Le réveil de l'Indicible
H.P. Brodsky2017L'ombre d'Hastur
C'est un petit appartement situé au troisième étage d'un immeuble de la rue Secrétan dans le 11e arrondissement de Paris. Le journaliste ouvre immédiatement la porte dès mon premier coup de sonnette. Il a dans les 45 ans environ ; les traits de son visage sont encore jeunes, et son regard bleu brille d'une lueur intense. Il n'est pas très grand – un mètre soixante-quinze environ –, solidement charpenté, mais ses cheveux et sa barbe sont blancs comme la neige, ce qui paraît étrange vu son âge.
Je sais qu'il s'agit d'un spécialiste des affaires d'occultisme, et que contrairement à la plupart de ses confrères, il a la réputation de travailler sérieusement ses sujets. C'est pour cela que je l'ai contacté. J'espère qu'il pourra m'en apprendre autant sur le sujet qui m'amène à lui que je pourrai lui donner d'informations.
Il me fait entrer dans son salon et asseoir dans un vieux fauteuil en cuir assez confortable.
— Détendez-vous, Monsieur Chalmin. Je vous sers un verre ? Quelque chose de fort, j'imagine.
— Whisky ?
— J'en ai un pas mal…
— Avec plaisir, Monsieur Bellane.
— Un instant, s'il vous plaît. Clément !
Je vois un jeune homme entrer dans la pièce. Il doit avoir 18 ou 19 ans et ressemble à son père comme deux gouttes de sky. Je dis bien « gouttes de sky » et pas « gouttes d'eau », parce qu'on sent bien que chez ces deux-là, la vie a marqué son chemin d'une manière différente de chez les autres gens. D'ailleurs, le môme lui aussi a les cheveux blancs.
— Oui P'pa ?
— Monsieur Chalmin est arrivé ; tu nous rejoins ?
— OK.
Interloqué, je regarde mon hôte qui me répond :
— Clément est mon fils, et il travaille avec moi sur le sujet qui m'intéresse.
— Mais… n'est-il pas un peu… jeune ?
— Qu'est-ce que la jeunesse lorsque l'innocence a disparu ? Le gosse de dix ans dont la Kalachnikov est la seule compagne a déjà une âme de vieillard ; et les armes que nous devons manier sont bien pires que l'AK47. Allez, Monsieur Chalmin, il est temps de nous raconter votre histoire.
Le récit de Frédéric Chalmin
— Je m'appelle Frédéric Chalmin. J'ai 39 ans ; je suis ingénieur et je suis célibataire. Je n'ai jamais connu de femmes : je ne me sens nullement attiré par ces dernières, ni par les hommes non plus. Aucun désir sexuel, jamais. Enfin, je ne me souviens pas en avoir eu. Mon entourage trouvant cela anormal, je consulte une psychanalyste, Madame Roman. Une très belle femme d'ailleurs, en toute objectivité… mais qui ne m'attire pas non plus. Bref, ce n'est pas le sujet… J'ai une passion : la magie. Ou plutôt devrais-je dire l'illusionnisme. Mon principal temps libre, je le passe à tenter de trouver comment opèrent les magiciens qui se produisent sur scène ; un passe-temps très prenant. Je suis d'ailleurs en train d'écrire un livre sur le sujet.
Il s'interrompt quelques instants avant de poursuivre :
— Il y a deux ans environ, j'ai assisté à un spectacle dans lequel exerçait un hypnotiseur. J'ai réussi à faire partie des gens invités sur scène pour une démonstration. Je ne crois pas en ces pratiques, bien entendu : tout est illusion, toujours. Du moins, le pensais-je… Pourtant, quand il m'a regardé dans les yeux et m'a ordonné de m'endormir, j'ai perdu tout sens des réalités. Et je me suis retrouvé ailleurs.
— Sous hypnose, donc ?
— Je ne sais pas… Je faisais l'amour à une femme. Une très belle femme ; et je l'aimais. Elle s'appelait Clara. Brune aux yeux verts, et un corps sublime… comme dans un rêve. Puis nous étions dehors, en train de parler, de rire… Il faisait nuit, et elle marchait juste devant moi, à la lueur des réverbères. C'est alors qu'une ombre gigantesque apparut, accompagnée d'un gigantesque bruissement d'ailes. Je me suis jeté à terre, et lorsque j'ai relevé la tête, Clara avait disparu. Je me suis relevé et j'ai couru droit devant moi en criant son nom… Je paniquais… et puis je courais… et je ne sais plus pourquoi je courais… et je me suis réveillé sur la scène. J'ignore ce qu'on m'a fait faire ; je voyais la salle applaudir. On m'a reconduit à ma place, et je n'ai jamais rien su de ce qui était arrivé.
