu sais, j'ai réfléchi. Je crois que je vais parler à mon avocate.
— Je te le conseille vivement. Tu n'as pas envie de finir comme moi ; tu as encore de belles années devant toi. En plus, si tu as pensé à quelque chose de particulier, note-le. Les idées s'envolent ; les écrits, eux, sont là pour preuve de ce que tu sais.
— Oui… Ce soir-là j'ai payé avec une carte bleue le restaurant pour mon amant et aussi la chambre d'hôtel. Et je suis certaine que la serveuse – je l'ai croisée alors que je quittais mon amant – peut-être s'en souviendra-t-elle ? Il était presque six heures du matin.
— Fonce, alors ! N'hésite pas, si tu tiens à ne pas croupir dans ce cul-de-basse-fosse toute une partie de ta vie.
— …
— Alors ? Tu veux un caoua ou pas ?
— Volontiers. Et je te promets que si un jour, je sors de ce trou, je serai là pour toi.
— Ne dis pas de conneries ; contente-toi de vivre ce qu'il te reste à vivre sans te poser de grandes questions. Ton pote, ton copain… pour moi, c'est un saligaud.
— Comment ça ?
— Il n'a rien fait pour te sortir de là, et tu continues à le couvrir ? Il ne te mérite vraiment pas !
— …
— Bonjour les filles.
— Bonjour Cheffe !
Au courrier de ce lundi matin, deux longues lettres sont au départ. Une pour maître Ducard, mon conseil, et la seconde destinée aux services de police. Je nage entre espoir et déprime. Le temps ici n'a pas la même valeur que dehors, dans le monde des gens libres. Jeanne est à l'atelier. La surveillante vient me chercher avec une phrase qui ailleurs résonnerait bizarrement ; entre ces murs, elle est synonyme d'un moment sympathique :
— C'est le jour de votre douche. Vous êtes prête ?
— Oui ! Oui, merci.
Drôle aussi qu'en fonction de celle qui tient les clés, je suis tutoyée ou vouvoyée. Bien entendu que ça n'offre aucun intérêt, mais c'est pourtant vrai que ça marche comme ça. En général, les surveillantes qui nous disent « vous » sont moins tatillonnes que les autres. Jeanne dirait carrément « moins chiantes ». Et je traverse le couloir avec à mes trousses la jeune femme en bleu. Je suis enfermée avec quatre autres détenues dans un local qui comporte cinq cabines pour se laver. Bien entendu, je dois me dévêtir alors que les autres sont là. Mais ça devient aussi la norme ; et puis c'est cela ou l'eau froide du lavabo.
Soudain, surgit devant moi… la peste nommée Josette. Elle n'a pas l'air aimable du tout.
— Alors ? On sort sans sa nounou ? Tu as touché des mandats ?
— … ? Quoi ?
— Tu piges pas le français ? Tu vas devoir me dépanner d'un peu de tabac.
— Je ne fume pas. Et je n'ai pas d'argent.
— Ben… tu vas devoir en trouver avant de remettre les pieds en promenade.
— Pourquoi ?
— Sinon, tu t'exposes à de graves ennuis.
— Tu ne penses pas que j'en ai déjà grandement ma dose de soucis ? Alors tu n'auras rien, que dalle. Je ne suis pas là pour me laisser racketter. Maintenant je vais prendre ma douche en paix, veux-tu ?
— Mais c'est qu'elle se rebiffe, la cave ! Si tu t'avises de mettre une patte dans la cour sans un paquet de clopes… je te casse la gueule.
— Ben, essaye tout de suite parce que je n'ai pas l'intention de me laisser impressionner par toi ! Compris, petite conne ?
Estomaquée par mon aplomb, l'autre blêmit et recule. Les trois autres femmes qui sont là – toutes à poil comme Josette et moi, du reste – s'éloignent de suite, sentant le rififi arriver. J'ajoute encore pour faire bonne mesure :
— Je n'ai pas à craindre pour mes réductions de peine ; je ne suis pas encore condamnée. Mais toi… tu as plus à y perdre qu'à y gagner, paraît-il. Allez, pousse-toi ! Je vais me doucher.
