Les enquêtes du curé Meslier
H.P. Brodsky11/07/2018La sorcière d’Étrépigny
Les contempteurs de l'athéisme pur et dur ne comprennent toujours pas aujourd'hui comment le curé Meslier qui écrivait la nuit contre la religion pouvait dans la journée se montrer aussi à cheval sur ses devoirs religieux. C'est qu'ils oublient un peu facilement en nos temps où la liberté de penser semble chose évidente, qu'à cette époque, ne pas croire en Dieu était impensable, et croire en autre chose était bien pire encore. Que l'on songe à ce pauvre Spinoza né peu de temps avant Meslier et qui, ayant prétendu que Dieu et la Nature était une seule et même entité, fut excommunié et maudit à jamais par sa communauté, excommunication qui a été renouvelée il y a peu de temps d'ailleurs (mais cela n'est pas le propos de notre histoire).
Donc, bien que respectant à la lettre les formes imposées par la Sainte Église Catholique, le curé Meslier n'en était pas moins un original qui prétendait diriger sa paroisse comme les premiers chrétiens qui, selon le livre des Actes des Apôtres, mettaient tout en commun et donnaient à chacun en fonction de ses besoins ; art de vivre qui aujourd'hui n'est plus défendu que par les socialistes libertaires appelés communément « anarchistes » par tous ceux que l'humanisme et la fraternité effraient.
Cette idée du partage venait d'ailleurs de fâcher une fois de plus le comte d'Étrépigny que Meslier venait d'invectiver durant la dernière messe avant de refuser de lui donner la communion tant qu'il ne se résoudrait pas à rendre à son jardinier les produits du potager que ce dernier avait pourtant cultivé en cachette sur les terres du comte. Mais, en disciple de Rousseau et en précurseur de Babeuf, Meslier défendait l'idée que la terre n'appartenait à personne, et que par conséquent ses fruits appartenaient à tous. Le comte menaça d'en référer à l’évêque et s'entendit répondre que ce prélat n'était pas au-dessus de la parole de Dieu, parole qui se trouvait dans les Écritures, et qu'en tant que ministre et serviteur de Dieu, Meslier, lui, avait le droit d'exiger cela de la part de chacun de ses fidèles, fussent-ils comtes, ducs, ou princes. Furieux, le comte d'Étrépigny décida alors de se rendre à Reims afin de demander aux autorités ecclésiales de faire entendre raison à ce curé insupportable.
On en était là, et nous étions mardi, lendemain du lundi de Pentecôte. Nous étions donc au printemps, et le temps était beau. Meslier lisait son bréviaire dans le jardin du presbytère lorsqu'il vit arriver une jeune fille courant dans sa direction. Il la reconnut immédiatement : il s'agissait de Perette, une des chambrières du château, intelligente et effrontée qui, prétendait-on, filait le parfait amour en cachette avec Édouard, le fils unique du comte, jeune homme brillant, libéral et acquis aux nouvelles idées que messieurs Diderot et Voltaire professaient à Paris. Édouard aurait pu être un allié important de notre curé ; hélas, il ne fréquentait l’église que très rarement et, disait-on, toujours contre sa volonté.
La pauvre Perette était essoufflée et semblait affolée.
— Eh bien, mon enfant, que se passe-t-il ? C’est bien la première fois que tu accours aussi vite en ma maison ! lui lança Meslier en riant.
— Monsieur le curé, il faut que vous m'accompagniez au château. Il se passe quelque chose de terrible.
— Mon Dieu, tu m'inquiètes. Dis-m'en plus, s'il te plaît.
— Je ne peux, ni ne veux, répondit Perette.
— Voilà qu'en plus tu te mets à citer cet hérétique de LutherSommé de se rétracter au sujet de ses 95 thèses contre les indulgences, Martin Luther déclara en public « Je ne peux, ni ne veux. », ce qui décida de son excommunication. ! Le Diable te serait-il apparu ?
— Pire que cela, mon Père. Il faut que vous veniez à notre secours, et vite, avant le retour de monsieur le comte, je vous en prie.
— Ah… S'il s'agit de contrarier ton seigneur, je t'accompagne derechef. M'en diras-tu un peu plus sur le chemin ?
— Que nenni ; mais monseigneur Édouard vous mettra bien vite au courant.
Meslier se rendit donc au château et fut reçu rapidement par le jeune homme qu'il trouva bien pâle et bien fébrile.
— Bonjour, Monseigneur. Que vous arrive-t-il ? Cela doit être bien grave pour qu'enfin vous vous résigniez à accepter les secours de la religion.
— Hélas, mon Père, j'avoue que jusqu'ici j'ai toujours considéré vos discours sur la foi comme billevesées. Je n'ai jamais cru ni aux miracles ni aux malédictions. Pauvre aveugle que j'étais…
— Mais ?
— Mais je viens d'être frappé moi-même par un sort.
— Un sort ?
— Oui. Que dois-je faire pour m'en défaire ?
— Si vous me disiez ce qui vous arrive…
— Est-ce absolument nécessaire, mon Père ?
— Je le crains, mon fils.
— Promettez-moi alors de n'en rien dire à quiconque, jamais. Et surtout pas à mon père.
— Je vous le promets.
— Vous connaissez Lison, la fille, la seconde fille de la Mathilde ?
— Oui, bien sûr.
— Vous savez qu'on la dit un peu sorcière ?
— Ce ne sont que ragots, Édouard ; la sorcellerie n'existe pas.
