Sylvie, ou le festin d'une reine
Charline882017Que la montagne est belle !
Les filles des bureaux et moi sommes toutes rassemblées. Sur une table servant de desserte, des verres sont alignés, quelques bouteilles de Mumm Cordon Rouge et deux ou trois jus de fruits pour l'image de marque ou les inconditionnelles du « sans alcool ». Devant la nappe blanche qui recouvre l'autel des boissons, le patron, costume bleu pétrole et cravate assortie, se tient avec un large sourire. Toutes se regardent sans savoir ce que tout ceci signifie. Je me suis bien gardée d'intervenir et de leur expliquer. Rien ne doit transpirer de ce qui s'est dit dans le bureau de la direction, pas plus que la soirée suivant notre entrevue. Mais au vu du sourire du bonhomme, les employées n'ont pas peur.
— Mesdames, tout d'abord un grand merci pour votre travail à toutes. Et un mea culpa aussi. Je dois reconnaître – et quelqu'une d'entre vous s'est chargée de me le rappeler – que je ne suis pas ce que vous auriez souhaité ; enfin, ce que vous appelleriez un bon patron. Je reconnais mes erreurs et vous prie toutes de bien vouloir m'excuser. Mais on apprend souvent justement de ses errements, et je peux vous assurer qu'à compter de ce jour vous ne me verrez plus guetter par-dessus vos épaules ; vous valez mieux que cela. Ça, c'est pour la bonne bouche ; mais voici le pourquoi de ce champagne qui vous attend : ces trois dernières années, vous avez fait un excellent boulot pour notre entreprise, et je me suis dit… enfin, je crois que pour être honnête on me l'a chuchoté, vous êtes les artisanes de cette réussite exemplaire. Alors j'ai décidé de partager avec vous les bénéfices de ce labeur. Donc, Mesdames, avec votre salaire mensuel légèrement augmenté, vous trouverez également un chèque représentant votre participation. Et maintenant, prenons tous ensemble le verre de l'amitié ! Allez-y, ouvrez-moi ces bouteilles ; regardez-les tendre leurs cols dorés vers nos gosiers qu'elles attendent… À vous toutes, Mesdames, avec mes plus vifs remerciements.
Quelques-unes, plus hardies que leurs consœurs, se mettent en devoir de démuseler les goulots, et certains bouchons sautent en l'air. Les coupes se remplissent pour mieux se vider, et c'est un immense bourdonnement autour de l'étal improvisé. Personne n'a posé de questions, tout interloquées qu'elles sont par l'annonce faite, et surtout par le chèque qui les interpelle. Elles doivent se demander de quel montant il sera. Du reste, je me demande un peu la même chose, sans vouloir le reconnaître. Les employées sont toutes ravies et la bonne humeur et de mise. Gilles s'est discrètement éclipsé vers les toilettes. Mais j'ai vu son regard, ses beaux yeux bleus qui me suppliaient muettement.
Une autre présence à mes côtés me fait sursauter.
— Tu sais à qui on doit ce retour de flamme ? Je suppose que tu connais celle dont le dabe a parlé ; tu me donnes son nom, que je la remercie ? On va passer de bonnes vacances si je comprends bien, et l'une d'entre nous a mis le grappin sur le boss. Finalement, c'est une aubaine, mais je suis curieuse de savoir laquelle lui a parue assez bonne pour qu'il s'y intéresse autrement que pour des bilans financiers.
— Pourquoi devrais-je savoir qui c'est ? Il suffisait de lui demander… il t'aurait répondu.
— Bon, je mènerai donc mon enquête toute seule. Je pensais que tu serais aussi intéressée ; la dernière convoquée dans le bureau avant ce revirement de situation, après tout, c'était toi, Sylvie. Et tu ne nous as guère donné de détails de cette… de votre conciliabule.
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Ce que tu as entendu, mot pour mot, rien de plus.
Elle a un sourire qui décrit l'inverse de ce qu'elle déclame. J'en étais sûre. Ça ne peut que m'attirer des ennuis, une liaison avec mon patron ; et pire si jamais ça venait à se savoir, ce que nous avons fait. Annabelle, puisque c'est elle qui vient de m'apostropher de la sorte, est déjà retournée vers ses amies. Je devrais dire « nos » ; jusque-là, elles nous sont communes. J'enrage de ne pas savoir quoi faire, et quand je reviens vers la table, il est aussi revenu. C'est bizarre, ce type en costume entouré d'une nuée de drôlesses qui pépient en sirotant un bon champagne. Mon amie se lance dans une discussion animée avec Gilles, et moi j'en profite pour filer à l'anglaise. Les bulles ne passent pas.
J'ai repris mon sac, mes affaires sur mon bureau et je me dirige vers le bistrot de Francis. Au moins l'amertume d'une bière s'accommodera-telle de celle que me laisse la conversation entre Annabelle et moi.
— Alors, Sylvie ? Tu n'es pas à la fiesta organisée par ton patron ? Pas invitée, ou tu t'es exclue toute seule ?
— La fiesta ? Comment tu sais cela, toi ?
— Nous avons le même détaillant pour la boisson, et apparemment Gallois a acheté beaucoup de champagne ; et pas de la merde, si j'ai compris. Comme tout a été livré à vos bureaux, je me dis qu'il fait la nouba avec ses filles. Tu n'aimes pas le champagne, ou c'est ton boss que tu n'aimes pas ?
— Bon, tu me sers une bibine ou je dois aller la boire chez moi ?
— Hé ! De mauvais poil, on dirait. Tu te souviens que j'attends toujours une réponse de ta part.
— Ma Kro ou je me tire dare-dare !
— Cool, ma belle ; je ne suis pas un ennemi, d'accord ?
Il a tapé le cul de la fiole de concentré de houblon sur le comptoir, et une mousse blanche s'en échappe de suite.
— Mais qu'est-ce que vous avez tous dans le ventre en ce moment ? Pendant des mois j'ai tiré le diable par la queue, sans personne pour venir me tendre la main, et d'un coup vous voudriez tous me coller dans vos plumards !
— Allons, ne le prends pas mal, Sylvie ; je suis du genre jaloux, et le type de l'autre soir a été le déclencheur. Mais tu gardes le libre-arbitre de ta vie. Je ne veux que te dire « Je t'aime. » J'ai trop longtemps fermé ma gueule pour te regarder couler sans rien dire.
— Oui, ça va, excuse-moi ; je suis un peu à cran en ce moment. Et le champagne ne me réussit pas.
— Fait gaffe : la bibine n'est guère meilleure à la santé. Je te trouve changée, pour ne pas dire hargneuse, depuis que j'ai parlé avec toi. C'est ton bonheur que je souhaite, et quel qu'en soit le prix, je suis disposé à payer.
