Chapitre 1

Avertissement :

Ce texte est une promenade qui prend son temps…
Ce préambule devrait suffire à décourager les bourrins et les bourrines qui recherchent des histoires sans fioritures où le personnage féminin n'a plus sa culotte à la deuxième phrase, où il est nommément signifié qu'elle est UNE SALOPE (en capitales) et en conséquence suce à la troisième (si du moins la ponctuation permet de différencier les phrases).
Pour les autres dont les attentes sont moins urgentes, mais qui sont au Jardin d'Aphrodite malgré tout pour que soit abordée la question réjouissante du sexe, je demande néanmoins de la patience, qui j'espère saura être récompensée à leurs yeux exigeants.

Ce matin-là vers 11 heures, je descends chercher le courrier, je n'attends rien de spécial : c'est un prétexte pour bouger un peu, lever le cul de devant mon Mac, descendre et remonter mes quatre étages.

Ce qu'il y a dans la boîte me fait lever un sourcil (une enveloppe de mon éditeur, qui ne donne pas de nouvelles depuis la sortie de mon bouquin et quelques billets de train pour aller faire des signatures) et puis ouvrir de grands yeux stupéfaits, bouche bée : un chèque. Et pas un petit chèque. Un chèque… énorme ! Avec une lettre que je parcours rapidement, un peu étourdi par le montant du chèque que je vérifie trois fois. Il y a eu une réimpression triplant le tirage initial, gnagnagna et…

Je regarde encore le chèque ; j'ai peur qu'il ne s'évapore, qu'il ne tombe en poussière, d'être en train de rêver. Je n'ai pas bu, pas pris de drogues ; il faut… le mettre en sécurité. Non. Enfin oui : à la banque. Sur mon compte. SUR MON COMPTE.

Ce montant, bon sang… J'avais compris qu'il y avait de bons retours dans la presse, et je le voyais bien placé dans les librairies. J'étais super-fier, mais… Waow !

Je me frotte le visage et réagis enfin : je ferme ma boîte aux lettres. Mes mains tremblent un peu. Je remets le chèque dans l'enveloppe que je fourre dans la poche intérieure droite de ma veste en jean et je me rends d'un pas fébrile à ma banque. Je suis nerveux : c'est peut-être un rêve, une farce ; un tel chiffre… ça rend forcément paranoïaque. Mais voilà, c'est fait : la banque, l'automate, le clavier, et puis… le reçu. Voilà. Sur mon compte. Après… ?

Sur le chemin du retour, je survole le trottoir. J'avance d'une démarche de moineau cocaïnomane, par petits bonds réjouis, le cœur battant la chamade, et je prélève mon téléphone dans ma poche de jean pour appeler ma femme, en déplacement dans sa famille, lui annoncer la nouvelle atomique !

Mais… elle ne partage pas mon enthousiasme et me rappelle les conditions difficiles de mise en œuvre de ce bouquin, les messages contradictoires de l'éditeur, les nuits blanches, les délais reportés… Elle est contente pour moi, mais n'est pas vraiment impressionnée ni même franchement concernée par ce chèque-surprise. En riant, un peu ironique, elle me dit d'en profiter et me conseille surtout de changer d'éditeur, maintenant que le bouquin a du succès.

Je raccroche, perplexe. Euh oui, OK. Mais… le fruit, la récompense inattendue de cette galère me met en joie, moi : ce bouquin si difficile à boucler, c'est mon bébé !


Le jour suivant, en cours, je réfléchis à quoi faire de tout cela si imprévu, ou plus précisément quoi m'offrir pour marquer le coup : ce fut effectivement une galère, ce projet. Je veux du miel, du pain d'épices dans la soupe, du yaourt maison. J'ai le sentiment (dont je sais pertinemment qu'il est infantile) que j'y ai droit, bon chien de nom d'un sang, à ma récompense !

