L’arrestation

Il sera difficile au lecteur peu au fait des événements qui bouleversèrent la France entre ces années 1789 et 1815 de comprendre l’amitié qui pouvait réunir des hommes comme Michel Ney et Joseph Fouché. Comment en effet ce brillant et magnifique soldat, digne héritier des chevaliers du Moyen-âge, et ce monstre froid de la politique, disciple de Machiavel, pouvaient-ils donc s’estimer à ce point, dans la mesure où ils semblaient si différents ?

Sans doute faut-il tenter de scruter leurs origines avec soin…

Michel Ney était le fils d’un tonnelier de la Sarre. Joseph Fouché celui d’un marin breton. Aucun des deux n’était destiné par la naissance à occuper une place remarquable dans l’Histoire de France. La Révolution française, en rebattant les cartes, permit à des hommes comme eux d’éclore et de montrer ce dont ils étaient capables.

Si tout le monde connaît plus ou moins le prince de la Moskowa, homme de lumière, la personnalité de Joseph Fouché est moins connue. Homme de l’ombre, il est et restera pour toujours l’objet de tous les fantasmes et de toutes les calomnies.

Allan Pinkerton savait tout cela ; il avait coutume de ne pas se fier aux rapports officiels, dont il savait trop bien que le but n’était pas d’établir la vérité, mais d’en créer une qui soit acceptable par les masses et qui puisse servir à les mener convenablement.

Fouché, donc, était officiellement un politicien retors et sans scrupules, dont l’exploit le plus marquant pendant la Révolution avait été de faire massacrer à Lyon, dans les conditions les plus horribles qui soient, deux mille contre-révolutionnaires.

C’est oublier l’ordre qu’il avait reçu de la Convention et qui exigeait la mort de cinq mille personnes afin de faire un exemple. C’est oublier qu’il avait volontairement refusé d’exécuter les femmes et les enfants, provoquant ainsi la fureur de Robespierre qui n’eut alors de cesse de réclamer la tête du futur duc d’Otrante. C’est enfin oublier comment il avait permis à de nombreux prêtres réfractaires de fuir discrètement, n’oubliant pas ce qu’il devait aux Oratoriens en matière d’éducation.

Fouché était donc le créateur d’une police nouvelle, redoutablement efficace, surveillant tout le monde, ayant des dossiers sensibles sur chaque citoyen français, du plus célèbre au plus obscur, gardant pour son compte personnel de nombreuses informations et se hissant grâce à elles aux sommets du pouvoir en tissant sa toile, telle une araignée de cauchemar.

C’est oublier le nombre de fois où Napoléon avait dû la vie à ces informations secrètes…

Un matin, ce dernier, en fureur, entra dans le bureau de son ministre de la Police et l’interpella violemment :

— Monsieur Fouché, j’étais hier soir…
— Je sais où se trouvait Votre Majesté hier soir.
— Comment cela, Fouché… vous m’espionnez ?
— Ne suis-je pas chargé de votre sécurité ?
— Fouché, je devrais vous faire pendre !
— Je ne suis pas d’accord avec Votre Majesté. Si elle daigne jeter un œil sur ce dossier que je tiens à sa disposition…

Et l’empereur apprit comment un nouvel attentat avait été déjoué alors qu’il se rendait chez une de ses maîtresses.

— Mais enfin, Fouché, comment pouviez-vous savoir ? Seule Madame de… savait que…
— J’essaie simplement de faire mon travail discrètement et de remplir mes fonctions du mieux qu’il m’est possible.
— Vous m’espionnez jusque dans mon lit ?
— Si Votre Majesté me permet… il ne s’agissait pas de son lit.

Anecdote croustillante qui faisait rire Pinkerton chaque fois qu’il la relisait. D’autant plus que s’il ne s’agissait pas du lit de l’empereur dans ce cas précis, l’un de des principaux informateurs du ministre de la Police n’était nulle autre que l’impératrice, toujours couverte de dettes, n’osant pas en parler à son ténébreux mari, et qu’il renflouait généreusement en échange de ses confidences.

Il faudrait écrire plusieurs livres pour rendre justice à cet homme. Mais les temps ne sont pas encore venus ; ils viendront, sans doute, un jour… mais ce n’était ni l’heure, ni pour tout dire le rôle d’Allan Pinkerton d’écrire ces pages.

Il n’y eut pas, comme on peut s’en douter, de rapport officiel concernant la rencontre entre Ney et le duc d’Otrante. Juste quelques témoignages issus des confidences faites par le Brave des braves à quelques-uns de ses amis.