— C'est difficile à dire. Je ne sais pas ce que je veux ; d'une part parce que tu étais un ami de mon… de Nicolas, et puis parce que par un temps, tu tenais bon avec lui.
— Je t'ai déjà expliqué, alors ne pense pas à mal.
— Je crois que j'aurais trop l'impression de revivre des moments déjà passés. Ton image et celle de Nicolas sont indissociables dans ma caboche. Je le revois, lui, à travers toi, et ça me fout en l'air.
— Je ne serai jamais comme ça. Pas plus que je ne serai comme l'autre guignol !
— Qui c'est, l'autre guignol ? De qui tu parles ?
— Le type avec qui tu as…
— Quoi ? Mais ce ne sont pas tes oignons, ça, et je fais ce que je veux de mon cul. Tu ne vas pas me refaire une scène ; j'ai donné dans le genre, tu ne t'en souviens donc pas ? Et pour quel résultat ? Celui de le voir se tailler avec la première chienne de passage qui ôtait sa culotte plus vite que Lucky Luke ne tirait avec son pétard. Alors tu me donnes de l'air et du temps, sinon je file rapidement d'ici sans espoir de retour.
De rage, il a jeté sa lavette dans l'évier. La tête baissée, il ne montre plus un signe de ce qu'il ressent. J'y suis sans doute allée trop fort, mais je m'en tape le coquillard. Qu'est-ce que c'est que ce gaillard qui veut diriger ma pauvre existence ? Et puis il y a Gilles, et je ne sais plus trop où j'en suis.
— Salut, la compagnie !
— Ah, salut Annabelle. Tu viens retrouver Sylvie ? Parle-lui avant qu'elle ne plonge dans l'alcool.
— Quoi ? Elle picole aussi ? Alors le sexe et le tord-boyau, tout lui est bon ? Non, je rigole, sinon elle va me faire la gueule pendant six mois.
— Alors, « Eon » ? Tu as réussi à trouver qui avait mis le Gallois dans son pieu ?
— Ben, si ce n'est pas toi, ça ne peut-être que moi.
Elle a dit cette phrase avec un sourire candide. Je suis plantée devant ma mousse, à attendre ses foudres. Mais rien de tel n'arrive.
— Oh, c'est un malin, le père Gallois ; il n'a rien voulu cracher. Un jour ou l'autre nous saurons bien, mais non ! J'ai une autre nouvelle : la prime. Si tu savais le montant… Ah, l'enfoiré ! Il s'en serait mis plein les fouilles sans celle qui…
— C'est si gros que cela ?
— Ben oui. Tu sais, j'ai couru vers toi dès que j'ai su, comme on avait toutes les deux imaginé un jour de se lancer, de monter notre propre business… je me suis dit que c'était l'occasion tant attendue.
— …
— Je crois que c'est jouable si tu marches avec moi.
— Et grâce à son argent, on va le mettre dans la merde ? Il nous offre une autre vie, et on lui plante un poignard dans le dos ? Tu y penses à cela ?
— Hein ? Mais tu prends la défense de ce con qui nous a cassé les pieds pendant des années ? Tu ne vois donc pas que c'est la chance de notre vie ? À moins que… J'ai raison : c'était, c'est toi, celle qui… Non, j'y crois pas. Tu ne peux pas avoir fait ça.
— Fait quoi ? Elle a fait quoi encore, Sylvie ?
— Lâche-nous, Francis, c'est une histoire de gonzesses, ça. Ne t'en mêle pas, tu veux ?
— Je suis amoureux d'elle, alors si ça te défrise, je te vire. Je fais ce que je veux chez moi, Annabelle. D'accord ?
— Ah bon ! C'est donc de Francis que tu t'es… ouf ! Un moment, j'ai vraiment cru que notre Gilou t'avait mis les pattes dessus. Je respire mieux et comprends pourquoi tu as l'air si… absente depuis quelques jours.
— Laisse-nous, Francis, tu veux ?
— Bien, Sylvie. Mais si elle t'ennuie, tu me le dis et je la flanque à la porte.
— Ça va aller ; ne t'inquiète pas pour moi.
— Tu ne veux pas me dire ce qui t'arrive, ma belle ? Je ne suis que ton amie, mais bon, si tu as besoin d'une épaule un peu moins rude que celle de ce… cabaretier de Francis, tu sais que tu peux tout me dire.
— Oui, oui… Allons, raccompagne-moi chez moi.
Blême, il nous a suivies des yeux alors que nous remontions la rue vers mon palace. J'imagine qu'elle veut savoir, qu'elle va me soumettre à la question, mais je n'avais aucunement besoin que Francis se sente trahi. Les mecs sont si susceptibles trop souvent… J'éloigne donc Annabelle de celui qui me tourne autour ; et pourtant, son intervention a fait diversion. Mais je la sais fine mouche, et tôt ou tard elle va revenir sur le sujet, à l'instar des guêpes attirées par le sucre. Elle se déhanche d'une manière qui prête à sourire.
C'est seulement maintenant que je remarque les escarpins qu'elle porte. Les aiguilles sont si hautes qu'elles pourraient servir d'alène à un cordonnier. Ces échasses ne lui permettent pas de faire de grandes enjambées, et comme sa jupe portefeuille est serrée quelques centimètres au-dessus de ses genoux, c'est un vrai spectacle que de la voir déambuler. De plus, son fessier légèrement plus large que la normale donne une allure de canard à la belle. Sinon, c'est une femme curieuse mais très enjouée. Elle a natté sa chevelure, et les deux tresses sont enroulées en chignon au-dessus de sa caboche, ce qui lui fait une sorte de casque d'un roux flamboyant.
Le poème vivant qui se déplace à mes côtés n'a jamais caché à personne ses penchants naturels vers les personnes de son sexe. Elle se dit lesbienne au dernier degré et le revendique haut et fort. Mais contrairement à ce que l'on pourrait penser, les hommes sont toujours attirés par ce popotin avantageux qu'elle tord lors de toutes ses sorties. Les quelques cent mètres qui nous séparent de mon « chez-moi » ne font pas exception à la règle : les rares types que nous croisons se retournent tous sur son derrière hors norme. Un véritable aimant à mecs, le cul d'Annabelle ! Il me tarde d'être dans mon appartement.
— Alors, tu fricote avec Francis… Chouette, on va pouvoir venir boire des coups avec toi ! C'est un type sympa ?
