Nos jeunes années
Charline8821/11/2018Les nouveaux beaux jours
Les mois s'envolaient, d'autres saisons aussi, et la petite jeune fille devenait une dame. Elle restait parfois des heures à surveiller, de la fenêtre, le chemin qui montait vers la ferme. Ce printemps nouveau commençait avec les arbres qui se réveillaient d'un long hiver. Elle vit la première un étrange camion qui apportait de longs troncs d'arbres bien lisses. Alix avait fait venir aussi un drôle de type. Armé d'un tournevis, d'une chignole et de fils gainés de tissu rouge, noir, bleu ou marron, il installait des bidules qui couraient le long des murs. Il fit ainsi le tour de toutes les pièces de la maison. Jeannot jurait les grands dieux que quand tout serait terminé, la ferme serait… moderne.
À l'extérieur, les grands bois étaient, quant à eux, dressés par des hommes casqués, et d'autres fils y furent pendus. Ça faisait des raies dans le ciel bleu de ce début de mars. Puis les mêmes gaillards posèrent sur le mur du charriEntrée des granges vosgiennes ; endroit où l'on battait le grain. une sorte de boîte où arrivait seulement un gros câble noir. Alix appelait ça « un compteur », et Louisette avait beau regarder ce truc, elle n'entrevoyait pas comment ceci pouvait changer la vie des gens. Le type qui avait lui aussi fini de coller des gaines de plomb partout dans toutes les pièces plaçait au bout d'étranges boules de verre. Tout le monde semblait se réjouir de ces innovations bizarres. Mais la jeune fille ne comprenait pas tout.
C'était un lundi soir ; de cela, elle s'en souviendrait toute sa vie. Le type avait lui aussi relié ses fils à ce compteur menaçant qui apeurait Louisette. Elle avait tout juste achevé la traite du soir. Le patron et Jeannot se trouvaient attablés à la cuisine. Ils buvaient le canon avec le gaillard qui s'approcha en rigolant de la jeune fille. Il saisit la main de Louisette.
— À vous l'honneur, Mademoiselle. Allons, n'ayez pas peur.
— Mais…
— Allons, vous ne craignez rien. Vous voyez ce bouton marron contre le mur ? Appuyez simplement dessus et vous comprendrez.
Le poignet soutenu fut avancé vers ce bidule qui était fixé au mur, et elle fit comme on lui demandait. Immédiatement, le petit globe de verre que les hommes appelaient « ampoule » se mit à briller. Il faisait comme un soleil dans la pièce. Si fort que Louisette mit ses mains devant ses yeux. La cuisine était illuminée comme en plein jour alors qu'il était onze heures du soir. Pour s'assurer que c'était bon, le gaillard lui fit faire, en lui tenant toujours la paluche, toutes les piaules de la ferme. Partout après son passage, le soleil de minuit inondait les meubles et les gens. Même l'étable où les vaches s'agitaient dans ces rayons de soleil d'un nouveau genre, même là, la lumière laissait voir tous les détails.
— Tu vois, Louison : c'est beau, hein ? Et puis tu ne sais pas ? Eh ben… Albert va rentrer bientôt. Il nous a écrit. Il a la quille dans quelques jours. Terminée, sa vie de troufion. Le père aussi est content, même s'il ne le montre pas.
— Et ça va servir à quoi de voir clair la nuit ? Je vais devoir travailler encore plus ?
— Mais non, nigaude ! Tu pourras lire si tu en as envie, faire du tricot devant la cheminée sans t'user la vue aux reflets de la lampe à pétrole. Sans compter qu'on pouvait foutre le feu avec ces saloperies de lanternes.
— Moi, je l'aime bien, ma lampe ; ça me fait peur votre… électricité.
— Bientôt, tout le monde aura ça : toutes les maisons de France et du monde.
— Ben… il va en falloir des kilomètres de vos fils, alors…
— Et tu ne connais pas encore la meilleure… Papa va te faire mettre l'eau sur la pierre à eau. Avec des tuyaux et des robinets, elle viendra toute seule à la maison. Nous n'irons plus la tirer au puits.
— Il va faire cela, Alix ? Mais ça va coûter des sous…
— Ouais ! C'est parce qu'Albert, il ne revient pas tout seul. Il nous ramène une femme.