— Prince, j’ai bien reçu votre lettre. Et vous savez que je vous crois, bien entendu.
— Merci, Monsieur le Duc d’Otrante. Si vous saviez comme ces calomnies me blessent…
— Elles sont inévitables. L’empereur est perdu ; il faut donc un coupable à ceux qui l’ont soutenu. Mais ce n’est pas de cela que vous devez vous inquiéter.
— Et de quoi d’autre, par le Diable ?
— Par le Diable ? Vous ne croyez pas si bien dire : un diable boiteux, même. J’ai reçu la visite de Talleyrand, hier soir.
— Cette limace visqueuse, toute emplie de fiel…
— Oui, Michel ; et vous êtes en danger. Vous devez fuir la France.
— Comment cela…
— Les Bourbon sont de retour, dans les malles des alliés.
— Les Bourbon ? Mais le peuple les hait.
— Depuis quand donc les vainqueurs demandent-ils leur avis aux peuples vaincus ? Le gros Louis posera bientôt à nouveau son derrière de podagre sur le trône. Et vous l’avez trahi… Je ne donne pas cher de votre peau.
— Joseph, vous êtes actuellement chef du gouvernement provisoire. Vous pouvez exiger…
— Rien du tout. Chef du gouvernement provisoire, c’est à dire gouvernement de transition. Et je ne puis m’opposer à la volonté des Anglais sans en appeler aux armes. Or, vous-même avez bien insisté sur l’inutilité de verser à nouveau le sang de nos soldats sur le sol français.
— Je ne fuirai pas ; je suis Pair de France. Ils n’ont pas le droit d’attenter à ma vie.
— Vous aviez surtout promis de ramener l’Ogre dans une cage de fer… et vous êtes revenu à la tête de ses armées. Louis XVIII est impotent, mais il a un cul et une mémoire d’éléphant.
— Alors vous êtes également en danger vous aussi, Joseph. Il se souviendra sans doute que vous avez voté la mort de son frère « bien-aimé », qu’il méprisait tant.
— Le fait qu’il puisse s’asseoir sur le trône en partie grâce à moi est, paraît-il, à ses yeux une « circonstance atténuante », selon Talleyrand.
— Et vous croyez ce serpent ?
— Non. Mais la réalité, c’est que je tiens Paris par ma police, et la plupart des immigrés par mes dossiers. Ils ne peuvent pas grand-chose contre moi… pour l’instant.
— Pour l’instant ?
— Quelques mois. Le temps de permettre à des hommes comme vous de se mettre à l’abri. Je vous ai fait établir un passeport qui vous permettra de sortir du pays.
— Pour aller où ? Allons… le pays grouille de soldats anglais.
— Les Anglais ne toucheront pas à un seul cheveu de votre tête : ils sont les meilleurs alliés de votre fuite.
— Après ce que je viens de leur faire ? Vous plaisantez, Joseph !
— Oh, je ne dis pas que le duc de Wellington n’ait pas rêvé qu’une balle de fusil ou qu’un boulet vous emporte à Waterloo ; mais la guerre est terminée. Et au-delà de l’admiration que vous suscitez pour lui, il y a des liens qui sont indestructibles.
— Expliquez-vous ; je ne comprends pas.
— Vous avez très bien compris, Michel. Mais puisque vous souhaitez que je sois plus clair encore, votre « Frère », le duc de Wellington, a déclaré que vous étiez désormais sous sa protection.
— Comment savez-vous ça, Joseph ?
— Oh, vous allez me vexer, dit Fouché en riant. Cela fait bien longtemps que toutes les loges maçonniques du pays sont infiltrées.
— Mais… pour Wellington ?
— Le duc est un homme d’honneur, comme vous le savez. Et l’importance du personnage valait bien que je mène une petite enquête.
— L’Angleterre, donc…
— C’est une option ; mais à votre place, j’opterais pour le Nouveau-Monde.
— Les Amériques…
— Oui, Michel : nouveau monde, nouvelle vie.
— Et ma famille ?
— Plus tard, Michel, si je peux me maintenir en place suffisamment longtemps et endormir les Bourbon. Pour l’instant, sauvez donc votre tête. Tenez, voici votre passeport.