— Je ne fricote avec personne ; ne va pas encore raconter n'importe quoi ! Les rumeurs vont si vite en ce moment…
— Pas moyen de faire cracher sa Valda au Gilou. Mais c'est une sacrée… celle qui a réussi à nous obtenir et une prime, et une augmentation. Je l'embrasserais volontiers, celle-là, et peut-être pas que sur les joues.
— L'esprit toujours pratique, je vois, Annabelle !
— Tu me connais mieux que personne, Sylvie. J'ai toujours pensé qu'entre nous une porte restait ouverte. Je ne sais pas pourquoi, mais tu es et tu seras toujours mon type de femme. C'est une maîtresse comme toi que j'aurais aimée, mais surtout que j'ai cherchée tout au long de mon existence. Être homo n'est pas une maladie ; c'est dans mes gènes, et je fais avec cela depuis que je suis en âge d'aimer.
— Eh ben, en voilà une déclaration !
— Oui, je crois que depuis que tu es arrivée dans notre boîte, je suis tombée amoureuse de toi. Oh, je n'ai rien fait, ni montré quoi que ce soit. Tu sortais d'un divorce et tu étais si imprégnée de l'odeur des hommes… Mais quelque part je crois que je me suis surprise à espérer.
— Attends, Annabelle ; là, tout me flanque la trouille. Tu es bien en train de me dire que…
— Oui : je t'aime depuis si longtemps… Je suis amoureuse de toi, vivant sans doute pour toujours dans l'ombre de cet amour qui restera à sens unique.
— C'est fou, ça…
— Peut-être, mais rien ici-bas ne se commande, vois-tu. Je sais aussi que les hommes seront toujours ta raison d'être. Qu'il s'appelle Gallois, Francis ou un autre prénom, c'est toujours vers un mec que toi tu iras. J'en suis certaine, mais ne pas t'avouer que tu es la femme de ma vie pourrait me faire passer à côté d'un vrai bonheur. Même si la chance est minime.
— Je n'y comprends plus rien du tout. Tu… enfin, je ne suis pas attirée par les autres femmes.
— Tu veux seulement dire que tu n'as jamais rien fait avec une de tes semblables. Moi, je peux confesser sans risque de mentir qu'aucun type ne m'a jamais touchée, ni même embrassée. Jamais je n'ai rêvé d'une bite : je trouve ça laid et inutile.
— Mais… ce n'est pas possible ! Qu'est ce qu'il se passe donc ? Tu t'entends parler ? C'est une farce, allons, avoue que tu te moques de moi !
— Pas du tout. Je suis née avec d'autres hormones, avec un cerveau différent qui fait de moi ce que tous appellent « une gouine ».
Soudain, une sorte de fureur s'empare de moi et mon sang se met à bouillir. Qu'est-ce qu'ils ont tous à venir me raconter depuis quelques jours qu'ils sont amoureux de moi ? Quelque chose aurait-il changé en moi ? Combien vont défiler dans ma petite vie bien rangée pour venir me dire des salades de cet acabit ? Le long désert affectif que je viens de traverser ne peut en aucun cas se remplir de toutes les amours miséreuses de ce monde dans lequel je vis. Francis, Gilles, Annabelle… Qui d'autre après eux va venir frapper à ma porte avec une bouche en cul de poule pour se mettre à genoux et me jurer un amour éternel ? J'en suis malade ; elle est pathétique mais tellement sincère que j'en ai mal pour elle.
— Écoute, Annabelle ; tu es mon amie, ma collègue, et je ne veux pas te faire de peine. Je ne suis amoureuse de personne. Pas plus de Francis que du patron et, excuse ma rudesse, mais sûrement pas non plus d'une autre femme.
— Je ne te demande pas de l'être. Je veux seulement que tu saches que pour moi… la femme idéale te ressemble. Et rassure-toi, je ne vais pas te sauter dessus ou te violer.
— Il ne manquerait plus que ça, que tu sois méchante en plus… que tu mordes peut-être !
Ma boutade vient de la faire rire. Mais je lis une détresse insoupçonnée qui déborde de ses prunelles d'un vert émeraude. Ses attentes sont déçues, mais je ne suis pas et ne pourrai jamais devenir une femme à femmes. Mais je n'en sais rien ; je n'ai jamais vraiment réfléchi à la question. Pour moi, jusqu'à cet instant ça coulait de source. Ma collègue me pose carrément un problème. Comment faire pour l'éconduire poliment, sans la vexer ? Elle me regarde depuis quelques minutes, avec comme des paillettes d'or dans ses mirettes embuées. Pour un peu, j'aurais envie… de la serrer contre moi, de la choyer.
Assise sur le fauteuil, sa poitrine monte et descend. Elle semble avoir un mal de chien à retenir ce foutu sanglot qui lui monte à la gorge. Et c'est moi qui craque, c'est moi qui me trouve idiote.
— Oh, Annabelle, ne pleure pas. Tu mérites mieux que moi. Tu vas trouver cet amour qui te convient ; il est là, tapi dans l'ombre, mais tu vas le rencontrer, j'en suis certaine.
— Mais… je ne le cherche pas puisque je sais où il se trouve. Tu es celle que j'aime. Ce n'est pas pour cela que je vais te harceler ou en faire toute une histoire. J'ai vécu quarante ans sans toi et cinq très proche de la plus belle femme du monde à mes yeux. Je continuerai à le faire, mais au moins tu sauras, toi, que j'existe. Et pas seulement comme collègue.
Je ne bouge pas quand elle s'empare de ma main, qu'elle en caresse le dos avec une infinie douceur. Elle lisse mes doigts un à un et je suis là, béatement muette. Elle avance ses lèvres vers les miennes. Pas de réaction de ma part alors que ses lippes cherchent ma bouche. Et le baiser qu'elle me donne est bien aussi doux que ceux des deux mecs qui m'ont embrassée les jours précédents. Elle me pousse sur le canapé sans que je fasse un mouvement pour me dégager. Je sais bien que je ne devrais pas lui donner de faux espoirs, que d'une seule parole je peux arrêter tout ceci. Mais alors pourquoi est-ce que je la boucle obstinément ?
Elle s'est agenouillée devant le lit de fortune sur lequel elle m'a allongée. Ses petites menottes vont de mes orteils à mes chevilles, puis elle se tourne vers ma face, et d'un index tendre elle suit les contours de mon visage, partant de la racine de mes cheveux. Le doigt trace une ligne qui longe mon front, court sur le faîte de mon nez, en découvre le dessous pour ensuite franchir la couture de mes lèvres et finir son périple sur la pointe de mon menton. Elle ne dit rien, se contente de respirer fort, et son souffle s'éclate sur mon cou en un alizé torride. Cette caresse, ce massage sibyllin me donnent de véritables frissons, m'hypnotisent un peu aussi, et je suis amorphe, sans signe apparent de refus.