Je peux m'acheter une voiture. Yeah ! Certes pas la Jaguar XJS cabriolet de mes rêves, même si ce serait sans doute tout à fait possible, mais trop coûteux à entretenir par la suite. Ni une SM. Nan, je ne veux pas un caprice (peut-être une Capri ?), mais un cadeau que je garde. Et j'aime bien les voitures, un peu anciennes mais pas trop…
À la fin de ma journée de cours, j'ai trouvé, et en rentrant, tout excité, je me mets en quête de la perle rare : une Lancia Beta coupé.

Le lendemain, mercredi, j'ai pris contact avec un club de voitures italiennes, et un monsieur enthousiaste me donne le numéro du propriétaire d'un coupé deux litres Volumex « en magnifique état » ; je le constate le samedi suivant en me rendant dans les Yvelines et en signant l'achat de la si jolie et excitante voiture. Elle est gris-bleu, son moteur est un ravissement de modulations joyeuses et féroces, l'intérieur sent le cuir, le plastique et la conduite sport. Un rêve automobile, dans lequel je repars. Mon cœur fait des boum-boum avec le compte-tours, et je rayonne d'une joie de petit garçon !

Elle dort dans un parking souterrain, et le dimanche je suis prêt. J'ai tout préparé. J'ai pris ma semaine. Des vacances, bon sang, sauvages, égoïstes, si prometteuses ! Puisque mon livre parle de la Bretagne, c'est là-bas que je vais en promenade avec ma Carte Bleue, pas de programme précis, à bord de mon vieux bolide italien.

Le plein pour la Lancia, et pour moi un panier pique-nique, un pack d'eau gazeuse, un thermos de café (italien lui aussi), mon appareil photo, un carnet de croquis et ma trousse, une petite valise et le sourire aux lèvres : je suis le roi ! Tout le monde s'en fiche mais je ronronne du privilège rare de me faire plaisir, au rythme que je veux. Car je ne prends pas l'autoroute : Vinci se passera bien de ma bonne fortune.

Un peu avant midi, je quitte enfin Paris et me lance tranquillement vers l'Ouest. Le soleil fait briller la belle carrosserie. J'ai le temps, et sur le nez mes Wayfarer qui datent de la même époque que mon coupé. J'aurais peut-être pu aller à Rome, carrément, en écoutant Daho ? Non : la Bretagne.
Et j'écoute Brigitte.

Le soir, après un bon dîner, je dors dans une chambre d'hôtes adorable près de Laval. J'ai prévu de ne pas aborder la Bretagne par le Nord : je veux d'abord passer par Rennes.


Je me réveille tard le lendemain, heureux et détendu. La douche est spacieuse, le petit déjeuner délicieux, et mes hôtes charmants. Il y a du vent et un soleil printanier. J'ai l'impression de nager dans le luxe ! Pas le luxe clinquant et aseptisé d'un prince saoudien : celui d'un auteur qui prend son temps au cœur d'une parenthèse, et qui a un peu les moyens de le faire…

La voiture est jolie, légère, nerveuse, onctueuse. Elle tourne rond. Je l'ai bien en mains et elle me conduit en un clin d'œil à Rennes où je la gare dans un parking avant de flâner, le carnet de croquis à la main. Je prends des photos que ne prennent pas les gens : des photos de flaques, de reflets sur les ardoises d'un toit, des photos de nuages, d'un arc-en-ciel presque transparent – mais on verra bien – et même de parapluie dans une poubelle.
Je fais ce que je veux.

Et puis après un thé dans un salon de thé très comme il faut dans lequel j'achète un kouign amann pour la route, je regagne le parking : je veux voir la mer !

Ah, le bruit de ce deux-litres quand je grimpe joyeusement la rampe de sortie du parking…
Mais je ferme la fenêtre : c'est Eddy Mitchell qui m'accompagne, des chansons que nous chantions avec ma famille quand j'étais petit, sur la route des vacances.
Je rêvasse, le sourire aux lèvres, et suis la route qui se présente, direction l'océan.