— Aucun autre souvenir ?
— Cette-nuit là, je n'ai cessé de refaire ce rêve, ou plutôt ce cauchemar ; et les nuits suivantes également. C'est comme si chaque fois des bribes d'une vie ancienne – ou parallèle – me revenaient en mémoire, au point qu'aujourd'hui je suis convaincu que j'ai vécu avec cette femme, Clara Rodriguez, et qu'elle a disparu. J'en ai parlé à Madame Roman ; elle a pensé tout d'abord que j'avais vécu un drame amoureux que j'avais volontairement effacé de ma mémoire, et que je devrais peut-être essayer d'enquêter pour retrouver cette femme.
— Ce que vous avez fait.
— Oui. Ça n'a pas pris longtemps de faire le tour de la question : personne dans mon entourage – ni mes parents, ni mes amis – n'a jamais entendu de cette Clara. Aucune femme de ce nom ne correspond à qui que ce soit dans mes recherches sur Internet. Rien. Et pourtant…
— Oui ?
— Je continue de rêver d'elle presque chaque soir. Dans mon dernier rêve, elle m'est apparue sous la forme d'une princesse des mille-et-une nuits, assise sur un trône de pierres précieuses. Elle était entourée de serviteurs qui lui apportaient des mets et des vins précieux. Mais… mais ces serviteurs avaient des apparences étranges : des formes squelettiques, monstrueuses. Des goules, comme on en décrit dans les récits d'épouvante. Dans ce rêve, je m'approchais d'elle doucement… Elle levait vers moi son beau regard et me demandait de l'oublier, de la laisser tranquille… Puis elle se donnait à l'une de ces créatures qui la prenait sauvagement ; elle semblait y prendre un plaisir immense.
Bellane et son fils restèrent un long moment silencieux puis se consultèrent du regard.
— Trop vague, murmura le gamin.
— Mais possible quand même, répondit Bellane.
Puis, s'adressant à moi :
— Monsieur Chalmin, votre histoire est troublante et comporte tout un faisceau d'indices qui pourraient nous faire croire que vous n'êtes pas fou. Je veux dire que la Clara dont vous nous parlez pourrait – je dis bien « pourrait » – ne pas être uniquement l'objet d'un fantasme ou d'un dérèglement psychologique ; mais à ce stade, vous en dire plus risquerait d'ajouter à votre trouble si nous nous trompions.
— Écoutez, Monsieur Bellane, vous êtes mon dernier espoir. Lorsque j'ai raconté ce dernier rêve à ma psy, elle m'a conseillé d'aller en maison de repos ; vous savez tout comme moi qu'il s'agit d'un terme délicat pour dire « hôpital psychiatrique ». J'ai refusé. Elle m'a laissé alors entendre qu'elle serait peut-être obligée de prendre elle-même cette décision, au point que n'ose plus retourner la voir. Cela fait trois jours qu'elle me harcèle sur mon téléphone portable pour que nous prenions un nouveau rendez vous ; vous êtes mon dernier espoir…
— Essayez de vous souvenir de vos rêves, Monsieur Chalmin. N'y a-t-il pas un fait, un indice que vous auriez pu oublier ?
— Non, je vous assure que je vous ai tout raconté.
Il s'adressa alors à son fils dans une langue étrange :
— Gujk uhn doit topsal ftagnt lpeop fitk ?
— Bruif jujt gioj dzart gijk.
— Frsgt'i kopgt lu Carcosa drht polif…
— CARCOSA ! m'écriai-je soudain.
— Pardon, Monsieur Chalmin ?
— Carcosa ! Vous avez prononcé ce mot : Carcosa. C'est le nom de l'endroit où elle m'est apparue en rêve.
Long silence à nouveau, et nouvel échange de regards entre le père et le fils…
— Alors vous n'êtes pas fou, Monsieur Chalmin.
— Expliquez-moi, Monsieur Bellane, je dois comprendre.
— Le plus simple pour vous serait d'abandonner toute volonté de comprendre, et de renoncer définitivement à Madame Rodriguez. De ne pas retourner voir votre psy et de déménager le plus loin possible d'ici.
— Impossible !
— Que voulez-vous exactement ?
— Je veux revoir cette femme dont je suis éperdument amoureux.