Ah, si seulement le prince de la Moskowa avait pris immédiatement la décision de partir… Mais « on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers », comme disait Danton, pressé de fuir dans les même conditions quelques années auparavant. Au lieu de prendre le bateau pour l’Amérique, Ney décida de rendre d’abord visite à sa famille dans le Lot. Il faisait beau, et loin des affaires de Paris, il en oublia un moment les dangers de sa situation.

Entre-temps, Louis XVIII avait repris le pouvoir ; et Fouché, persuadé que son ami était loin désormais, n’hésita pas à le mettre sur la liste des traîtres recherchés. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’endormir la méfiance du pouvoir en place en faisant preuve d’une apparente bonne volonté.

Au château de Bessonies, chez sa belle-sœur, le maréchal commettra l’imprudence de laisser traîner son sabre dans le salon. Un visiteur le remarquera, et une lettre de dénonciation parviendra au préfet.

Le 3 août 1815, les gendarmes entourèrent le château. Ney ne se démonta pas pour autant :

— Qui demandez-vous ? cria-t-il de la fenêtre.
— Le maréchal Ney !
— Ne bougez pas, je m’en vais vous le montrer.

Ayant donné sa parole de soldat de ne pas tenter de fuir, le prince de la Moskowa suivit alors ses geôliers en direction de Paris. Immédiatement averti par un « Frère », le général Exelmans lui fit parvenir un courrier par lequel il se proposait de venir le délivrer. Ney fit répondre que cela n’était pas nécessaire. Le 19 août, il était enfermé à la Conciergerie.

La véracité de tous ces faits ne pouvant être mise en doute (l’Histoire officielle recoupant avec exactitude les rapports et les témoignages émanant d’autres sources), Allan Pinkerton avait pour tout dire bien du mal à comprendre un tel comportement. Quels pouvaient-être les pensées du maréchal à ce moment de son existence ? Souhaitait-il mourir en martyr ? Mais alors, pourquoi être parti se réfugier dans le Lot ? Rester à Paris face à ses ennemis aurait sans doute été plus simple. Pensait-il vraiment pouvoir se justifier au cours d’un procès ? Il aurait fallu beaucoup de folie ou de naïveté pour espérer que Louis XVIII lui pardonne son ralliement à Napoléon. Ou alors avait-il reçu des informations concernant la conduite à tenir ? Tout cela n’était-il en réalité qu’un plan subtil destiné à favoriser son évasion ? À la lecture des documents qui suivront, on pouvait évidemment se poser sérieusement la question. Mais tout cela paraissait si fou, si compliqué, si improbable…

Une chose cependant était certaine : depuis son entrevue avec Fouché, Michel Ney avait retrouvé son calme. À sa sortie, il avait repris contact avec les membres de la respectable loge Saint-Jean de Jérusalem (Orient de Nancy), au sein de laquelle il avait été initié en 1801, et où il avait gravi les degrés jusqu’au grade de Maître.

Il savait que des contacts avaient été pris avec des Frères de la Lodge 494 (Orient de Trim, dans le Comté de Meath, en Irlande) dont était membre le duc de Wellington, et de la loge Friedrich zu den drei Balken (Orient de Münster) où Blücher siégeait à l’Orient en qualité de Vénérable Maître. La suite de cette histoire relevait-elle d’une énorme, d’une gigantesque conspiration ?

Si tel était le cas, tout avait été fait sous le sceau du secret, et c’était bien là ce qui posait problème à Allan Pinkerton. Pouvait-on révéler ce secret, fût-ce au nom de la Vérité ? Ne valait-il pas mieux le laisser dormir… Mais alors dans ce cas, combien de générations vivraient-elles encore dans le mensonge ? Et ces derniers mots, prononcés par Peter Stuart Ney sur son lit de mort : « Je ne veux pas mourir avec un mensonge sur mes lèvres : par ce qu’il y a de plus sacré, je suis Ney, maréchal de France. » Que faire des dernières volontés d’un mourant, qui disait peut-être la vérité ?

Plus il avançait dans l’étude de son dossier, moins les doutes étaient permis pour Allan Pinkerton. La question qui se posait à lui n’était plus en réalité celui de la véracité : c’était celle de la nécessité de la révéler. Et de tout ce que cela allait entraîner par la suite.

Il décida de s’octroyer une nouvelle pause et alluma un de ces énormes cigares qu’il rangeait dans les tiroirs de son bureau. Il eut envie également de se servir un peu de whisky, mais il était encore tôt et la journée était loin d’être terminée. Sans doute même devrait-il travailler encore une bonne partie de la nuit. Les agapes attendraient donc un peu…