Vers 18 heures, j'aperçois enfin l'Atlantique. J'en frisonne de bonheur, et après quelques kilomètres le long du littoral, vers le Nord (je ne sais pas exactement où je suis, en fait), je me gare le long d'une barrière. L'air est doux et vif.

Un petit chemin me conduit à une petite plage de sable. Je respire les embruns emportés par le vent, l'odeur des algues. J'écoute quelques plaintes ou cris d'amour (ce peut être la même chose) de mouettes… non, ce sont des goélands, en fait, qui se balancent dans le ciel au-dessus de moi, et après avoir enlevé mes chaussures de Parisien, m'assieds sur un vénérable rocher couleur rouille.

Je rêvasse, immobile, et puis je me rends compte que le temps change assez vite : les nuages galopent et apportent la nuit, l'air peu à peu se charge d'une chaleur d'orage. J'ai un manteau dans la voiture, mais ce n'est pas encore nécessaire : je profite du temps, de l'air, des parfums, et de la liberté d'être là sans qu'on me demande quoi que ce soit, sans être connecté au monde tout autour qui ignore où je suis. Je rêvasse.

Il fait chaud maintenant ; le vent est tombé si brusquement que c'en est presque anormal, inquiétant. Je contemple et admire, fasciné, les nuages qui se sont regroupés, agglomérés, alourdis et comme tapis au-dessus du paysage qui glisse peu à peu vers l'obscurité.
Le premier coup de tonnerre roule doucement, timidement, et je me secoue pour regagner la voiture. Sans musique, sous le charme, en écoutant simplement chanter la Lancia et gronder le tonnerre, je reprends ma route déserte le long de la mer. La nature tout autour prend des parfums d'orage, de terre mouillée déjà.

Vient la pluie, une grosse pluie hésitante qui résonne sur le capot, sur le toit de l'habitacle. Je suis heureux, je roule doucement, allume mes phares. La route qui serpente le long de l'océan devient foncée, brillante, et le vent se lève à nouveau. Je rêve toujours autant, et pourtant je ne peux pas être plus au cœur de ce qui se passe, au cœur de ma vie.

La pluie cesse bientôt mais pas le tonnerre, et je vois les premiers éclairs qui enguirlandent les nuages au-dessus de la lande. C'est si beau que je m'arrête et regarde, moteur éteint.
Je mange une pomme, du pain aux noix et de la confiture de ma mère, puis je redémarre.
La route a un peu séché, et je roule doucement quelques kilomètres, toujours attentif au spectacle intemporel du temps qu'il fait sous mes yeux : oui, je suis au spectacle.

Je ne sais pas au juste où je suis, et il va quand même falloir avant l'heure du dîner que je me préoccupe de mon hébergement : je ne peux pas débarquer n'importe où à n'importe quelle heure…

C'est là qu'après un virage je vois un homme de dos qui marche du côté droit de la route.
Il est en costume, un truc chic, avec une cravate et des chaussures de ville, comme s'il s'était échappé d'un mariage pour rentrer chez lui à pied.
Je ralentis. Il se retourne et considère ma voiture, un peu surpris, en souriant. Tandis que je m'arrête à sa hauteur, je le dévisage. C'est un bel homme, avec des yeux doux et sympathiques.

— Bonsoir ! Je peux vous déposer quelque part ?
— Bonsoir. Me déposer ? répond-il en riant. Je rentre d'Ar Gêr, et m'accompagner où je vais et d'où je viens, ma Doué… Je ne vous le souhaite pas.
— Ah ?

Un peu surpris, je lui demande s'il peut me dire où nous sommes, mais il me lance en riant :

— Kerzh da stagañ an avel ouzh ar strapenn !