— Une femme ? Comment ça, une femme ? Où a-t-il bien pu dégotter une femme ?
— Il paraît qu'elle est alsacienne. Mais elle parle français d'après lui.
— Et Alix fait tout cela pour la… copine de son fils aîné ? Elle en a de la chance, celle-là !
— Tu vas aussi en profiter un peu, qu'en penses-tu ?
— Je n'ai pas d'avis… Moi, Jeannot, j'attends surtout des nouvelles de Jules et de mon Pierrot.
Elle repartit vers ses occupations, ayant pris bien soin de refermer derrière elle toutes ces lampes qui devaient leur rendre la vie plus douce. L'eau sur la pierre, ça, c'était quand même plus sérieux que des rayons de lumière en ampoule. Quand elle eut tout rangé et qu'elle regagnait sa chambre, d'un geste mesuré elle pressa le bouton au bas des escaliers. Et alors elle comprit enfin : ça permettait de se déplacer la nuit plus facilement. Et puis de cette manière, les ombres deviendraient moins… menaçantes. Elle en était là de ses réflexions quand la porte de sa chambre s'ouvrit en grand.
Le maître était là. Il appuya lui-même sur ce qu'il nommait pompeusement « interrupteur », un drôle de nom pour un simple bouton. Il avançait posément, sans se presser. À deux mètres d'elle, il sentait le pinard. Il avait encore un coup dans le nez, comme à chaque visite. Mais il lui paraissait moins dangereux, là, dans la lumière. Elle ne tremblait pas, cette lanterne sans pétrole. Il prit un grand soin pour refermer la porte derrière lui. Les yeux fixés sur la jeune femme, il ne parlait pas, ne demandait rien. Plus il s'approchait d'elle, plus Louisette reculait. Le regard de cet homme, ses yeux… il avait l'air halluciné.
— Non ! Non ! S'il vous plaît… Je ne veux pas !
— Tais-toi, nom de Dieu. C'est moi qui commande ici. Vas-tu te taire ?
Il venait de la jeter sur le lit, et sa main dégrafait déjà sa braguette. Elle tenta de le repousser, mais il avait une force du diable, le bougre de salaud ! L'affaire fut rapidement menée. Comme la première fois, il se servit du corps de la jeune femme sans chercher à savoir si elle en avait envie. Il cracha sa semence en elle et, son acte dégueulasse terminé, il rajustait déjà son pantalon. Alors, lumière ou pas, il y avait des choses qui ne changeraient donc jamais ? Cependant, Louisette devait reconnaître qu'il ne lui avait pas fait vraiment mal ; il avait seulement assouvi son envie. Le manque de femme pouvait s'avérer cruel… Immédiatement après cette pensée, elle se traita d'idiote : ce n'était pas une excuse.
Si seulement Jules était revenu… Mais depuis des mois et des mois, elle n'en avait plus de nouvelles. Il n'avait jamais donné signe de vie, pas un mot, rien ! Elle se mit à pleurer sur son lit. Une trace laiteuse lui coulait le long des jambes.
Au lever, elle fut suivie de près par Alix. Assis devant son bol de café fumant, il la regardait aller et venir ; il allait se couper une tranche de pain. Quand il leva les yeux sur elle, il n'eut pas le temps de réagir : elle avançait vers lui avec le grand couteau à désosser les viandes.
— Écoutez ! Si vous vous avisez de me retoucher encore une fois, je donne votre cœur et votre foie à bouffer aux cochons ! Je ne rigole plus. Et si vous dites un seul mot, je vous saigne comme un poulet.
— Hé, calme-toi ! Tu…
— Je quoi ? Vous croyez que vous avez le droit de vous servir de moi comme d'une paillasse ? Je suis quoi ici ? Un salaire de quatre sous, toujours à trimer pour vous autres, et quel remerciement ? Le patron s'adjuge le droit de me violer… J'ai bien envie d'aller voir les gendarmes et de leur raconter.
— Louison… pose ton couteau… on peut discuter, non ?
— Je parle, et vous la bouclez ! Plus jamais, vieux satyre, plus jamais ! Ne vous avisez plus jamais de me tripoter, sinon je vous fais votre fête. C'est compris ? ça ? Et si vous vous avisez de me foutre à la porte, je vous jure que je cours voir la maréchaussée. C'est compris, vieux salaud ?