Cette main à l'index tendu file de mon visage au premier bouton de mon chemisier. Elle est toujours les yeux plongés dans les miens et je ne sais pas si je dois interrompre sa caresse ou si, finalement, je l'aime. Lentement, comme de peur de m'effaroucher, elle entreprend d'ouvrir ce qui l'attire. Quand elle a tout ouvert, mon soutien-gorge est là, comme une injure à mes seins. Sans le détacher, elle le soulève délicieusement et sa bouche coule sur les fraises qu'elle titille. De son autre main, elle a simplement remonté ma jupe en la passant dessous. Elle relève la tête et murmure des mots que je n'aurais jamais crus possibles :
— Laisse-moi au moins une fois dans ta vie te montrer que nous les femmes, nous savons aimer aussi bien que les hommes. C'est juste… différent.
Je ne maîtrise rien. Elle seule sait où elle va. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle connaît les chemins de ce corps si pareil au sien. Quand elle me fait comprendre que je dois soulever mes fesses, c'est sans hésitation que je le fais. Ma jupe me quitte pour être rejointe quelques secondes plus tard sur la moquette par mon chemisier. Culotte et cache-nénés sont aussi de sortie rapidement. Par des gestes doux, elle me fait me tourner sur le ventre. Une folle sarabande s'ensuit, qui fait danser sur ma peau nue la paume de ses paluches délicates. Je maudis pourtant cette chair qui me trahit.
Elle me masse avec une infinie patience, revenant sur les endroits qui me font sursauter. Ce petit jeu persiste un long moment. Je me sens bien, complètement détendue, comme détachée de tout ce qui m'entoure. Je dois aussi reconnaître qu'au fond de moi, l'envie de sexe refait surface gentiment. Sous ses doigts experts, elle me diffuse un bien-être qui me fait ronronner. À plusieurs reprises, elle s'est arrêtée au bas de mon dos, ignorant toute la partie qui va de celui-ci à la jointure de mes jambes. Maintenant elle s'attelle à mes pieds. Et c'est bon. Encore un mouvement de son buste et elle extirpe d'une main sans de l'autre quitter sa friction une fiole de son sac. Ce qui coule sur ma cuisse sent bon.
Les battoirs de la donzelle ont repris leur travail, inlassables, doucereux, avec cette nouvelle sensation de fraîcheur engendrée par l'huile essentielle qui lubrifie mon épiderme. Sur mes jambes, dix doigts se resserrent, se lovent, se recroquevillent dans un ballet absolument magique. Tout mon être s'ouvre à ce moment de rêve. Pour rien au monde je ne voudrais interrompre la fête qu'Annabelle prépare. Encore quelques centimètres et… mais non : comme tout à l'heure, elle oublie cette frange de moi qui relie les reins aux membres inférieurs. Le flacon odorant laisse à nouveau échapper un peu de sa substance plus haut que la naissance de mes fesses.
Apaisée et languissante, je voudrais que ça ne s'arrête jamais. C'est énervant, enivrant, merveilleux, et je conçois que seule une femme puisse faire autant de bien juste en caressant quelqu'un. Et après de multiples atermoiements, les deux paumes sont finalement sur l'unique endroit qu'elles n'ont pas encore visité. Ce sont d'abord de simples frôlements qui glissent sur mes deux demi-globes bien en vue. Et en remontant, les deux pouces de ses mimines entrouvrent précautionneusement le sillon. Et chaque passage devient une attente insupportable. Les doigts s'enfoncent davantage dans les profondeurs d'une raie qui me laissent frémissante.
Les voyages sont nombreux, de plus en plus poussés également. Et quand enfin les mains rencontrent l'ourlet couvert d'un duvet soyeux, c'est une délivrance. Tous mes sens en alerte sont en mouvement depuis trop longtemps. Lorsque je m'attends à ce que l'incursion prévue mette fin à mon tourment, Annabelle me tape sur une fesse avec un grand rire.
— Allez, la miss ! On oublie le côté pile pour s'occuper du côté face ? Tourne-toi, tu veux.
Son visage est lumineux. Elle doit aimer ce qu'elle fait, c'est certain. Et me voici sur le dos, détendue et calme, prête à subir de nouveaux sévices aussi raffinés. Les mains se remettent en action, mais cette fois je suis les circonvolutions de ces pattes qui m'auscultent sous toutes les coutures. Elle me jette de fréquents coups d'œil et son sourire en dit long sur ce qu'elle vit. C'est déroutant de sentir que chaque repli est l'objet de ses manipulations avisées. Et le manège qui se renouvelle m'apporte les mêmes sensations. Mais cette fois, elle a en lieu et place des fesses mon pubis surmonté d'une toison désordonnée. Ses doigts un instant cessent de défriser ma peau pour étirer ces cheveux fins et frisottés. Elle rompt notre silence :
— Tu n'as jamais pensé à… domestiquer tout ça ?
— Domestiquer ? Comment ça ?
— Tu veux que je te montre ? Tu as de la cire, des ciseaux, un rasoir ? Enfin, ce qu'il faut pour te faire belle ?
— Ben, dans la salle de bain.
— C'est par là ?
— Oui.
Elle s'est prestement relevée, et sans nervosité se rend là où elle pense trouver ce qu'elle veut. Je l'entends bricoler dans les tiroirs, et puis comme un cri de victoire :
— Ah ! Ça y est, j'ai trouvé ce qu'il me faut. Je peux prendre aussi une serviette et un gant de toilette ?
Elle revient sans avoir obtenu de réponse de ma part. En avait-elle vraiment besoin ? Pas si sûr. Elle a tout un tas de choses dans les mains. Sa position agenouillée reprise, elle commence par mouiller à l'aide du gant le triangle qu'elle veut ciseler. Et amusée, je regarde cette femme qui officie sur mon corps. Une noix de savon vient ensuite mousser et blanchir ces poils pubiens que je ne saurais cacher. Le rasoir après cette cérémonie vient lui aussi participer à la fête et tranche dans le vif. Les résidus collés entre eux finissent tous essuyés sur un coin de la serviette éponge. La barbière poursuit son œuvre. Elle me tapote les cuisses pour me les faire ouvrir davantage, et la toison s'envole. Le résultat est saisissant, je l'avoue.
Mon bas-ventre est aussi glabre que le derrière d'un nouveau-né. Mais je conçois facilement que c'est bien à une renaissance qu'elle vient de m'obliger. La paume d'une main féminine se promène sur cet espace nu et s'attarde plus que de raison sur le début de cette faille que masquait le buisson. Des doigts bienveillants tracent la route sur le pourtour des lèvres découvertes, et en remontant les écartent l'une de l'autre. Arrivé au sommet de cet ourlet maintenant décousu, un doigt se met en devoir d'en trouver le phare. Quand il y parvient, qu'il en découvre le bouton, c'est mon corps tout entier qui se fait allumer.
