Le jour du jugement dernier
Charline8810/06/2020Visiteurs inattendus
— Allô, Marie ? C’est Julie ? Est-ce que Bertrand et moi pouvons passer vous voir ?
— Julie ? Nous voir ? Vous êtes donc dans la région ?
— Ben, tu sais, Allan est venu à Mulhouse pour un grand rassemblement mi-février et il a passé quelques jours chez des amis à lui du côté de Colmar. Et comme il voulait rentrer par le train, nous nous sommes dit que ce serait sympa de monter voir mon frère. Nous en profiterions pour passer un ou deux jours avec vous.
— Super ! Mais tu n’étais pas obligée de téléphoner : nous sommes toujours heureux de vous avoir chez nous, même si ce n’est que trop court à notre goût. Et mon filleul vient aussi, j’espère ?
— Ben oui, tu penses ! Allan ne raterait pour rien au monde une visite à sa marraine.
— On vous attend ; c’est Michel qui va être fou de joie !
— Il bosse, mon frérot ?
— Penses-tu ? Il bricole sur son bateau… Tu connais l’importance de l’ouverture de la pêche à la truite pour lui, alors il peaufine sa barque depuis ce matin. Vous venez pour le déjeuner ?
— Pas sûr : nous devons aller prendre notre jeune à Colmar, et nous ne sommes pas encore sur place. Plutôt en milieu d’après-midi.
— Bon, ça me laisse le temps de préparer vos chambres et une dînette. Quelle bonne surprise ! Tu ne peux pas savoir comme je suis contente… Et ton frère, je suis certaine qu’il va sauter en l’air de bonheur !
— Alors à tout à l’heure, ma belle. Et embrasse mon frérot pour Bertrand et moi.
— D’accord. Bise à vous deux, et des gros poutous à mon filleul, quand tu le récupères ; de nous deux.
— Oui. Je te laisse parce que ça grésille dans le téléphone. Vous êtes toujours aussi mal desservis dans votre nouveau « Grand Est ».
Le vide qui m’enveloppe vient renforcer ce sentiment étrange qui m’envahit. Une sorte de tristesse qui m’arrive de je ne sais où. Alors que je viens tout juste de reposer mon portable, je songe que je dois annoncer la bonne nouvelle à Michel, mon mari. Je traverse l’espace verdoyant d’une pelouse qui renaît après notre long hiver. Direction l’atelier qui permet à mon homme, outre de bricoler, de remiser aussi ce qui à ses yeux a plus de valeur que le reste… moi exceptée, j’ose le croire : son bateau sur lequel il s’affaire.
J’entre discrètement dans le local spacieux qui sent la peinture toute fraîche et d’autres senteurs dont je ne saurais retrouver la vraie provenance. Il me voit débouler dans son sanctuaire et il a un de ses sourires qui lui va si bien.
— Alors ma belle, tu te languis déjà de moi ? Figure-toi que moi aussi, et j’allais venir te rejoindre. Je me sens… heureux, ce matin ; et, mon Dieu, je crois que je t’avalerais toute crue.
— Attends… quand tu sauras ce que j’ai à te dire, m’est avis que ça va encore te donner plus de peps…
— Ah bon ? Parce que tu trouves que je n’ai pas assez faim de… toi ?
— C’est donc cela qui motive ce merveilleux sourire ? Tu n’en as jamais assez, toi !
— Ben, quand on aime, on ne compte pas, Marie.
— Humm… des promesses, toujours des mots…
— Tu veux des actes ? Alors viens donc par là !
Le monsieur vient de m’attraper le bras et il me tire vers lui. Je me laisse étreindre, me pelotonnant contre cette grande carcasse protectrice. Et c’est bien dans un baiser de collégiens que nous réunissons nos deux museaux. Le reste suit, et je dois avouer que si l’appétit vient en mangeant, il se montre à la hauteur pour m’ouvrir une appétence qui sommeille en moi en permanence. Je grogne pour la forme ; il n’en a cure, et sait bien comment ferrer la sirène que je deviens pour lui seul.
— Tu n’es donc pas satisfait de ce que nous avons fait ce matin ?
— Mais c’est déjà oublié, enfoui loin dans mon cerveau. Je suis fou de toi, ma femme…
Plus de mots entre nous, seulement un acte d’amour qui réunit bien plus que nos bouches. Du moins toutes les miennes sont satisfaites par ce coq qui sait ce qu’il doit faire. Et j’apprécie hautement la petite séance, celle où il me culbute dans cette barque dont il est si fier. Finalement, c’est elle qu’il adore et avec moi qu’il fait l’amour. Que voilà une belle consolation ! Le bonheur est égal à celui que nous prenons à nous tripoter chaque fois que l’envie nous en prend.