— Oui, oui ! Ma pauvre Hélène…
— C'est ça ! Ça va être de la faute de votre malheureuse défunte maintenant. Sale lâche, va !
Il était blanc comme un linge. Devant ses yeux, le long coupe-coupe virevoltait et Louisette était comme hystérique. Il n'osait plus la ramener. Il baissa les yeux et promit tout ce qu'elle voulait. C'était vrai qu'il n'aurait jamais dû… mais il avait des envies de mâle, et la seule femme, c'était elle. Elle avait la haine et il s'en rendait compte soudain. Il n'y avait pas plus pris de plaisir que cela ; c'était juste comme qui dirait pour l'hygiène… mais il ne recommencerait pas de sitôt. Lentement, elle se calmait. L'autre ne mouftait plus. La moustache dans le jus, il tremblait. Colère ? Peur ? Un savant mélange des deux sans doute.
Toute la journée elle bougonna contre ce vicieux, ce sale type. Oh, bon Dieu, s'il osait encore ne serait-ce que poser un regard pervers sur elle… elle le clouerait contre le mur.
Il ne refit surface que le soir. Elle venait de finir de mouiller les fromagesMouiller les fromages : dans les caves des fermes vosgiennes, chaque jour les fromages sont retournés et on passe dessus un linge mouillé d'eau salée, d'où l'expression. quand il entra en coup de vent.
— Louisette… tu es encore fâchée ?
Elle haussa seulement les épaules, ne se retourna même pas.
— Mets deux assiettes de plus ; il y aura bien de la soupe pour deux bouches supplémentaires ?
— Vous ne picolerez pas, ce soir ! Je n'ai pas encore besoin que vous veniez entre mes pattes…
— Non, non : c'est seulement Albert qui arrive. Tiens, les voilà !
— Ah bon ! Il nous ramène donc une fille de loin là-bas ? Metz, c'est près de l'Alsace, ça… Je n'aurais pas cru.
Les mots se perdirent dans le brouhaha de la porte qui s'ouvrait. Une femme à la stature imposante venait de pénétrer, à la suite d'Albert, dans la cuisine. Elle portait de longs cheveux noirs comme les ailes des corbeaux. Ses yeux se portaient sur tout ce qui l'entourait, comme si elle inspectait les lieux.
— Papa, voici Gertrude. Gertrude, mon père.
— C'est Alix, moi. Lui, c'est Jean, mon cadet ; et Louisette… la bonne. C'est aussi la fille de la maison. Tout le monde se connaît maintenant. Alors, sachez que nous avons tous une place à table et que c'est toujours la même. La vôtre sera… ici.
Voilà ! La messe venait d'être dite. Gertrude souriait comme une bécasse sans rien dire. D'emblée, Louisette n'aima pas cette fille au tour de poitrine imposant ; c'est vrai que sa laiterie était bien garnie. Albert, après avoir serré Jeannot contre lui, vint saluer la bonne. Le cadet, lui, se montrait encore une fois plus attentif aux avantages de la donzelle nouvelle qu'à la conversation qui occupait toute la famille. La soupe eut un franc succès. Les patates et le rôti de ce midi plaisaient aussi à la bru du maître ; elle en reprit deux fois.
L'animosité entre les deux femmes, immédiatement palpable, fut ressentie par les hommes. Aucun d'entre eux ne prit le risque d'affronter Louisette, surtout pas le maître qui voulait à tout prix oublier l'incident précédent. Par contre, Gertrude tenta immédiatement de s'imposer comme la maîtresse potentielle des lieux. Sa qualité d'épouse du fils du patron lui faisait croire qu'elle pouvait profiter de cet avantage ; dans sa naïveté, elle commit plusieurs erreurs. La première, attaquer bille en tête la jeune fille qui se tapait tout le boulot ; la seconde, s'aliéner le jeune frère de son mari en voulant l'évincer rapidement.
Les jours qui suivirent l'installation du couple, la femme d'Albert commença à vouloir tout régimenter. Tout ce que faisait Louisette n'allait pas. Les reproches pleuvaient, et si au début les hommes de la maison s'amusaient de voir cette dragonne commander, les choses risquant de s'envenimer, Alix dut taper du poing sur la table. Il le fit d'une manière surprenante. Après le déjeuner de midi le dimanche, celui qui suivait l'office religieux, il ferma son grand « Eustache » et se leva.