La main que la jeune fille brandit est-elle destinée à m'atterrir sur le coin du visage ? Je bloque son poignet et, rouge de colère, c'est moi qui lui colle une beigne. Les autres ne mouftent pas. Elles filent au fond de leur box, sous le jet d'eau où elles reprennent leurs ablutions sans se préoccuper de la toxicomane qui ne réagit plus vraiment. Elle aussi, du reste, tourne les talons et se tait. Je me lave donc tranquillement, et j'ai l'impression que ça calme les esprits de toutes les occupantes du lieu. Alors que je me sèche dans mon coin, l'une d'elles vient me murmurer à l'oreille :
— Tu lui as cloué le bec ! Depuis le temps qu'elle nous enquiquine, ça l'a remise en place. Nous n'avons jamais osé ; la peur du mitard… mais cette fois, c'est fini. Tu nous as montré l'exemple, et cette pute n'a eu que ce qu'elle méritait. Plus jamais elle ne fera sa loi.
— …
À quoi bon répliquer ? Je me contente de finir mon séchage et de hausser les épaules. La matonne est déjà dans l'embrasure de la porte pour nous crier quelques mots :
— Les filles, on se rhabille. J'ai toute la coursive à faire passer à la douche, alors on se presse. Merci !
Et voilà comment je deviens en quelques minutes la sauveuse de la cour de promenade. Si ça n'arrange en rien mes affaires, au moins suis-je soulagée de n'avoir plus à craindre cette pauvre fille. De toute façon, je n'ai même pas de quoi payer une ration de Ricoré à ma codétenue. Alors, des cigarettes, un luxe inaccessible pour l'indigente que je suis…
Les heures ne défilent pas aussi vite que je le voudrais. Elles doivent bien faire soixante-dix minutes chacune. Je suis soulagée, pour ne pas dire heureuse, de voir Jeanne revenir de son boulot. Nous n'échangeons pas forcément toujours, mais au moins sa seule présence me rassure.
Huit jours ! C'est exactement le nombre de jours d'attente pour obtenir une réponse à mes courriers. D'abord un retour par le biais d'une longue lettre de maître Ducard, par laquelle elle me signifie qu'elle a transmis à mon magistrat instructeur les informations que je lui ai communiquées. Elle y écrit également que toutes vont faire l'objet d'investigations visant bien sûr à en contrôler la véracité ou l'exactitude. Ça me soulage et me rend plutôt joyeuse. Dans la foulée, la femme en bleu responsable cet après-midi de mon étage vient me chercher pour m'emmener au parloir avocat.
Je suis surprise de voir que ce n'est pas mon conseil qui est assis au bureau dans la cabine. Un jeune type inconnu se lève à mon approche.
— Madame Morin Laurence ?
— Oui… mais… vous êtes du bureau de maître Ducard ?
— Hein ? Ah ! Non, pardon, je suis flic. Et je viens à la demande de votre juge vous auditionner sur le contenu de votre courrier. Il semble apporter quelques éléments qui éclairent d'une façon bizarre votre affaire. Vous vous rendez compte que dans cette lettre, vous faites état de relations avec le mari d'une magistrate… et qui plus est, faisait partie des trois juges des libertés et de la détention ?
— Oui… j'en suis consciente. Mais je sais aussi qu'elle n'avait aucune idée de ce que son mari et moi faisions de notre côté.
— C'est ce que nous allons déterminer, si vous le voulez bien. Bien, asseyez-vous et parlons.
— Volontiers !
— Juste un petit aparté avant de débuter votre audition : pourquoi n'avoir pas dit de suite à nos services ou au juge ce que vous faisiez cette nuit-là ?
— Ben… j'avais et j'ai toujours l'espoir qu'Éric… enfin, le mari de… aurait le courage de venir dire la vérité et me sortir de là. Il est certain que lui sait que je ne peux en aucun cas avoir fait du mal à Pierre, mon mari.
— Je vois ! Vous vous vengez donc de son silence ?
— Pas du tout ! Je tiens seulement à remettre les choses en place et donner ma version des faits. Rétablir la vérité, si possible. Et puis… après tout, Éric a eu tout le temps pour réfléchir, tout comme moi. L'endroit où je vis actuellement n'a rien d'un paradis…
— …
Il sourit ! Et il commence comme tous les autres par les questions traditionnelles : nom, prénom, âge, et tout le toutim. Un remake en quelque sorte de tous mes passages dans les bureaux où j'ai été convoquée depuis quelque temps. Après ceci nous discutons, et je réponds à chacune de ses demandes, lui narrant bien entendu ma rencontre avec la serveuse à ma sortie de la chambre d'hôtel. Ce qui implique que si je suis sortie vers les six heures du matin et que Pierre a été poignardé comme me l'ont fait remarquer les policiers vers trois heures, je ne peux en aucun cas être celle qui a porté le ou les coups.