Euuuh… Allons bon, c'est bien ma veine, un bretonnant actif… mais devant mon froncement de sourcils d'incompréhension, il poursuit en levant la main comme pour s'excuser avec un beau sourire qui n'a rien de narquois :

— Red e vefe din komz galleg… Je devrais parler français, désolé…

Il se penche à la portière. Il a un look des années quarante avec sa gomina, et son costume chic à larges revers me fait penser à ceux que portait Charles Trenet sur les vieilles photos.
Hé, mais il est à la dernière mode des hiiiiiipsters parisiens, en fait, et ça m'étonnerait qu'il le fasse exprès. Je ne sais pas d'où sort ce type souriant sans pardessus ni imper ni parapluie sur cette route perdue menacée par l'orage, ni où il va.

Il désigne la route devant :

— Si vous poursuivez par là, Monsieur, vous aurez des réponses : c'est votre chemin, et il est plein de jolies choses surprenantes. Suivez les indications et les gens.

Il rit et me lance un mystérieux « Araok ! » dont j'ignore la signification.
Je réponds un « Kenavo, Monsieur, et merci. Bonne soirée ! » avant de redémarrer doucement. Il me fait un signe en souriant toujours.

Bon sang, curieux personnage ! Et ce qu'il raconte est trop décousu pour que j'essaye de comprendre quelque chose.

Plus loin, la route revient un peu dans les terres, et alors que je repense à cette rencontre étrange et que la nuit avance, j'arrive à un croisement avec bien entendu un calvaire en granit, plutôt défraîchi, la base envahie d'herbes hautes. Et j'aperçois alors, garé sur le côté, un fourgon bleu-marine de gendarmerie et un gendarme planté à côté qui me regarde arriver.
Ah, voilà, je vais pouvoir être renseigné… !

Mais alors que je ralentis en arrivant au croisement, le gendarme me fait signe de poursuivre ma route de façon assez impérieuse : circulez !
Mince.
Le bras tendu vers la route que je suis, il fait des moulinets avec l'autre bras. Je n'ose pas ralentir plus et lui souris en passant devant lui en réaccélérant. Je soupire de dépit léger et remonte ma vitre. Raté, mais le type bretonnant de tout à l'heure m'a dit de suivre les gens et les indications, et celles du gendarme barbu étaient claires : continuez, c'est tout droit !

En longeant à nouveau la falaise qui surplombe la mer aux reflets métalliques et mouvants, je me concentre sur la nécessité de trouver un hébergement : la nuit est là, tombant d'autant plus vite que le ciel est maintenant chargé de gros nuages de toutes les nuances de gris chauds – warm grey –, bien plus de cinquante nuances, et les éclairs illuminent régulièrement le dessous des reliefs lourds de cette masse menaçante.

Je réfléchis à cette question, mais quelque chose me titille l'esprit, et puis… merde : je me rends compte d'une chose qui ne colle pas :

Le fourgon de gendarmerie, tout à l'heure, c'était un Renault Trafic impeccable, bleu-marine, comme neuf, mais… un modèle des années quatre-vingts. Merde, c'est quoi ce gag ? Le fourgon que j'ai vu sur le bord de la route, il n'est plus du tout en service nulle part, dans aucune administration, même aussi soigneuse de son matériel que la Gendarmerie.

Je suis très intrigué ; j'ai même envie de faire demi-tour. Un tournage ? Des collectionneurs ? C'est bizarre. Et puis j'éclate de rire tout seul dans ma Lancia : la lande bretonne, l'orage qui menace, le vent, le gaillard sur la route sorti de je ne sais où, le gendarme d'une autre époque, la mer grise et grondante… Tout est logique : Bretagne, terre de légende, je suis pris dans tes filets, victime impuissante et fascinée, pour goûter à tes histoires fantastiques. Je vais bientôt avoir droit aux fées et à l'Ankou, avec sa charrette et sa faux inversée ! Je ris pour me rassurer, cartésien et Parisien. J'allume la radio ; le passé encore, nostalgie plus récente : MC Solaar est l'as de trèfle qui pique son cœur.

Je rêvasse : où mène donc cette route ? L'homme me disait qu'il était plein de jolies choses surprenantes, ce chemin. Mais il y a la lande, le vent, la mer, et personne ! La confusion en moi, une sorte de crainte diffuse, la fatigue sans doute : être dans cette voiture me rassure. Elle est à moi. Même si elle n'est pas dans ma vie depuis longtemps, c'est chez moi.