— Bon. Pour les femelles de la maison, ici, c'est moi le patron. Albert le sera peut-être un jour, mais pour le moment, les ordres, ici c'est moi qui les donne.
— Vous dites ça pour moi, papa ?
— Je dis cela pour tout le monde ! C'est valable aussi bien pour Louisette que pour Gertrude ou Jean, voire même aussi pour Albert.
— Mais… je ne voulais que remettre deux ou trois choses en ordres, pas vous fâcher.
— Ouais ! Louisette travaille comme je lui demande. Mais si vous voulez faire les corvées à sa place, ça m'évitera de payer une bonne ; à vous de choisir.
Bien sûr, Louison avait baissé la tête. Un court instant elle songea que le vieux avait trouvé le moyen d'économiser ses sous et de se débarrasser d'elle. Puis elle comprit soudain qu'en fait il ne voulait qu'éviter une guerre ouverte entre « la Teutonne » – comme tout le monde l'appelait – et elle. Elle eut comme un sourire entendu. L'autre trépignait de rage, mais elle la ferma. Albert n'allait sûrement pas chercher l'affrontement.
— Notre Louisette a déjà assez de malheurs sans en rajouter une couche. L'incident est clos ! Quelqu'un veut ajouter quelque chose à ce qui vient d'être dit ?
Un grand silence pesant planait au-dessus de la tablée.
— Bien. Alors, tout va pour le mieux. Louisette, tu peux servir le café.
La bonne s'était levée et la cafetière laissa couler un jus bien noir dans les verres de vin vides. Gertrude était rouge coquelicot. Elle regardait par en dessous la jeune fille qui servait sans un mot. Le café bu en silence, les hommes repartirent dans la cour. La messe n'arrêtait pas le travail de la ferme.
— Tu es sans doute contente d'avoir créé un incident entre mon beau-père et moi ? Mais rira bien qui rira la dernière… Tu me paieras cela, fille de rien !
— Ça suffit ! Sinon je vais voir Alix et je fais mon baluchon. Moi, je sais travailler dur et il se trouvera bien une ferme pour m'accueillir dans la région. Les gens me connaissent et m'apprécient.
— C'est bon… fais juste ton boulot, mais je garde un œil sur toi.
— Je m'en fiche de vos avis de mijaurée. Vous ne méritez pas notre Albert.
— De quoi je me mêle, fille de rien, traîne-savate ? Allez, récure et va nettoyer le cul des vaches. Tu es grassement payée pour ce que tu fais.
— Vraiment ? Prenez donc ma place si ça vous chante, et on verra ce que vous savez faire.
Le retour d'Alix avait mis fin à la joute verbale des deux harpies prêtes à s'étriper. Gertrude était remontée dans sa chambre et Albert, quelques minutes après, l'avait suivie. Le dimanche était le jour du Seigneur, alors ne se faisait que l'indispensable. Alix réclama un autre café, et peu de temps après des beuglements significatifs démontrèrent que le fils de la maison honorait bien sa bourgeoise. Un enfant naîtrait-il de ces manœuvres dominicales ? L'avenir le dirait bien assez tôt. La vaisselle terminée que déjà il fallait que Louisette songe à pétrir la pâte pour le pain de la semaine.
Les dimanches, pour elle, étaient juste une antichambre de la semaine, une préparation à celle-ci. Elle prit tout de même quelques minutes au coin des fourneaux pour lire une page du journal. Un homme avait été arrêté dans l'Aube. Il avait tué des femmes, et toute une liste s'ensuivait, écrite dans la feuille de chou. La jeune femme ne prit pas la peine de lire les noms des victimes. Un sauvage de plus dans cette vie pourrie, ça ne l'intéressait pas vraiment : les hommes seraient bien toujours les mêmes barbares. Quand elle reposa la page, Alix était là qui la regardait. Il avait des yeux pisseux d'envie. Les frasques de sa bru et de son gamin l'avaient mis en appétit ?