Je tressaille à cette découverte de mon clitoris. Je vois la main revenir vers ma bouche et se promener dessus comme pour me demander d'ouvrir les mâchoires. Je le fais, et cet index s'enfonce de toute sa longueur dans mon palais. C'est instinctif, je lèche ce pernicieux pistil. Je crois que c'est justement ce qu'elle veut. Et le visiteur refait le chemin inverse, chargé cette fois de ma bave. Il retourne sur le chapeau rouge de cette excroissance sensible et se met à danser en rond sur le casque en érection. Mon bassin ne sait plus à quel saint se vouer. Je me tortille sous cette présence qui agace pour mieux me faire vibrer.
C'est si violent que j'ai saisi le poignet de la belle. Je plaque plus encore cette main qui tripote ma chatte désormais en feu. Et les deux ennemis jurés qui sommeillaient sous mon crâne reprennent leur épique tournoi. Le bien, le mal se battent au fond d'un cerveau ivre d'envie et de caresses. Tout est sens dessus-dessous en moi, et depuis quelques jours, chaque personne qui m'approche devient un amant potentiel alors que pourtant je voudrais rester réservée. Mais la chair prend le pas sur la raison, et mon corps est une vraie pile électrique. Les doigts qui sont en moi depuis quelques secondes me font crier, mais pas vraiment de douleur.
Elle sait y faire, je dois bien l'admettre. Surtout que maintenant sa langue vient de remplacer son index sur le cabochon qui me transporte de frissons. Rien ne peut plus me faire plaisir que cette chose humide qui s'enroule sur ce pic très sensible, et mes reins se mettent en mesure avec le tempo qu'elle insuffle à mon clitoris. De caresse en caresse, de léchouille en léchouille, j'en arrive à oublier jusqu'à mon nom. Qu'elle soit de mon sexe n'offre plus qu'une importance relative pour une morale dont je me fiche éperdument. Elle me fait du bien, et je désire seulement qu'elle aille jusqu'au terme de cette guerre des sens qu'elle a déclarée.
C'est tellement érotique et enivrant que je n'ai pas vu quand elle s'est mise à l'aise. Je ne le sais que lorsqu'elle s'allonge sur moi pour frotter son ventre au mien. Et celui-ci est aussi déplumé que l'est désormais mon minou. Elle entrouvre mes cuisses pour y loger une des siennes et elle reprend des déhanchements qui forcent nos deux sexes à se coller l'un à l'autre. Merde ! C'est… encore meilleur que ce que je croyais ou attendais. Mes cris ne sont plus que des gémissements de plaisir, et j'ai sa bouche qui ventouse mes lèvres. Elle souffle et me baise autant la bouche que la chatte. Je ne trouve plus les mots pour dire ce que je ressens, mais c'est… divin.
Sur la moquette, nous sommes serrées, joue contre joue. La partie de cul a pris fin depuis quelques minutes déjà. Annabelle a fourragé dans son sac, y a dégotté un paquet de clopes et me le tend.
— Tu en veux une ?
— Non, je ne fume pas.
— Moi non plus. Sauf une, après l'amour. Il y a six mois que j'ai acheté celles-ci. Alors compte, vois par toi-même…
Surprise, je saisis l'étui où les cylindres de papier et de tabac sont alignés, sagement rangés. Il n'en manque que deux. Elle sourit aux anges, soufflant de jolis ronds de fumée parfaitement réussis.
— Alors tu vois : tu n'es pas la seule à galérer pour satisfaire des besoins… parfois urgents. J'ai bien du mal à trouver des amantes.
— Ah…
— Ben oui, ma vieille ! Ce n'est pas parce qu'on est amoureuse de Pierre, Paul ou Jacques, ou plutôt Sylvie ou Marie que l'on n'a pas de temps en temps des montées d'adrénaline.
Je suis stupéfaite à plus d'un titre. Le premier, c'est la délicatesse et la douceur dont elle a fait preuve pour… m'emmener là où elle le voulait. Le second, c'est que je viens de vérifier le proverbe qui dit « Ne jamais dire jamais. » Et pour finir, j'ai été comblée par les manœuvres amoureuses de cette femme qui revendique sans crainte son droit à la différence. Annabelle n'a pas cherché à ce que je lui rende la pareille ; non, elle s'est contentée de prendre son plaisir en m'en donnant. Bien des mecs auraient donc de sérieuses leçons à tirer de cette façon de voir. Je suis repue et alanguie, collée à son flanc. Je ne lui ai prodigué aucune caresse, ne lui a rien donné d'autre que mon corps pour jouer, et pourtant elle ne réclame rien.
Quand sa cigarette commence à avoir une cendre longue comme mon petit doigt, elle se lève et va la flanquer dans les toilettes.
— Bon, rangeons notre mort en barre ! Je ne sais pas quand elle reviendra sur le tapis, mais au rythme où je les consume je ne risque guère de mourir d'un cancer du fumeur…
Elle rit de sa blague, et pour ne pas être en reste je l'accompagne volontiers. Elle veut ensuite prendre une douche mais refuse que j'y participe.
— Tu pourrais y prendre goût et tu ne te laverais plus sans moi… tu piges le tableau ?
— Mais non !
— Tu sais, Sylvie, je ne suis dupe de rien. Je ne sais pas ce que tu trafiques avec Gallois ou avec Francis ; je ne sais pas non plus si ça faisait longtemps que tu ne t'étais pas envoyée en l'air, mais je suis certaine que tu ne seras jamais une femme qui aime les femmes. Tu pourrais à la limite les tolérer, être plus ou moins « bi », mais une queue de mâle te manquera toujours. Alors je te conseille d'en trouver une bien à toi. Ne papillonne pas sur l'une ou l'autre ici ou là : c'est galère, et pas du tout bon pour la santé.
— En tout cas, tu m'as surprise pour de bon. Je n'aurais jamais cru que ce serait… ainsi.
— En bien ou en mal ?
— Mais… comment ne l'as-tu pas senti ? C'était, juste… trop bien !
— Merci ! Et à ta disposition quand tu le voudras ; je suis toujours amoureuse. Mais je n'ai aucune chance face à ces bourrins porteurs de couilles qui te tournent autour. Il me manquera toujours les quinze ou vingt centimètres qui font la différence entre une nana et un mec. Bon, je file. Allez, ma belle, tu peux m'appeler quand tu le désires : je serai toujours prête à accourir à ta moindre sollicitation. Et tu ne veux toujours pas me raconter ?