— Je vais vous dire la vérité. C'est possible… mais le résultat de cette entrevue risque de vous conduire presque sûrement à la folie ou à la mort. Même si vous en réchappiez, vous ne serez plus jamais le même homme : vous n'appartiendrez plus à la race humaine et vous serez maudits… comme nous le sommes aujourd'hui, mon fils et moi. Entreprendre ce voyage vers celle que vous aimez équivaut à signer un pacte avec des forces qui sont mille fois supérieures à celles de l'Enfer dont parlent les curés. Vous devrez abandonner ce qui vous reste d'amis et de famille. Et tout cela, je vous le répète, peut-être pour rien car votre bien-aimée ne sera plus jamais à vous.
— Expliquez-vous, Bellane.
— Je ne peux pas vous en dire plus. Je vous ai mis le marché en main ; c'est à vous de décider.
— Je veux savoir !
— Explique-lui, Clément.
Le récit de Clément Bellane
— Vous avez entendu parler, j'imagine, de l'écrivain américain Howard Phillips Lovecraft, Monsieur Chalmin ?
— Oui.
— Vous connaissez donc toute la mythologie à laquelle il fait référence à propos des anciens dieux qui ont peuplé la Terre et qui ont dû s'exiler, certains sous les eaux de notre planète, d'autres dans les étoiles. Le temps est proche où ces anciens dieux reviendront sur Terre pour se disputer à nouveau le pouvoir. Pour avoir une vision partielle de ce que seront alors les combats qui auront lieu, vous pouvez vous référer à la mythologie grecque qui parle des combats entre les Titans assimilés aux forces du Chaos.
Je marquai une pause avant de poursuivre :
— Dans la cité de R'lyeh engloutie par les océans, Cthulhu attend son heure. Ses serviteurs sont à l'œuvre, y compris au sommet des États qui nous gouvernent. Mais les autres Grands Anciens se souviennent de son règne passé, et ils refusent de lui laisser le pouvoir. Son demi-frère, Hastur, s'est allié à Yog-Sothoth, le Maître de la Magie. Mon père et moi avons eu, pour des raisons similaires aux vôtres, recours à ce dernier. C'est pourquoi nous sommes aujourd'hui capables d'utiliser une part infime de la magie des Grands Anciens, et c'est pour cette même raison que nous sommes maudits à jamais, car en échange nous avons dû jurer fidélité à Yog-Sothoth. Or, nous savons que lorsque les Grands Anciens régneront sur la Terre, ils n'auront plus que faire de l'Humanité. Nous leur servirons au mieux de serviteurs, au pire de… nourriture.
Je vis l'effroi s'afficher sur le visage de notre visiteur, mais je poursuivis :
— Les ombres dont vous nous avez parlé au début de votre récit sont probablement celle des Byakhees. Votre bien-aimée doit être très belle, dans la mesure où Hastur l'a choisie pour régner dans sa cité de Carcosa. Mais – et c'est là où je ne suis pas totalement d'accord avec mon père – la princesse de Carcosa a pris le nom d'Akivasha. Il est donc impossible de savoir avec exactitude s'il s'agit bien de cette Clara Rodriguez dont vous parlez. C'est possible, cependant, bien qu'incertain. Alors voilà, Monsieur Chalmin : si vous souhaitez toujours effectuer le voyage vers Carcosa, nous pouvons vous y envoyer immédiatement ; mais si vous ne finissez pas déchiqueté par les goules d'Akivasha et si vous ne perdez pas la raison, vous deviendrez pour toujours le serviteur d'Hastur l'Indicible. Voulez vous toujours prendre ce risque ?
— Oui, je le veux.
Le récit de Frédéric Chalmin
Il me tendit alors une petite fiole remplie d'un liquide bleuté ainsi qu'un petit sifflet et un parchemin d'invocation. La fiole, je devais en boire le contenu afin de pouvoir voyager vers le système d'Aldébaran où se trouvait la planète abritant la cité de Carcosa ; le sifflet me permettrait de réveiller les Byakhees afin qu'elles viennent me chercher. Quant à l'invocation, je la lus attentivement pour pouvoir la retenir.
Alors que je m'approchais de l'une des fenêtres de mes hôtes, Robert Bellane me retint un instant par le bras :
— Puisque vous êtes assez fou pour tenter cette expérience, je tiens à vous souhaiter bonne chance, mon ami. Le voyage vous semblera peut-être long, mais pour nous il s'agira juste d'une affaire de quelques heures. Nous vous attendons ici, en espérant que vous reviendrez…
Je bus la fiole d'un trait, sifflai, et prononçai l'invocation. Je vis alors dans le ciel parisien une ombre gigantesque fondre silencieusement sur moi. Ses mains étaient griffues, et ses yeux étaient blancs. J'eus alors la certitude – que j'avais perdue depuis si longtemps – que je n'étais pas fou.