— Ma pauvre Louison… toujours pas de nouvelles de ton frérot. Je sais c'est difficile pour toi, mais nous saurons, nous saurons un jour, c'est sûr. J'ai appris que notre Julot était dans la région. Je crois qu'il travaille au moulin des Corbières. Un bon gars, celui-là aussi.
— Ouais ? Ben pourquoi il n'était pas à l'office du dimanche ? Pas chrétien, tout ça…
— Tu sais, le moulin tourne aussi les dimanches, et la farine pour le pain n'attend pas les jours de semaine. Sans elle, pas de pain, ma belle. Ne t'inquiète pas trop pour ma bru… je saurai bien la remettre à sa place.
— J'ai vu ! Merci pour cela.
— Ça ne t'a pas donné des idées, à toi, ces couinements ? Tu imagines bien ce qu'Albert et elle faisaient ; tu n'as pas envie de…
— Plus jamais avec vous ! Vu ? Nous en avons fini avec ça. C'est bien clair ?
— Ne te fâche pas, c'était juste histoire de parler, et puis je ne suis qu'un homme.
— Un pourceau, vous voulez dire !
Il s'était tu, la regardant de travers en haussant les épaules avant de sortir vers le charri. Sûr qu'elle était capable de le couper en rondelles s'il… Enfin, il n'avait pas assez bu pour être fou de désir. Et puis l'information qu'il venait de lui donner valait son pesant d'or : Jules – son Jules – était dans le coin. Pourquoi n'était-il pas venu la rejoindre ? Elle aurait bien aimé le revoir ; et puis, qui sait, il avait peut-être des nouvelles de son frère Pierre. Elle irait traîner vers le moulin quand elle aura quelques minutes ; mais elle n'avait jamais assez de temps pour sortir. Un peu le dimanche, et encore… Alors elle écrasa une larme rebelle. La vie était mal foutue.
Le sommier de la chambre d'Albert et les cris de la boche qu'il devait chevaucher perturbaient le calme nocturne de la maison. Tous les soirs la sérénade recommençait. Les enfants ne se fabriquent pas autrement, mais l'Alsacienne avait la jouissance criarde, voire même hurleuse. Au moins son beau-père savait-il que son fils s'employait à lui usiner une descendance. Gertrude adoptait une autre technique maintenant vis-à-vis de la bonne : elle lui laissait encore plus de boulot et se plaignait que tout n'était pas net dans la maison. Alix, le patron, ne disait plus rien ; il se contenait d'écouter. Pas de remarques désobligeantes à Louisette : il avait compris que les choses ne s'arrangeraient pas entre la femme de son fils et leur employée.
Un soir par semaine, après la traite des vaches, la jeune femme devait monter dans le grenier à foin ; il fallait bien nourrir les bêtes. En ce début de nuit, elle s'activait à jeter dans le charri le foin nécessaire à alimenter le bétail pour les jours à venir. C'est vrai que les ampoules électriques s'avéraient bien utiles pour cette besogne ingrate. Pourtant, quand elle fut d'un coup plongée dans le noir absolu, elle prit peur. Sa fourche à la main, elle eut l'impression qu'une ombre allait fondre sur elle. Elle n'avait pas même eu le temps de crier.
Culbutée dans le foin, elle sentait qu'une patte rampait sous ses cotillons. L'autre avait déjà les doigts qui folâtraient dans sa culotte et elle se débattait comme une diablesse. Non ! Ça n'allait pas recommencer une fois de plus ! Elle se sentait submergée par le poids d'un adversaire invisible, un ennemi qui allait encore lui faire subir les derniers outrages. Elle voulut crier, mais une pogne en travers de sa bouche l'empêchait de hurler à sa guise. Le gaillard avait une force de taureau. Elle allait succomber tout bonnement, se rendant bien compte de l'inutilité de ses mouvements.
Sans qu'elle comprenne ce qui arrivait, elle sentit qu'une force incroyable arrachait l'agresseur de son ventre. Dans l'obscurité, une bagarre s'engageait entre deux inconnus. Elle rassembla ses idées et d'un bond se laissa glisser le long de l'échelle de meunier qui donnait accès au grenier. Puis en tâtonnant, elle chercha le bouton de la lumière. Quand elle appuya dessus, tout s'illumina. Deux silhouettes roulaient dans la poussière d'herbes sèches ; deux gars en chemise se battaient comme des chiffonniers.