— Raconter quoi, Annabelle ?
— Comment tu as fait avec Gilou.
— Idiote, va ! Allez ouste, file que je me couche maintenant.
Le popotin d'enfer de mon amie à peine parti que je suis dans mon lit sans remords ni regret. Une fin de nuit sans rêve, un sommeil réparateur pour les deux elfes, le blanc et le noir de cette partie d'échecs qui se joue parfois dans mon caberlot. Mais c'est une sirène qui s'invite, qui persiste, vrillant mes tympans. Engourdie, flemmarde, sans envie d'ouvrir les stores de ces yeux qui sont creux, je triche et me pelotonne sous l'oreiller placé en boule sur mes oreilles. Pourtant rien n'y fait. Le bruit strident persiste et devient enragé.
— Oh ! Voilà, voilà, j'arrive. Ce n'est pas des heures pour déranger les gens.
La lourde s'ouvre sur le gaillard, patron du bar. Francis est là, et sans gêne entre dans la pièce. Il regarde partout et va s'asseoir sur le canapé.
— Tu n'ouvres jamais les fenêtres chez toi ? Ça pue le cadavre là-dedans.
— C'est pour me dire des conneries pareilles que tu me réveilles aux aurores ? Tu n'es pas bien, toi !
— Mais, il est quinze heures ; alors tes aurores sont sûrement boréales… faites de lueurs vertes ou rouges. Qu'est-ce que vous avez foutu ? Ça renifle carrément le cul chez toi, je ne rigole pas.
— Ça va ! Je fais ce que je veux ici. Bon, qu'est-ce que tu veux ? Ouvre la fenêtre derrière toi si tu trouves que ça pue tant que ça.
— J'avais envie de te voir, et puis… tu me dois une réponse.
— Mais je dois… pas mal de choses à tout le monde depuis quelque temps. Si je savais quoi… Je me fais un caoua et on discute après.
— Parfait, ma belle. Annabelle est partie tard hier soir ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu es jaloux d'une autre femme ? Peut-être que c'est elle qui a raison, après tout : les hommes et les femmes sont si différents, et pas faits pour vivre ensemble. T'en veux un ?
— Quoi ? Je veux quoi ?
— Ben… un café. C'est bien ce que je te demande : tu veux un café ?
— Oui, oui, excuse-moi, j'étais ailleurs.
— Ouais, dans la lune. Enfin, une lune, mais laquelle ? La mienne ou celle d'Annabelle ? Si c'est la sienne, autant te prévenir de suite que l'alunissage est impossible : elle est totalement réfractaire à la queue de mâle.
Il rigole, mais il n'en demeure pas moins perplexe.
— Je me suis toujours douté qu'elle n'était pas franche du collier, ta copine. Alors elle est « broute-minou » ? Et elle a réussi à te convertir ?
— Mais je t'en pose des questions idiotes, moi ? Surtout au saut du lit ! Est-ce que je me préoccupe de tes mœurs, moi ?
— Si tu veux dire par là que je pourrais être pédé, tu peux être certaine que jamais…
— Arrête avec tes jamais ! On n'est jamais sûr de rien.
— Ben si ! C'est sûr, ça.
— Pff ! Et si le deal pour m'avoir c'était que tu couches avec un autre ? Tu ne le ferais pas ?
— Tu n'es pas sérieuse, là ?
Il a des télescopes dans les orbites, des zooms qui me fixent avec insistance. Pourquoi est-ce que j'ai eu cette réplique crétine ? Francis se demande si c'est du lard ou du cochon. Il se tait mais ne me lâche plus du regard. Serait-ce la partie de ma phrase « pour m'avoir » qui le perturbe à ce point ? À moins que l'idée de… faire avec un autre pour que je sois sienne fasse son petit bonhomme de chemin dans son esprit. Il est vraiment scotché.
— Tu vois que ce n'est pas si simple, mon petit gars !
— Je suis capable de bien des choses pour toi, mais… celle-là, je n'aurais jamais cru que tu puisses la demander.
— Eh bien, c'est l'une pour lune. Et on n'est pas forcément homosexuel en jouant avec une personne de son sexe. Mais vous, les types, en faites tout un micmac. Et je crois que je touche le nœud du problème ; nous sommes tellement éloignés les uns des autres, mon pauvre Francis…
— Pas tellement, finalement.
— Oh, que si ! Si je t'avouais que j'ai déjà fait l'amour avec deux hommes en même temps, qu'en penserais-tu ?
— Qu'ils avaient bon goût.
— Au-delà de ta plaisanterie, qu'en dirais-tu ?
Il hausse les épaules et baisse enfin les quinquets. Le diable vient de décocher une flèche empoisonnée, et elle a fait mouche. Un voile couvre son visage, un masque qui tombe sur ses traits pourtant bien dessinés. Il n'est pas mal du tout et doit plaire aux femmes.
— Écoute, Sylvie, pour que tu sois « ma » Sylvie, je suis prêt à tout, et même à ce que tu réclames, même si c'est contre nature pour moi.
— Je n'ai rien demandé : j'ai seulement posé une question, et je vois qu'elle t'a déstabilisé. Et puis rassure toi, le libertinage n'est pas une tare ; c'est juste un jeu entre des adultes qui sont consentants et se respectent sans doute plus que bien d'autres.
— Ce genre de jeu aussi, je voudrais bien le partager en ta compagnie…
— On verra, on n'est pas pressés, et je n'ai pas vraiment réfléchi à ta question. Ah oui, tu ne parles pas en mal de ma copine Annabelle parce qu'il t'en coûterait, je te l'assure.
— Les cancans, les ragots ne sont pas ma tasse de thé. Pour qui me prends- tu ?
— Jusque-là, pour un type bien. Veille à ce que ça ne change pas. Allez, file ! Tes clients vont faire la queue devant ton estaminet…
Je n'y crois pas. Ma vie bascule dans le ridicule. Ils vont tous venir me prendre la tête avec le mot que tous galvaudent sans jamais vraiment en connaître la réelle signification : l'amour. Des « Je t'aime » à la pelle, par fournées entières qui m'assaillent… Trop d'amour va finir par tuer l'amour. Je ne veux plus rien entendre. Je me suis recouchée, et la fin de ce samedi après-midi se doit d'être calme. Pour ce faire, la sonnette débranchée, mon téléphone éteint, je me veux sur une île déserte. De toute manière j'ai eu ma dose de sexe pour le moment. Et je tente désespérément de replonger dans le néant du sommeil. Mais personne ne fait comme il veut.
