Les études

Le gâteau d'anniversaire qui arrive sur la table porte vingt-cinq bougies. Mes copines de la fac de médecine ont bien tout prévu. Et je dois souffler celles-ci avec le sourire. Ce sont des rires et des embrassades entre nous cinq à n'en plus finir. Oui, nous sommes toutes en dernière année de médecine, et de temps en temps comme ce soir c'est la fête. La mienne en l'occurrence puisque cette dînette m'est entièrement dédiée. Je vais coiffer Sainte-Catherine… Vingt-cinq piges et pas de mari, mais les études ne sont pas si simples… surtout dans notre domaine.

Et comme j'ai l'intention de me spécialiser en pédiatrie, j'en prends encore pour deux années supplémentaires. Toutes ici ont un petit ami sauf ma pomme. Ce qui ne veut pas dire pas de relations avec des hommes… Des mecs, j'en ai eus à moi seule, durant ces cinq dernières années, plus que toutes mes copines réunies. Oui, mais…


— Sarah… mais qu'est-ce que tu fiches ? Tu rêves ou quoi ?
— Mais non, maman…
— Tu sais, je voulais te dire… pour tes études… je ne suis pas sûre de pouvoir payer. Ma retraite est si mince que j'ai déjà du mal de boucler les fins de mois…
— Maman ! Ce n'est pas dramatique… je ferai un prêt étudiant…
— C'est quoi ce genre de prêt ?
— Ben, la banque nous prête une certaine somme, à la condition que nous la remboursions, évidemment.
— Oui, c'est comme un emprunt, en fait.
— C'est cela, mais les mensualités sont différées… et ceci jusqu'à la fin de nos études. Ils demandent seulement un justificatif annuel, une assurance que nous continuons bien à bosser, en fait.
— Mais tu n'as pas de boulot. Comment feras-tu pour t'en sortir ? Ça coûte, les études, et celles que tu envisages sont de plus très longues.
— Oui, mais d'un autre côté, médecine c'est aussi un gage de sérieux.
— Je devrai me porter caution pour toi ?
— Non, pas du tout. Dès que je travaillerai, j'aurai deux ans pour rembourser.
— Tu es certaine que tu n'auras pas d'ennuis, au moins ?
— Mais non ! Ne t'inquiète pas ! Je ne veux pas être une charge pour toi.
— Une charge… Je t'aime, Sarah, et tu devrais le savoir. Mais ton père ne paie même plus ma prestation compensatoire, et c'est compliqué en ce moment pour garder la maison.

Nous avons arrêté de discuter de cela. C'est vrai qu'à vingt-et-un ans je ne voyais pas la vie de la même façon. Je ne savais pas encore qu'il existait deux catégories de personnes : celles qui ont de la chance et de l'argent, et les paumées, comme maman et moi, qui subissons les aléas de la vie.


Devant ce gâteau aux bougies encore fumantes, je me remémore cet après-midi-là. Un jour passé, mais pas si lointain.

Pleine de mes certitudes, presque souriante avec à la main le dépliant publicitaire de la banque où je possédais un compte. Mon arrivée dix minutes avant l'heure pour mon rendez-vous, puis le conseiller qui m'a fait poireauter dans une antichambre. Et enfin l'entrée dans le burlingue du gus. Il était plus âgé que ma mère, ce type. Par contre, il était sapé comme un milord. Costard-cravate bleu marine, des yeux qui louchaient sur mes formes. Il ne parlait pas, tapotant seulement sur son clavier. Et la douche froide qui a soudain accompagné les paroles du banquier :

— Ça va être compliqué, Mademoiselle, pour ne pas dire impossible. Vous n'avez que trente euros sur votre compte. Pas de rentrée d'argent importante à venir…
— Non. Si je suis ici, c'est bien pour trouver une solution avec vous ; je dois aussi accessoirement manger, et malheureusement au moins deux fois par jour, comme tout le monde.

Il a tout juste levé les yeux, et la moue que ses lèvres arboraient n'avait rien de rassurant. Mon trait d'humour le laissait aussi indifférent qu'une pierre. Moi qui escomptais que je pourrais franchir l'écueil de l'argent pour payer ma chambre et la nourriture de l'année de cours à venir, je frissonnai d'un coup. Ce type me dévisageait avec une sorte de condescendance qui m'a donné envie de lui dire ce que je pensais. J'ai encore tenté de parlementer et je lui ai sorti leur foutue pub.

— Mais… c'est bien chez vous qu'ils proposent ce genre de prêt.
— Bien sûr, Mademoiselle. Mais il faut une caution solide derrière, et si je jette un coup d'œil sur le compte de votre mère… ça me paraît peu probable que mon supérieur accepte.
— C'est juste cinq mille euros… et puis un jour, après mes études, j'aurai obligatoirement un travail ; et les médecins sont plutôt bien lotis, question revenus !
— Je vous l'accorde, mais rien ne nous prouve que vous allez pouvoir tenir le rythme de ces cours. La médecine est une spécialité qui a le plus de candidats et le moins d'élus.
— Alors dites-moi ce que je dois faire. Je dois vivre aussi.
— J'en conviens. Vous n'avez donc que votre maman comme famille ? Personne ne peut vous donner un coup de pouce ?
— Croyez-vous que je serais là si c'était le cas ? Je dois donc crever ou abandonner ce qui me tient le plus à cœur ! Comment voulez-vous que les jeunes s'en sortent si des gens comme vous nous ferment les portes au nez ?
— Je comprends et me mets à votre place.
— Ça m'étonnerait, voyez-vous : il vous faudrait un cœur pour cela !