Elle se saisit de la fourche, et courageusement regrimpa les barreaux. Près des deux loustics qui écumaient, elle reconnut de suite Albert ; et ne voyant l'autre que de dos, elle supposa que c'était lui son agresseur. Elle cria. Albert se releva, se mettant en garde devant l'inconnu dont Louisette ne voyait pas les traits.
— Je vais te faire la peau, mon salaud…
— Sale violeur, tu vas voir de quel bois je me chauffe !
Le barouf était si conséquent que Jeannot accourut, suivi en cela par Alix, et derrière eux la Teutonne. Les hommes se saisirent de l'intrus et Albert, la fourche reprise à Louisette, allait l'embrocher si son père n'y avait pas mis le holà. Mais dans la lumière, les bras en avant, le fils aîné de la maison ne l'entendait pas de cette oreille et s'approchait, les dents menaçantes. Il fit un geste ; un geste de trop. En faisant mine de donner un coup, il dévoila ses deux poignets. Et là, sur sa main qui enserrait le manche, une jolie trace rouge, faite de points pourtant déjà cicatrisés depuis un moment.
— C'est toi ! C'est toi qui m'as violée ! C'est toi, mon salaud ! Albert, tu as encore essayé tout à l'heure de me… tu vas crever !
— Hep là, jeune fille ! Ici, c'est moi qui commande. Attends voir un peu qui on a là ?
Il avait retourné brutalement l'homme qui avait défendu Louisette. La jeune femme en eut les jambes coupées.
— Jules… mais qu'est-ce que tu fais ici ? Julot, ce n'est pas possible…
— Si, c'est bien moi. Dès que j'ai eu un moment de libre, je suis venu te voir, et j'ai bien fait. Votre Albert est un salopard, Monsieur Alix. Je l'ai vu qui te guettait, ma pauvre Louison. Il était tapi dans un coin, et quand tu es montée je l'ai vu appuyer là-dessus.
D'un doigt, le garçon montrait le bouton en bakélite noir qui donnait ou reprenait la lumière.
— Après, j'en entendu que tu te débattais, ma jolie, et je suis monté. J'aurais dû toucher ce truc, mais j'en ai eu peur. Ensuite, eh bien nous nous sommes battus et vous êtes tous arrivés. Je crois qu'il a déjà fait ça une fois, mais notre Louisette l'avait mordu ; et s'il vous montre ses poignets, vous y verrez la marque des dents de la jeune fille.
— C'est vrai, ça, Albert ?
— Ne les écoute pas, papa ! Tu vois bien qu'ils ne nous aiment pas. C'est des menteurs et des va-nu-pieds.
— Ben, c'est ça… Montre donc tes poignets à ton père, racaille !
— Quoi ? Mon mari ne peut pas avoir fait ça à une fille de ferme. Vous racontez n'importe quoi !
— Ah oui ? Alors montre tes pognes, mon gaillard, ou je te fiche la raclée de ta vie. Montre-les à ton père !
— Alors, Albert ? Je peux voir ces poignets ?
— Laissez-moi tranquille. Foutez-nous la paix sinon je vous embroche ! Le premier qui fait un pas vers moi, je lui troue la paillasse. Je rentre de la guerre, moi, et je sais ce qu'il faut faire.
— Albert ! Fais pas le con ! Ça peut arriver à tout le monde de faire une connerie.
— Oui, mais deux fois là même, c'est pas permis. Je vais aller voir les gendarmes, Alix, je vous préviens. J'en ai assez d'être une paillasse pour les gens de votre famille et vous.
— Calmez-vous… nous allons trouver un arrangement.
— Foutez-les à la porte, papa ! Vous voyez bien que c'est à vos sous qu'ils en veulent.
— Toi, la Germaine, tu te tais. Ma décision est prise : ce soir vous bouclez vos baluchons, et toi et Albert, je ne veux plus vous voir chez moi demain matin. Quant à toi, mon garçon, merci d'être intervenu. Viens, on va boire un coup. Toi aussi tu viens, Louisette. Jeannot, avance. Laisse les deux crétins là faire leur valise. Viens, gamin, viens me raconter la grande ville, comment c'est.