Le bonhomme, sans doute pas plus âgé que je ne le suis – entre trente et quarante piges – m'écoute avec une attention qui me donne du courage. L'espoir renaît de bien peu de choses : une oreille inconnue qui ordonne aux doigts masculins de taper son procès-verbal d'audition. Alors qu'il écrit tout ce que je lui raconte, ses yeux reflètent une sorte d'incrédulité. Il ne me croit pas ? Ou ce que je lui dis est si incroyable qu'il en écarquille les quinquets de stupeur ? Nous arrivons au terme de mon récit, ces instants si décisifs qui ont sans doute fait basculer ma vie dans l'horreur. Je lui explique comment je me suis précipitée pour secourir Pierre, mon mari qui n'était déjà plus là. D'où ce sang constaté sur mes mains.
Il me fait revenir sur une phrase, un mot parfois qu'il n'a pas saisi, ou pour que je lui précise plus le fond de ma pensée. Et je le vois qui me regarde, effaré.
— Mais, bon sang, pourquoi n'avoir pas dit de suite tout cela ? Vous vous rendez compte que votre liberté est en jeu ? Nous allons devoir vérifier minute par minute votre emploi du temps. Et celui ou ceux qui ont commis ce crime ont largement eu le loisir de camoufler toutes les traces, les preuves qu'ils auraient pu laisser. Votre espoir repose donc sur le témoignage d'une serveuse et de cet Éric… qui entre nous ne s'est pas empressé de venir nous parler. De plus, il est le mari d'une autorité judiciaire et… j'ai bien peur que ça ne vous soit fatal. Je vous promets de vérifier scrupuleusement les infos que vous venez de me donner.
— … ! Vous croyez que la juge va encore me garder longtemps ici ?
— Vous êtes incroyable, vous ! Vous taisez des informations éminentes, vous vous laissez embastiller, et vous voudriez que tout le monde vous fasse confiance dans les cinq minutes qui suivent vos nouvelles déclarations ? Nous avons besoin de temps pour faire des recoupements et entendre tout ce joli monde.
— Je compte plus que jamais sur vous… je n'ai pas de craintes ; la vérité parle pour moi : les cartes bleues, la serveuse, Éric aussi. Je ne doute pas que vous prouviez mon innocence. En tout cas, merci de m'avoir entendue.
— C'est un peu mon boulot aussi, Madame…
— Laurence suffira. Vous savez, ici, aux « Madame », il y a longtemps que nous y avons toutes renoncé.
Déshumanisée, je ne sais que faire lorsque tout de go il me tend la main pour me dire au revoir.
— Au revoir, Laurence, donc ; moi, c'est Marc. En d'autres circonstances, nous aurions pu aisément devenir des amis.
— … ? Euh…
Derrière la porte vitrée, la surveillante guette. Je serre du bout des doigts la patte qui est avancée vers moi. Ça me fait un drôle d'effet de me sentir redevenir quelqu'un… L'agente de l'administration semble du coup inquiète. Elle me fait attendre dans un local pour me fouiller alors que le jeune flic sort par une autre issue. Je comprends que la nana peut croire que le type du commissariat m'a refilé en douce quelque chose. Ce n'est pas le cas, évidemment, mais elle a vu la poignée de main entre lui et moi. Je ne peux guère la blâmer de faire son sale boulot ; tout est possible dans ce décor d'apocalypse.
J'ai droit au grand jeu. Tout y passe : culotte, soutien-gorge. Bon, elle ne va pas, comme à mon arrivée, jusqu'à me doigter, mais à mon sens c'est très limite. Pénible ! Un mot bien faible pour exprimer ce que je ressens devant ces humiliations à répétition. Bien sûr qu'elle ne fait aucun excès de zèle, mais voir que mes fringues sont tripotées dans tous les coins pour un oui ou un non, c'est… dégradant. Un retour en cellule qui se fait dans un silence pesant, un silence de mort. Et la bouille souriante de Jeanne qui m'accueille dans notre antre me redonne foi en l'humanité.