Comment peut-il s'imaginer que j'aime sur commande ? Baiser, c'est autre chose, et je commence à comprendre que je suis capable du meilleur comme du pire. L'âme d'une pute ? Pourquoi pas ? C'est si facile de basculer dans l'abject… En sortir ensuite doit s'avérer moins aisé. Je me tourne et me retourne sur ma couche ; Francis a définitivement réveillé mes fantômes. Pas sûr que notre « mini-Gabriel » sorte vainqueur de cette lutte qui se dispute dans mon crâne. Je fais contre mauvaise fortune bon cœur, et ma douche me retrouve plus tôt que prévu. Mais que vais-je faire de cette soirée qui s'annonce ? Aller au restaurant, rappeler Annabelle ? Sûrement pas ! Même si j'aimerais sortir en sa compagnie, je ne veux pas qu'elle imagine que je suis… à elle.
Me rendre au bar de celui que j'ai éjecté rapidement ? Pas question non plus, pour les mêmes raisons que celles invoquées pour Annabelle. Resterait bien… Gilles. Mais là, c'est moi qui n'ose pas. Il sait des coins sympathiques, et puis je ferais bien d'autres folies de mon corps, juste pour retrouver le goût d'une queue. C'est du reste la seule chose qui manque à la miss avec qui j'ai passé une partie de ma courte nuit. Une autre idée me vient : et si j'allais seule à cet établissement où il m'a emmenée ? Je cours quel risque ? Celui sans doute d'avoir une meute à mes trousses à l'intérieur ! Oui, la perspective de ne pouvoir échapper à tous m'inquiète tout de même.
Tant pis ; un restaurant et un cinéma, alors ? Oui, mais en solo ça n'offre qu'un intérêt relatif. Dire que durant des mois je ne suis jamais soucié de ce genre de détail : c'est à cela que je mesure le désert affectif de ma pauvre petite vie. Tant pis, j'irai me balader dans les rues au hasard. Ou me promener en voiture et marcher ; tiens : ça, c'est un truc génial à faire ! Allez, ma vieille, il est temps de te bouger les fesses. Il me faut encore trouver de quoi me saper pour n'être ni trop camouflée, mais pas non plus offerte à la concupiscence des mecs.
Le lac et ses sapins qui se reflètent dans ses eaux d'un bleu dépendant du ciel, c'est comme une carte postale. Au dos de ce décor idyllique j'aimerais déposer un baiser en rouge à lèvres. Une brise des plus légères souffle sur la nappe frémissante, mais aussi un peu sur mes années de galère. Les pensées qui se bousculent au front de ce portillon d'os et de chair sont plus optimistes que jamais. Je n'ai donc plus que l'embarras du choix. De Francis à Gilles en passant par Annabelle, pourquoi serais-je obligée de choisir ? Et si je les gardais tous les trois, si je les voyais à tour de rôle, c'est une possibilité à envisager ; et elle ne serait pas pour me déplaire. Mais pour l'heure, je ne veux voir aucun des trois. Non, je suis là pour me vider la tête et oublier un peu ce dilemme curieux. Le tour de cette eau magnifique s'y prête à merveille.
Tout au long des premiers hectomètres, je rencontre un nombre impressionnant de promeneurs ; c'est si fréquenté que je dois changer légèrement mon itinéraire. Alors je bifurque au détour d'un sentier qui me paraît grimper vers cette montagne seulement boisée de majestueux sapins. Bien sûr, par endroits la pente se fait plus raide, la montée plus rude, mais bon, j'arrive à m'en sortir et je prends des chemins de plus en plus petits, perdus dans une végétation que je n'aurais jamais imaginée aussi dense, vue du fond de la vallée. Ma sente minuscule suit un torrent, et de loin en loin j'aperçois dans les eaux vives une robe tachetée qui à mon approche se réfugie sous une pierre. Là-haut, Ra cogne fort et je suis en sueur. L'eau attire bien entendu quelques bestioles déplaisantes, et nombre de moustiques se fichent pas mal de ma peau sensible. Ce qui les intéresse, c'est ce sang qui sous elle circule, et je dois les chasser régulièrement.
Je fatigue de plus en plus, et c'est assise sous un arbre énorme que je vois au-dessus de moi les prémices peu encourageantes d'un nuage annonciateur d'un de ces orages que l'été nous réserve. Que faire ? Filer en courant vers la vallée ? Mais je ne veux en aucun cas me casser une jambe ou je ne sais quoi d'autre. Alors je me dis qu'en insistant un peu, la pluie changera de versant ou ne tombera tout simplement pas. Je m'obstine donc à grimper vers un sommet dont je ne sais rien. Bingo ! Les gouttes se mettent à dégouliner d'un plafond si bas que la nuit semble être là. Ces gouttes maintenant se transforment en déluge. Sur mon chemisier, c'est rapide, et l'eau me coule sur la peau, s'insinue entre la ceinture de mon short et ma culotte, puis tout est trempé.
Cette flotte me coupe le souffle. Je me réfugie sous un sapin de bonne taille, mais l'eau du ciel me poursuit en dégringolant des branches ; et puis j'ai une sainte trouille des éclairs. Plus un poil de sec ! Enfin, façon de parler : ils n'ont toujours pas repoussé. Mes cheveux doivent me donner l'air d'avoir une serpillère sur la tête. Les craquements sinistres me glacent le sang, alors je me mets à courir en remontant la pente à la recherche d'un abri moins précaire. Mon maigre vêtement est collé à moi et me cisaille les cuisses là où les jambes en sortent. Quant à mon chemisier, il laisse entrapercevoir par transparence le soutien-gorge que j'ai passé.
Cette sortie s'annonce comme une parfaite réussite. J'ai un mal fou à respirer, haletante et angoissée par ce qui m'arrive sur le coin du nez. Et pour rire, histoire de parachever le tableau, le sentier sous l'avalanche et les trombes d'eau se transforme en un véritable ru qui dévale la pente. Ce ruisseau est d'une couleur jaune-brunâtre, et mes baskets sont remplies de cette boue crasseuse. Je manque à chaque enjambée de chuter, mais dans une trouée d'arbres je vois enfin un toit qui me ravit. Une maison en pleine nature ? Non, un simple chalet de chasseurs, un abri pour les jours d'automne où les adeptes de Saint Hubert se réunissent ; mais qu'importe, et je prie déjà le bon Dieu pour que la porte ne soit pas close.