J'ai quitté le bureau de ce salopard avec la rage qui me nouait les tripes. En errant dans les rues, mes pas m'ont amenée vers un troquet où, avec mes amis étudiants, nous allions parfois prendre un pot. Et Peggy – « Peg » pour les intimes – avait le derrière vissé sur un tabouret haut devant le zinc.

— Salut, Sarah ! Oh la-la… tu tires une de ces bobines… Tu as un problème ?
— Quoi ?
— Ta tronche, ma belle… tu vas ou reviens d'un enterrement ?
— Oui… celui de mes études, on dirait.
— … ?
— Je suis allée voir le banquier… celui de cette pub.
— Et alors ? Raconte !
— Il m'a presque envoyé balader : pour lui, les gens fauchés, c'est de la merde.
— Je vois. Te bile pas, il y a toujours des solutions, des bons plans pour sortir de la mouise.
— … Comment ça ? Je ne vois pas trop…
— Ben… tu peux faire comme moi. Je vis pas trop mal, non ?
— Parce que tes parents sont plutôt aisés. Je n'ai que ma mère, moi, et elle ne gagne pas grand-chose ; juste de quoi payer les frais de notre maison. Quant aux bourses que je vais toucher, si elles sont reconduites, ça suffit à peine pour le loyer de ma chambre au CROUS.
— Mes parents ? Ce sont des ouvriers textiles, et ils n'ont pas les moyens de raquer pour mes études. Tu saisis ? Nous sommes bien logées à la même enseigne, dans une galère identique.
— Mais… on a pourtant l'impression que tu as toujours de quoi vivre bien…
— J'ai un bon plan, et si tu veux, on peut en parler. Mais pas ici. Tout à l'heure dans ta ou ma piaule ?
— … Tu es sérieuse, là, Peg ?
— On ne peut pas l'être plus, ma belle. En attendant, je t'offre un drink ?
— … Je… je sais pas trop.
— Ne t'inquiète pas. Prends un truc costaud ; de toute manière, c'est pour te remettre d'aplomb, et tu en as bien besoin. Et puis je te dis que je paie : alors… profites-en.


— Vingt-cinq ans, c'est chouette d'avoir encore la vie devant toi, Sarah ! Arrête de ruminer je ne sais quoi. Coupe ce fichu gâteau qui nous fait envie. Allez, tu ne vois pas qu'on en salive depuis un moment ?
— Oui, oui. Mais avant je veux vous remercier, toutes. C'est sympa, ce… cette surprise pour mon anniversaire.
— Ben, tu en aurais fait autant pour nous… et puis tu es la meilleure d'entre nous. Tu es toujours là quand l'une de nous a besoin de toi ; on sait pouvoir compter sur toi. Nous sommes toutes certaines que tu t'occuperas bien de nos mioches ; même Virginie est d'accord, et pourtant elle n'a guère confiance en qui que ce soit. On se demande même si elle s'aime elle-même…

Nous nous esclaffons toutes ! La longue lame du couteau de cuisine vient d'entrer dans la génoise et la crème moka. Déjà les yeux ronds et la bouche en cul de poule, les minettes autour de moi se lèchent les babines. Gourmandise, quand tu nous tiens ! Elles ont toutes les quatre des étoiles dans les prunelles. Alors comme ça, pour ces gentillesses, pour toutes leurs attentions, j'embrasse mes amies une par une.

— Tu ne vas pas nous faire chialer ! Pas aujourd'hui !
— Mais non…
— Tu es la plus riche de nous toutes.
— Oui, riche de votre amitié, Mesdames ; pour le reste…
— Pas la peine de nous la jouer à l'humilité ; d'habitude, c'est toujours toi qui paies la bouffe de nos petites soirées. Alors bien que nous n'ayons pas tes moyens, nous tenions à te renvoyer l'ascenseur au moins une fois. Alors tes vingt-cinq berges, vieille fille, sont les bienvenues.

L'hilarité est de nouveau générale. Mais si je ris, c'est peut-être pour masquer la partie sombre du roman… ce qu'elles ne savent pas, et que je souhaite qu'elles ne sachent jamais.

Les assiettes à dessert sont distribuées et un bon Crémant d'Alsace coule dans les verres à moutarde recyclés de Clothilde, chez qui nous nous trouvons pour l'occasion. Donc si les yeux pétillent quelques minutes plus tard – ou plus exactement si les miens laissent échapper quelques éclats d'eau du cœur – je mets cela sur le compte de l'émotion de ce solennel moment.

Bien que…

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