— Et moi je vous dis que si : j'en ai la preuve !
— Expliquez-moi cela.
— Il y a quelque temps, j'ai eu besoin de ses services afin de soigner mon cheval qui était fiévreux. Elle l'a soigné, et il va beaucoup mieux.
— C'est de la médecine, pas de la sorcellerie. Il m'arrive à moi-même de demander des potions à Lison lorsque je souffre de migraine.
— Je pensais comme vous. Cependant, elle m'a demandé pour paiement quelque chose de particulier.
— Quoi donc ?
— Elle voulait que… je… commette avec elle le péché de chair.
— Le péché de chair ? Diable ! Si j'en crois ce que l'on raconte, vous êtes connu pour ne pas considérer cela comme un péché, et être sur ce plan d'un naturel assez généreux…
— Des ragots, mon Père.
— Hum…
— Bon… Oui, j'admets que ce fut le cas. Mais aujourd'hui ça ne l'est plus. J'aime Perette d'un amour sincère, et bien que mon père voie cela d'un mauvais œil, c'est elle et elle seule que je veux aimer.
— Voilà qui est fort louable, Édouard.
— N'est-ce pas ? Hélas, Lison ne l'a pas entendu de cet oreille, et…
— Et ?
— Et elle m'a jeté une malédiction.
— Quelle malédiction ?
— Elle m'a noué l'aiguilletteNouer l'aiguillette : frapper d'impuissance. L'aiguillette étant la braguette qui, à cette époque, se fermait avec un lacet..
— Mon Dieu… murmura Meslier en réprimant un fou-rire.
— Ne riez pas, mon Père, je vous en supplie. Vous pouvez demander à ma pauvre Perette : je suis devenu incapable de l'honorer.
— Et que diantre voulez-vous que je fasse, Édouard ?
— Je ne sais pas. N'y a-t-il pas une formule, une prière que l'on puisse réciter dans ces cas-là ?
— Je l'ignore, mon fils. Si j'en crois la Bible, il n'y a pas d'autre solution que la prière et le repentir sincère. Il faut s'en remettre à Dieu et attendre qu'il agisse tout en gardant une infinie confiance en la Divine Providence.
— Alors je suis perdu. J'ai tant péché… Peut-être qu'une confession totale, suivie d'une absolution…
— Il me faudrait plusieurs mois pour vous confesser ! répondit Meslier en riant.
— Alors c'est sans issue…
Meslier cessa de rire. Le désespoir d’Édouard et sa crédulité l'amusaient et le touchaient à la fois. Il décida de lui venir en aide, tout en tirant partie de la situation.
— Vous êtes au courant des démarches entreprises par votre père à mon encontre ?
— Oui, mais croyez moi, sur ce point précis c'est à vous que je donne raison. Je suis désolé de ce qu'il est en train de faire. Vous allez une fois de plus subir les remontrances de l’évêque, et peut-être même être chassé d'Étrépigny.
— Chassé, non : aucun curé n'a envie de venir s'enterrer dans ce trou perdu. Et les remontrances de l’évêque ne m'importent pas plus que la perte de votre pucelage. Par contre… peut-être pourriez-vous offrir un potager à cultiver au jardinier de votre père. Le pauvre homme en a besoin pour nourrir sa famille.
— Évidemment que je le peux. Une partie des terres m'appartient déjà. Qu'il prenne ce qu'il souhaite dessus.
— Alors c'est d'accord. Je vais aller voir Lison pour la convaincre de lever sa malédiction. Vous devez avoir raison ; cette jeune femme doit avoir quelques dons de sorcellerie, et je compte bien la convaincre de ne plus les utiliser ainsi.
Meslier prit congé du jeune homme et se rendit auprès de Lison qu'il tança gentiment pour le mauvais tour joué au jeune châtelain.
— Et quoi, mon Père ? Il avait promis de me payer sans même connaître le prix. N'avais-je pas le droit d'en profiter un peu ?
— Lison, tu as abusé de ta réputation. Ce pauvre Édouard est désormais persuadé que toi seule a le pouvoir de dénouer son aiguillette.
— C'est donc un imbécile victime de sa propre superstition.
— Édouard est loin d'être un imbécile. Par contre, ce n'est pas le cas de son père, et si ce dernier apprend cette histoire d'une manière ou d'une autre, ce n'est plus moi qui risque de te rendre visite, mais l'Inquisition. Et alors ce n'est plus à des imbéciles que tu auras à faire, mais à des rebuts de l'humanité, pervers, sadiques et vicieux. Il est urgent que tu délivres ce pauvre Édouard.
Lison ramassa par terre un morceau de chanvre.
— Faites-lui parvenir ceci, mon Père, et dites-lui que j'ai ôté le nœud qui le rendait impuissant. Il retrouvera alors toutes ses facultés perdues. Quel dommage que seule cette dinde de Perette puisse désormais en profiter…
— Grâce à toi, le jardinier du château aura désormais un potager à lui. Je t'en sais gré, ma Lison, et je te dois un service. Demande-moi ce que tu voudras.
— Hélas, mon Père, je vois bien que vous aussi, vous êtes inaccessible…
— Voyons, Lison, ne plaisante pas avec ça ; je suis un homme d’Église.
— Pfft… ricana Lison. Soyez donc sérieux, curé. Ce n'est pas l'Église qui vous arrête : c'est votre nièce, n'est-ce pas ? Et ne tentez pas de nier ; n'oubliez pas que je suis la sorcière d'Étrépigny !