Fidèle à ses principes, pas de questions ouvertement affichées, mais son air en dit long sur ce qu'elle pense. Pourquoi la laisser sur le grill ? Après tout, depuis que je suis là, elle est mon seul et unique soutien. D'une indéfectible solidarité ! Même galère, alors combat identique ? Pour elle, les dés sont jetés depuis des années et ses illusions se sont envolées à l'énoncé d'un verdict peu clément. Pourtant, elle sait rester digne. Elle mérite donc mon respect le plus sincère. Je lui narre par le menu mon entretien avec le zig du commissariat. Jeanne est tout ouïe, coite sans jamais m'interrompre.
À la fin de ma tirade, elle me pose une seule question :
— Tu l'as senti comment, ce flic ?
— … Je… je ne saisis pas.
— Ben, tu es confiante ou pas ? Tu l'as jaugé, tout de même. Il te semble fiable ou non ? Parce que c'est bien de ce mec que va venir la lumière, ou ta nuit, ma belle. Si tu as été suffisamment convaincante, alors il ira jusqu'au bout de son enquête. Dans le cas contraire… ne te fais guère d'illusions.
— …
Une douche froide vient de s'abattre sur moi. Ma compagne de cellule a le chic pour réfrigérer mes émotions ! Mais elle a sûrement toujours raison. Je ne dois pas me réjouir trop rapidement de cette visite policière ; tout va dépendre du degré de perception des arguments que j'ai présentés au flic. Et puis… aussi un peu de ce que vont dire la serveuse et Éric. Inutile de dire que ma nuit qui arrive va être très… difficile. Comme toutes les précédentes, en fait. Pourquoi en serait-il différemment de celles à venir ? De l'autre côté des hauts murs, la vie continue, sans moi, sans nous. Ma codétenue reste silencieuse. Mais j'ai besoin, envie, de bruit pour me convaincre que je ne suis pas morte.
Alors, sans savoir trop quoi lui dire, je l'apostrophe gentiment :
— Ça ne va pas, Jeanne ? Tu as des ennuis ? Tu as l'air si triste ce soir…
— Tu sais, ça fait bientôt vingt-six ans que je suis dans des taules telles que celle-là. Tous les ans depuis quatre piges, tous les ans mon dossier passe devant la commission d'application des peines. Je peux prétendre à une libération conditionnelle depuis que j'ai tiré vingt-deux ans de détention. Bien sûr, elle serait assortie d'une semi-liberté probatoire d'une durée de deux ou trois ans.
— Eh ben, alors ? Tu n'as pas envie de revoir un coin de ciel bleu, une chambre sans grille ?
— Je suis là-dedans depuis si longtemps que je ne suis pas certaine de pouvoir me réhabituer à vivre parmi les gens. J'ai la trouille.
— Peur de quoi, Jeanne ? Je ne pige pas !
— Quand je suis tombée, seuls les médecins, les directeurs d'école et les autorités avaient des bagnoles. Tu imagines que le monde – celui que je connais – n'a plus rien à voir avec celui qui bouge, là, de l'autre côté des murs ? Comment faire pour simplement vivre comme tous ? Je ne sais même pas comment c'est fait, un billet de dix euros. Je n'en ai jamais vu un seul ; alors imagine l'enfer qu'il me faudrait supporter si je sortais de cette rate ?
— … ?
— Et tu sais ce qui me manquerait vraiment si ça arrivait ? Les lumières de toutes les rondes nocturnes. Je n'arrive pas à me projeter dans un univers où je ne serais pas surveillée chaque heure de toutes les nuits. Je sais, ça doit te paraître complètement con, ce que je te dis… mais réfléchis un peu à cela. Vingt-six longues années où, nuit après nuit, une femme sans visage a veillé sur mon sommeil. J'ai sacrément peur de retrouver une vie sans cette sécurité imbécile. Tu peux comprendre ce que je ressens ?
Bien sûr que non ! Je n'arrive pas à imaginer ce que la pauvre Jeanne doit ressentir comme pression. Comment songer un seul instant que la liberté puisse paraître aussi difficile à revivre pour elle ? Mais à bien y penser… je ne suis là que depuis bien peu de temps, et je suis déjà traumatisée par l'environnement de cet univers carcéral qui me broie… Alors, plus de vingt ans plus tard… non ! C'est inimaginable pour moi. Je ne trouve pas non plus les mots pour la rassurer. Elle qui a tant besoin d'un réconfort moral en cet instant… Égoïstement, je reste bêtement muette devant un tel désarroi.