L'entité qui s'était déplacée à une vitesse supraluminique grâce à un trou de ver émergea dans l'espace-temps normal à quatre dimensions. L'un de ses sens la renseigna : elle se trouvait exactement là où il fallait, à proximité de Sol 3. Elle se remémora les consignes imposées par la Société Intergalactique de Chasse : une seule « journée » de cette planète et un seul gibier, sous peine d'une exclusion de cinq vdfsihs. Ça n'en valait pas la peine, elle qui depuis des centaines d'« années » prenait tant de plaisir à ces safaris !

Indécelable par les primitifs systèmes de détection de l'espèce dominante de Sol 3, elle choisit avec un soin minutieux l'emplacement où elle allait installer son embuscade et s'y projeta quasi instantanément.

C'est sur une parcelle non construite d'un lotissement qu'elle déploya son piège psychique qui prit l'apparence d'une maison, semblable en tous points à celles qui l'entouraient. Ensuite, elle modifia son apparence pour prendre la forme d'un « humain » – ces curieux bipèdes qui pullulent sur cette planète –, et plus précisément celui d'une jeune femme. Puis, semblable à une araignée qui guette sa proie au centre de sa toile, elle attendit patiemment.

L'heure allait bientôt venir…

Elle vérifia que ses appâts étaient prêts : les hologrammes tridimensionnels de citrouilles qui, éclairées de l'intérieur, affichaient des sourires carnassiers, les sachets de bonbons et de confiseries… Tout était là. Il n'y avait plus qu'à attendre.

Le jour déclinait ; de gros flocons de neige tournoyaient paresseusement dans le ciel gris avant de rejoindre le blanc tapis moelleux qui recouvrait le paysage. Patience… L'entité frémissait d'excitation dans cette attente qui avivait ses sensations de prédatrice. Et puis elle avait faim ! Une faim insoutenable qui allait grandissant depuis le vdfsih dernier car elle se remémorait le goût délicieux des habitants de Sol 3, une gourmandise exceptionnelle, unique dans l'immensité de l'univers.

L'attente se prolongeait. Son impatience aussi. Ses sens exacerbés faisaient vibrer l'entité d'outre-espace d'un plaisir trouble, celui du chasseur à l'affût qui guette sa proie.

Le crépuscule laissait lentement place à la nuit ; le gibier n'allait pas tarder…

Le prédateur frémit : là, à l'extrémité de l'allée, des silhouettes se dirigeaient vers son piège. En s'avançant vers la lumière que dégageait cette illusion de maison, leurs contours prirent peu à peu l'apparence de jeunes « humains ». Ils étaient quatre. Des mâles en apparence, mais difficilement reconnaissables sous leurs maquillages censés effrayer les adultes de leur espèce. L'entité eut une pensée fugace : « S'ils pouvaient me voir sous ma véritable apparence, c'est eux qui seraient épouvantés… » Cette remarque ne fit qu'accroître son excitation.

Toc-toc-toc ! Trois coups venaient d'être frappés contre la porte.
Lorsque la « jeune femme » l'ouvrit, les menaces fusèrent :

— Des bonbons ou un sort !
— Nous sommes les monstres du quartier ! Nous voulons des sucreries !

« Ça, des monstres ? J'ai bien envie de me montrer à eux sous ma véritable apparence… Enfin, jouons le jeu. »

— Ah, comme vous m'avez fait peur… J'en tremble d'effroi ! Entrez, gentils monstres. Si vous ne me faites pas de mal, vous pourrez prendre tous les bonbons que vous voulez.

Les gamins ne se firent pas prier, émerveillés par l'abondance de sucreries toutes plus alléchantes les unes que les autres, et en remplirent leurs sacs en papier.

« Mmm, ils sont vraiment appétissants, ces petits humains… Dommage que je n'aie droit qu'à une seule proie. Mais je suis surveillé, et si mon capteur en décèle plus d'une, je ne pourrai pas participer à la chasse le vdfsih prochain, ni pendant les quatre suivants. Je dois me montrer raisonnable. »

Leurs sacs remplis à ras bord, les quatre enfants manifestèrent leur reconnaissance :

— Oh, merci Madame !
— Tous ces bonbons pour nous…
— Oui, c'est vous la plus gentille : les autres ne nous donnent qu'un ou deux bonbons chacun.
— Ça me fait plaisir, les enfants. N'oubliez pas de revenir le vdfsih proch… euh, l'année prochaine.
— Bien sûr ! Merci Madame, bonsoir.