Une pause : je me gare sur le bas-côté. J'éteins le moteur ; le silence.

Le kouign amann sur le tableau de bord me fait de l'œil, mais je le garde pour plus tard. Ce sera un énième café que je sirote tandis que soudain, bon sang, la pluie se met à tomber à fond. Toute la voiture résonne de la cascade de pluie qui s'abat, impressionnante et brutale, sur ma pauvre Lancia qui tangue un peu sous les assauts du vent qui se lève en même temps, et le tonnerre se lâche lui aussi.
Je suis pris de stupéfaction, tout petit dans ma minuscule voiture, au bord d'une route inconnue…

Réflexe idiot et instinctif (mais j'ai un peu tardé, ce coup-ci !) du citadin connecté plongé trop vite dans un bain mouvementé de nature triomphante et énorme : je m'empare de mon iPhone, et m'exclame in petto que mon mobile américain, lui, va me dire où je suis, où se trouve cette route, et m'offrir le choix des chambres d'hôtes les plus proches, avec prix et prestations, et des numéros de téléphone soulignés que je n'aurai même pas besoin de composer pour réserver ma nuit et m'extirper de cette orage de légende au milieu de la lande des Druides qui parlent pas un mot de français, bordel !

Réseau indisponible.

Oui, bien sûr. Chuis con, moi, avec mes certitudes du XXIe siècle et de village mondialisé, de surf perpétuel, et mon ami Google qui me prend dans ses bras rassurants. Je suis seul et paumé, et ma Carte Bleue qui déborde ne sert à rien.

Je pousse un soupir de rage et redémarre. Il se passe alors deux choses absolument simultanées : rien, et la pluie cesse d'un seul coup. À la même seconde. Conjonction étrange.
Rien, car la voiture ne démarre pas : même pas de contact. Ma Lancia Beta coupé 2000 Volumex est d'un seul coup un ensemble mécanique totalement inerte, immobile et silencieux, joli tas de ferraille et de plastique, cuir, verre et caoutchouc. La clef n'actionne pas la moindre étincelle. Rien.
Et la pluie a stoppé comme si là-haut on avait arrêté les flots en coupant le robinet d'un geste vif et définitif.

Aussi surprise que moi, toute la nature et la route ruissellent, dans les éclats anarchiques des éclairs qui, eux, s'en donnent à cœur-joie au milieu des roulements du tonnerre.

À nouveau j'éclate de rire, obligé : la panne inexplicable… Ça précède l'arrivée des soucoupes volantes, ça, normalement, non ? Je regarde le ciel en révolution, mais pas de Martiens en approche. Quel voyage, ma Doué !
Je continue de rire, mange deux tranches de pain aux céréales en réfléchissant au meilleur moyen possible de me sortir de ce mauvais pas. Je ne vais pas dormir dans ma bagnole en panne, quand même !

Je sais en tout cas que cette panne est anormale, même si je sais bien que j'ai acheté une bagnole un peu ancienne – et surtout italienne – et que dans les années quatre-vingts dans cette partie du monde, la qualité de fabrication automobile était une notion plutôt… imprécise.
N'empêche : j'ai acheté ce petit bijou au roi des maniaques et je sais que la batterie est neuve, le moteur et les circuits électriques refaits sur mesure par un obsédé du détail. Aucune raison de rester en carafe comme ça, sauf… l'orage, les fées, et tout ce genre de chose.

Et puis dans la pénombre de la nuit qui a gagné presque tout le terrain, j'aperçois au loin sur la route un angle de vieux joli mur de granit, à l'arrière-plan des ajoncs secoués par le vent.
Mur = propriété, propriété = peut-être maison, maison = éventuellement téléphone = pourquoi pas un toit pour le naufragé parisien ? De toute façon, pas le choix : il faut que j'agisse ! Mon cerveau opérationnel est empli de cette nécessité, et il ne pleut plus pour l'instant.