Le calme revenu, ils étaient tous autour de la table. Le rouge dans les verres scellait l'alliance entre Jules et Alix. Jeannot, un instant perturbé par l'altercation entre son frère et les autres, ne semblait pas très joyeux. Dire qu'un soir Louisette avait cru que c'était Jeannot qui avait essayé une première fois… Mais il avait bien un bleu au poignet en serrant la main de Jules lors de son départ, il y a bien longtemps. Pourtant, oui, elle avait bien vu ce signe ; comme quoi une erreur reste toujours possible.
Elle apprit qu'Albert n'était pas seulement venu pour le décès de sa mère. Non, il était arrivé deux jours plus tôt mais avait fait la bringue en ville avec ses potes. Il avait perdu la boule et avait essayé de… la marque sur son poignet en était la preuve. Personne n'avait rien vu puisqu'il était reparti aussitôt l'enterrement fini. Et Jean, lui, s'était coincé la patte dans la porte de la grange.
— Allons, mon Jeannot, dis-toi qu'Albert, ce n'est pas très propre ce qu'il a fait. Je ferai les papiers chez le notaire et tu auras la ferme. Et vous deux, si vous voulez… je vous donnerai la terre des « Petits Arpents ». Elle est un peu rude et sauvage, mais avec deux bons bras, je crois qu'elle peut produire un bon grain de beaux épis…
— Pas deux bras, Alix. Non : quatre.
— Tu ne vas pas mettre Louison au boulot ; la tâche est rude, et c'est une femme…
— Non, bien sûr que non. J'ai retrouvé Pierrot, et il m'attend au moulin des Corbières. J'en connais une qui n'est pas près de le lâcher, son frérot !
— Oh… et pourquoi il n'est pas venu ? Mon Dieu, merci… Jules… merci.
— J'y suis pas pour grand-chose. J'ai lu un journal et je suis allé voir qui c'était, ce type qui avait tué des femmes dans le coin où ta mère vivait ; et là, j'ai rencontré un petit mendigot qui jouait de la mandoline. On a sympathisé, et quand il m'a dit s'appeler Pierre et avoir une frangine dans une ferme loin d'où il était, j'ai tout de suite compris.
Les larmes qui coulaient sur les joues de la demoiselle étaient un mélange de bonheur de ce frère retrouvé et de malheur pour sa pauvre mère.
— Bon. Eh bien tu vas coucher ici cette nuit, mon gars. Pas question de remonter au moulin en pleine nuit ; c'est trop risqué. Tu partageras ton lit avec lui, mon Jeannot.
— Tu ne ronfles pas, au moins ?
— T'inquiète pas, bonhomme ; tu auras ton repos… bien mérité.
— Vous savez, si vous nous donnez la terre des « Petits Arpents », on ne dira jamais rien à personne, Alix. Vous pouvez aussi garder votre Albert. Ne l'envoyez pas sur les routes battre la campagne. La leçon a été suffisante, je crois. Et puis au train où ça va, sa monture aura bien vite un poulain.
— Je sais bien, Louisette. Tu t'es toujours montrée bonne et généreuse, mais il a besoin d'une bonne leçon. Attendons demain.
Jean et Jules montèrent les premiers au lit. Mais dans la chambre, ils ne s'endormirent pas de suite. Jules guettait surtout les pas lourds du père Alix pour tenter de rejoindre la chambre de son amie. Quand enfin il entendit les marches grincer, il s'éclipsa par la fenêtre pour grimper sur celle de Louisette. Il n'eut nul besoin de frapper au carreau : les battants n'avaient pas été fermés. Il se retrouva sur le plancher en faisant le moins de bruit possible. Il chuchota dans la nuit qui l'entourait :
— Louison, ma Louison, tu dors ?
— Ben non, gros nigaud : je savais bien que tu allais venir. Comment il va, mon Pierrot ? Si tu savais comme j'ai hâte de le revoir, ce petit bonhomme !
— Petit ? Il a bien changé, tu sais ; c'est presque un homme aussi grand que moi, maintenant. Il joue de la mandoline comme personne…
— Comme c'est bête, la vie… Enfin, une chance que ce soir tu sois venu, sinon… Tu sais, entre Albert et sa femme, Alix et la ferme, je n'ai guère eu de temps pour penser à toi… à nous. Mais je sais bien que ça me fait plaisir que tu sois là.