Je pousse le lourd battant unique fait de planches de sapin et me voici dans un endroit moins exposé. Ouf ! C'est presque mieux, mais je suis ruinée de partout. Et c'est bien foutu, ce genre de petit havre de paix. Une espèce de chambrette dans laquelle je me faufile pour y retourner mes fringues qui sont bonnes à tordre. Mes godasses délacées sont difficiles à retirer, et quand enfin je quitte mon short, ma culotte glisse aussi avec lui. C'est au tour de mon chemisier qui bave également de partout. Ah, elle est jolie, la Sylvie des bois ! Cette balade vire au cauchemar. Mes frusques sont essorées du mieux possible et je les étends un peu pour que les résidus de pluie coulent le plus possible. Je suis donc entièrement dénudée en pleine forêt.
Loin de tout, je me résigne à attendre que l'orage se calme, et comme une sorte de bat-flanc est à mon entière disposition, je m'y attarde un peu. Il n'y a pas de matelas, seulement un mauvais sommier fait de planches alignées les unes aux autres. Et les éclairs, loin de quitter le coin, redoublent d'intensité. Il fait de plus en plus sombre et ça tape toujours aussi violemment. Mes paupières se ferment, et je finis par m'endormir. C'est un étrange ronronnement qui m'éveille en sursaut. Toujours aussi nue, mais un peu rafraîchie par mon somme impromptu, je tends l'oreille. Ce sont bien de voix que je perçois, des voix qui viennent… de la pièce d'à côté !
Ils sont au moins deux à rire dans l'autre pièce, et je suis certaine qu'un homme et une femme sont là, tout proches, pris eux aussi dans cette tourmente. Alors je tente dans la semi-obscurité de rassembler mes hardes pas très reluisantes. Je le fais bien évidemment le plus discrètement du monde : je n'ai aucune envie qu'ils me trouvent dans le plus simple appareil, à demi-endormie. Les premiers soupirs m'alertent sur le genre de jeu auquel les visiteurs se livrent. Par un interstice entre deux planches de la cloison, je comprends qu'un des deux a fait du feu. Les flammes s'élèvent dans une cheminée en pierre de taille. Un homme plutôt jeune embrasse une femme sans doute plus âgée de quelques années. Ce baiser n'a rien de chaste, et il a les pattes sous le tee-shirt qu'elle a passé. Pas besoin de dessin pour comprendre qu'il lui tripote les seins, et elle a rejeté sa tête en arrière avec un rire de gorge qui s'apparente à un gloussement de dinde.
Sans savoir que j'observe avec attention cette parade amoureuse, le gaillard a entrepris de dévêtir la dame. Elle ne fait aucune difficulté pour se laisser mettre à l'aise, et le type, dès qu'elle est nue, se met en devoir de faire de même. Il appuie ensuite sur les épaules de cette créature dont les traits ne sont pas très distincts. Lui reste debout alors qu'elle est en position de prière. Et le dieu qu'elle envisage d'honorer n'a rien du messie ! La bouche avale littéralement la queue que l'autre agite avec sa main devant les lèvres gourmandes. À grand renfort de coups de reins le mec lime consciencieusement la femme. Les bruits de succion sont audibles jusque dans mon réduit. Pourtant elle manque de s'étouffer à plusieurs reprises alors que lui ne s'en préoccupe pas.
Il reste longtemps à la fourrager de la sorte tandis que la bave de la femelle qui taille la pipe coule vers le sol en longs filets transparents. Au bout de minutes qui me semblent interminables, il la fait se relever, et sur la table taillée dans la masse le garçon couche sa conquête ou compagne. Les jambes de celle-ci sont sur les épaules du monsieur qui fait une minette à la fille braillarde au possible. Elle n'a pas l'amour très sobre, et l'autre bien campé au centre de l'anatomie de la dame se pourlèche les babines de sa chatte. De mon poste, à demi de travers, je vois les couilles de l'homme et sa bite qui battent entre ses cuisses alors qu'il insiste et qu'elle braille comme une chienne en chaleur. Mais il se redresse d'un coup et se met debout, gardant la position entre les deux jambes, et sous mes yeux la queue disparaît en elle, aspirée par son vagin que j'imagine ruisselant.
C'est qu'ils me donneraient envie, ces deux loustics-là, à s'envoyer en l'air sans se préoccuper du reste du monde… J'admets qu'ils ont bien raison, mais mon ventre, lui, et surtout mon diablotin qui ressurgit de sa boîte me lancent des impulsions sans nom. J'ai une envie analogue à celle de cette femme qui brame de l'autre côté de la paroi si mince. Je dois pincer mes lèvres, me mordre pour ne pas faire écho à ses cris qui me parviennent de plus en plus saccadés. Lui souffle aussi, et je vois de temps à autre cette tringle raide qui apparaît et se cache au fond du ventre au rythme des coups qu'il donne avec son bassin. Et il se met à vociférer également des mots… des mots…
— Tiens, salope ! Ton mari ne t'en donnera jamais autant. Dis-moi que tu aimes quand je te baise, salope. Allez, ma pute, vas-y, dis-le-moi !
— Oh oui, j'aime ta grosse queue… Vas-y, bourre-moi ! Oui, c'est trop bon… Allez, n'arrête pas, crache-moi ton foutre dans la chatte !
— Attends, ma pute ; retourne-toi, je veux t'enfiler par derrière. Mets-toi debout, là, c'est bien ! Écarte tes fesses en te baissant un peu. Attends, tu es trop haut. Descends. Allons, descends que je t'encule ! Tu veux bien que je te prenne par le petit ? Dis-le-moi.
— Oui, reste bien dur et enfile-moi par le trou de derrière. Oui, c'est vrai que c'est bon… Je te veux, petit con ! Je veux que tu me baises comme tu l'entends. J'en veux pour mon argent ! Tu as bien compris ? Je ne te paierai que si tu me fais jouir.
— Ne t'inquiète pas, je vais t'en donner tellement que tu crieras grâce ! Ça, je peux te le jurer. Et pas question de te gicler mon foutre ni dans le cul ni dans ta chatte de vieille pute. Compris ?
— Tais-toi et baise-moi ! Mais vas-y plus fort !
Moi, je me sens à nouveau humide. Mais cette fois c'est de l'intérieur que vient la pluie qui rend terriblement suintante cette conque que mes mains serrent pour la calmer. Les deux autres sont toujours en chantier et la femme rue comme une diablesse, lui se contentant sans doute de gérer la montée de sa précieuse substance. Je jouis en silence, les dents serrées alors qu'eux n'ont même pas fini. Je voudrais qu'ils aillent plus vite, qu'ils en terminent au plus tôt, mais il se passe de longues minutes avant qu'enfin rassasiés, ils quittent avec encore une foule de bécots, le gîte où je me terre de peur d'être cataloguée comme une voyeuse.
La nuit est déjà bien tombée quand je rentre chez moi. Quelle épopée que cette sortie en montagne !