Je sors de ma voiture, prends dans le coffre mon manteau, une lampe-torche dans la boîte à gants, ferme la Lancia (on sait jamais, avec tous ces druides délinquants qui errent sur la lande), et je me lance d'un pas décidé vers la suite de l'aventure : ce bout de mur.

Dans les herbes sur le côté, j'aperçois une large pierre plate gravée. Je m'approche, le cœur battant un peu trop vite. Il y a gravé là l'inscription « Pen ar bed eo amañ ». C'est un caractère très ancien que j'identifie tout de suite (je donne des conférences sur l'histoire de la typographie) comme de la « minuscule caroline » ; mais bien que l'inscription soit usée, je ne pense pas malgré tout que cette pierre date du VIIIe siècle…
À part ça, le texte gravé me fait une belle jambe, vu mon ignorance totale (à part « kenavo ») de la langue des bardes ligotés tandis que tout le monde mange du sanglier.

Je poursuis ma route sous l'orage et les éclairs, un peu perturbé par ce message mystérieux sur le bord d'une route qu'un type étrange a appelé « mon chemin ». J'ai beau être cartésien, agnostique, relativement de gauche et bien dans ma peau, cette atmosphère étrange me pèse et m'inquiète.

Le mur est là, en bon état même s'il est ancien, et il court le long de la route, côté littoral. J'aperçois une entrée, un porche. Je m'approche. Merde. Je rigole : c'est… un cimetière.
J'aperçois des vieilles tombes derrière la grille couleur rouille.

J'ai un fou-rire, et mes pensées vont dans tous les sens. La tension est trop forte sans doute, tout cela est un gag ! Années quatre-vingts, Breizh-thriller : Loïc Jackson va sortir de terre avec son perfecto rouge, manches relevées et mocassins, avec ses amis zombies (sans doute des marins morts dans des naufrages).
Je laisse mon rire et mes délires diminuer et je me retrouve avec ma solitude, mon angoisse, et mon problème irrésolu.
Au-dessus du porche, il y a trois lettres : GCS, qui ne me disent rien. Au point où j'en suis, autant aller voir. La grille n'est pas fermée. Logique, mais je ne souris pas. Pas envie.

Et mon espoir remonte d'un coup ; ce n'est pas un cimetière, sinon un vieux cimetière familial : il n'y a que quatre tombes, anciennes, avec des croix celtes, et derrière un chemin qui descend vers la mer et vers ce que j'aperçois qui se découpe sur le fond de ciel d'orage : une grosse bâtisse qui doit être… le repère du vampire, obligé !
Il fait bientôt nuit : il doit s'étirer dans sa crypte emplie de chauve-souris.

Je rigole malgré moi, et nerveusement et en essayant de ne pas trop réfléchir, j'entre sur cette propriété en laissant la grille ouverte pour pouvoir me barrer, me réfugier en sueur dans ma voiture, et un jour retrouver Paris, ma femme, mon chat, mon Mac, mes élèves, et la wifi et la 3 ou 4G partout.

Je dépasse les tombes, et là…

BAM !

La foudre.
Un éclair blanc se matérialise en moi. Tout autour, toute la réalité explose. Je bondis dans l'espace, traversé par la lumière trop chaude pour que ce soit la chaleur que je ressente : je vole, foudroyé, comme un pantin ébloui.

Je suis inerte. Je chute et rebondis par terre comme un sac Ikea rempli de coussins scandinaves brodés, sans douleur. Où est le sol ? Je suis mort sans doute, et c'est doux, le coton, la mort. « L'orage m'a tuer. »

Je gis sur le dos. Au-dessus… le ciel, l'orage, les éclairs, vision altérée mais je ne sais pas à quel point, du bas de ma mort. Le tonnerre énorme, la pluie qui dégringole à nouveau. Alors je ne suis pas mort ?
La pluie sur mes lunettes. Dans ma tête… Oh, les marteaux-piqueurs !

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