— Dis, il fait un peu frisquet dans cette grande piaule, et je suis presque à poil.
— À poil ? Tu te balades comme ça ?
— Tu oublies que je suis censé être dans le pajot avec Jeannot. Tu ne voudrais pas que ce gourdin que je trimballe serve au petit cul du cadet de la ferme…
— Tu es idiot ou tu le fais exprès ? Allez, entre ! Viens dans les draps, mais fais gaffe de ne pas faire grincer le sommier : Alix pourrait bien venir te foutre son pied au derrière.
— Je crois plutôt qu'il serait jaloux, oui ! Il n'a jamais réessayé de…
— De quoi ? Bien sûr que non. Jamais.
Un pieu mensonge qui n'engagerait qu'elle, finalement. L'auteur des faits n'irait pas s'en vanter, et ça ne servirait à rien de rallumer des rancœurs inutiles. Alors, autant fermer les yeux sur un incident qui était somme toute banal à la campagne. Les filles de ferme devaient plus d'une fois servir de paillasse à leurs maîtres, sans que ça gêne quiconque.
— Tu te rends compte ? La terre des « Arpents », tous au pays en rêvent et elle sera à nous deux…
— Oui… celle-là ou une autre. Moi, mes trésors sont toi et Pierrot. Dommage que maman ne puisse plus en profiter…
— Dis, je peux toucher un peu ?
— Un peu quoi, cochon ? C'est à peine revenu que ça veut déjà me caresser le ventre ! Tu n'es pas normal, toi, hein ?
— Si tu savais comme j'ai imaginé cet instant… La chaleur de ton corps, la douceur aussi du souvenir qu'il m'a laissé.
— Et tu n'en as pas trouvé une plus… mieux que moi pour soulager ta bête ?
— Non, je n'en aurais pas voulu. Tu sais, quand on en a connu une comme toi, on ne peut plus s'en passer ; alors l'Albert, je le comprends un peu… même si la manière employée n'était pas la bonne.
— Salaud, va ! Tu me partagerais avec ce sale type ?
— Non : il a sa chèvre de l'Est ; il peut s'occuper de sa croupe de jument quand il en a envie. Alors pourquoi…
— Je crois que l'herbe est toujours plus verte dans les pâturages du voisin.
Il se pelotonnait contre elle. L'exiguïté du lit les obligeait à se coller l'un à l'autre, et les mains baladeuses du jeune homme furetaient de-ci de-là sans qu'elle ne cherche à les éloigner. Lentement, il mit les seins à l'air, puis y fourra son nez avant ses lèvres. Il s'employait à la caresser en silence, mais bien sûr leurs efforts furent vains : les ressorts du sommier fatigué couinaient, rendaient l'âme alors que les cajoleries devenaient plus ciblées. Les doigts avaient déjà ouvert la rose et un index s'était rendu maître des lieux. Elle haletait en lui mordant l'épaule pour ne pas crier.
Elle aussi osa les premiers gestes qui lui tirèrent des soupirs. Ses mains calleuses, plus habituées aux travaux de la ferme qu'à la dentelle, encerclaient un mât gorgé de sang. Jules respirait fort, et quand vint le moment où, n'y tenant plus, il dut se rendre à l'évidence – il lui fallait la monter – elle écartait les cuisses depuis un bon moment. Il s'était perdu dans un mont de Vénus à la friche drue et, en la léchant, il manqua s'étrangler à plusieurs reprises, à moitié étouffé par des poils frisottés. Elle eut un gémissement sauvage alors qu'en elle il se perdait de la plus délicieuse des manières. Elle lui griffa le dos, labourant ainsi des plaines et des vallées qu'elle venait tout juste de découvrir.
Les jeunes années étaient toutes là, devant eux. Il ne restait plus qu'à faire mûrir le blé et à faire germer les graines pour le pain. Mais d'autres graines aussi grandiraient sur ce sol libre, qui demanderaient bien d'autre sueur, bien d'autres larmes de sel. Elle ferma les yeux alors qu'il s'oubliait dans ce tabernacle chaud et doux. Il rua un peu sans une seule seconde penser que si la terre était fertile, le blé en herbe pourrait pousser… mais ça, c'était déjà une autre histoire.