Et l'attente reprit.

Elle ne fut pas bien longue : une gamine – grimée en sorcière – remontait l'allée, malheureusement accompagnée d'un adulte.

Toc-toc-toc !

— Des bonbons, des bonbons !
— Bonsoir Madame, s'excusa – apparemment le père – l'adulte. Vanessa est tellement excitée qu'elle en oublie les marques de politesse. Mais il faut dire que c'est son tout premier Halloween, et c'est pourquoi je l'accompagne.
— Ce n'est pas grave, Monsieur, et c'est bien compréhensible : moi aussi j'ai été comme elle il y a quelques années. C'est tellement magique, cette fête… Alors, Vanessa, qu'est-ce que tu veux ? Ces bonbons-ci ? Ceux-là ?
— Je sais pas…
— Alors prends-les tous les deux, ces paquets qui te font tellement envie.
— C'est vrai ? Je peux ?
— Mais oui, profites-en.
— Comme vous êtes généreuse…
— C'est normal, Monsieur : l'enfance passe si vite…
— Eh bien, merci encore. Allez, viens, Vanessa, et dis merci à la dame.
— Merci Madame…
— Alors bonsoir. Et encore merci.
— Bonne soirée à vous.

Et l'attente reprit.
Quelques minutes plus tard, on frappa de nouveau à la porte.

Un garçon d'une dizaine d'années se tenait sur le seuil. Un gentil petit gamin, d'une timidité touchante, qui se tortillait sur le pas de la porte, n'osant pas pénétrer dans cette illusion de maison.

— Eh bien entre, mon petit ; ne sois pas timide comme ça…
— Des bon… des bonbons ou je vous sors une lance… non : ou je vous lance un sort.

Pas très assuré, le gamin, mais tellement appétissant avec sa chair rose, et grassouillet à souhait… Il s'avança précautionneusement dans l'entrée tout en regardant prudemment autour de lui. Mais quand il vit l'amas de friandises sur la table du salon, ses yeux s'arrondirent ; sa gourmandise prit le dessus, et c'est presque en courant qu'il s'approcha des sucreries.

— Qu'attends-tu pour te servir, mon grand ?

« Et moi, qu'est-ce que j'attends pour me servir moi aussi ? »

— Il y en a tellement…
— Tu peux les goûter tous, et tu prendras ceux que tu aimes le mieux, tu sais.
— C'est vrai ? Je peux ?
— Mais bien sûr ! Vas-y, ne te gêne pas.

Émerveillé, le gamin n'avait d'yeux que pour l'amoncellement de confiseries. Il commença à ouvrir les sachets les uns après les autres pour tester les différentes saveurs.
Il aurait mieux fait de s'intéresser à ce qui se passait dans son dos…

« Tiens, et si je m‘amusais un peu ? »

Un bruit anormal attira l'attention du gosse, qui se retourna.
Éberlué, il découvrit une énorme citrouille ricanante, de deux fois sa propre taille, qui se tenait à la place de la femme qui l'avait si gentiment accueilli.

— Madame ! Madame ! Vite, venez voir…

Mais de « Madame », il n'y en avait pas.
Il n'y en avait plus.

Et la citrouille se transforma progressivement en une chose immonde, abominable. Une masse gélatineuse informe couverte d'abjectes pustules purulentes qui suppuraient d'une sanie à la puanteur ignoble.

Le gamin, horrifié, restait immobile, paralysé par la vision de cette abomination cauchemardesque. C'est alors que deux pseudopodes gluants jaillirent de cette horreur pour l'attirer dans l'ouverture qui venait d'y apparaître.

— Non ! Non ! No…

Le reste se perdit en gargouillis horribles lorsque l'orifice se referma sur lui.

Et la digestion commença.