Mais c’est rude, rapide, sans vrai déshabillage, et notre petite affaire se solde par un orgasme délirant pour moi et une éjaculation abondante pour lui. Il nous faut quelques instants de calme avant de pouvoir enfin retrouver nos esprits.
— Si tu n’aimes pas, Marie, tu me le diras. Tu es… belle, mon amour.
— Ouais ? On dit ça et puis on s’aperçoit que, finalement, il y a toujours mieux ailleurs…
— Ailleurs ? Mon Dieu, aucune femme de mon entourage ne t’arrive à la cheville, ma belle.
— Oh, tu sais, mon loup… je t’aime aussi.
Nous restons quelques secondes à nous faire de nouveaux mamours. C’est délirant, dégoulinant de tendresse. Puis tout à trac, une trace de ce que je lui ai raconté remonte à la surface de son cerveau.
— Mais tu voulais m’annoncer quoi, en venant dans mon antre ?
— Ah, enfin ! Tu te décides à t’intéresser à ce que je te dis de temps en temps ?
— Ouais… je suis tout ouïe !
— Figure-toi qu’Allan, Bertrand et ta sœur seront là cet après-midi.
— Mais… tu es sûre de ce que tu avances ? Ils sont donc dans le coin ?
— Oui : ton neveu avait une réunion à Mulhouse, et mon cher beau-frère et ta charmante sœur ont décidé de venir le rechercher. Ils vont faire un crochet par la maison.
— Eh ben, si je m’attendais à leur visite… je suis content. Dommage que la pêche ne soit pas encore ouverte.
— Je profiterai autant que toi de mon filleul et de nos hôtes, pour une fois qu’ils ne seront pas en vadrouille sur le lac en ta compagnie…
— Ils vont rester quelques jours ?
— Tu sais, notre échange au téléphone a été plutôt bref avec ta sœur. On verra bien lorsqu’ils seront sur place.
Michel a les yeux qui brillent d’un coup. Et il me caresse de nouveau le ventre qui est resté à l’air. Il sait bien, le bougre, que cette façon de faire rallume un incendie pourtant à peine circonscrit. Et je ne peux m’empêcher de poser ma patte sur ce qui semble aussi chez lui reprendre de la vigueur.
— Autant en profiter encore un peu ; lorsque tout ce petit monde va débarquer, je serai sûrement privé de tes cris et gémissements dont mes oreilles adorent se repaître.
— Profiteur ! Toujours à voir le bon côté de choses… et tellement réaliste ; je pourrais presque dire opportuniste. Mais maintenant que ta bête a repris quelques formes, il serait dommage de passer avec un beau jeu comme ça…
Le reste se dilue dans un assaut voulu et accepté de part et d’autre. Nous faisons l’amour comme si ce devait être la dernière fois. Pas de demi-mesure, pas de refus non plus, et mes cris sont une preuve de ce bonheur que ce mari aimant sait si bien me distiller. C’est aussi bien plus long, plus langoureux, moins calculé. J’adore ces deuxième ou troisième rounds dont il a le secret. C’est un peu le gage de la longévité de notre union, cette manière de toujours me démontrer que je suis importante à ses yeux.
Les roues de la voiture font crisser les graviers de l’allée en pente douce qui mène à notre maison. La frimousse souriante de Julie, sa chevelure entre le blond et le roux me font me sentir joyeuse. Bertrand qui conduit lentement aussi nous fait un signe de la main. La forme assise à l’arrière du véhicule semble s’agiter également. Enfin, sur mon épaule, je sens le souffle de Michel qui se colle à mon dos. Il respire fort, heureux de cette famille qui nous tombe du ciel. Les retrouvailles sont autant d’embrassades effrénées, signes d’une affection indéfectible pour ces gens que nous ne voyons que trop rarement à notre goût.
— Alors, vous avez fait bon voyage ? Julie, tu as une mine superbe ! Et toi, mon chéri, tu te portes comme un charme on dirait. Ainsi tu viens dans notre région sans même nous avertir ? Mulhouse n’est pourtant pas si loin.
Je m’adresse à Allan qui vient de me relécher les joues dans des bisous de circonstance. Michel, quant à lui, est fort occupé à bisouiller sa sœur et à serrer la patte de son beau-frère. Notre maison résonne de ces bruits familiaux trop peu nombreux le reste de l’année. Les échanges sont sources de questions, et nous nous efforçons tous de ne pas trop montrer notre émotion de cette visite impromptue. Et comme il a grandi, ce gamin qui me fait face… Ses parents aussi me paraissent changés. Les années passent pour tout le monde, c’est bien réel aussi.
— Entrons. Vous avez des bagages ? Marie a préparé vos chambres.
— Je suppose que c’est les mêmes que d’habitude…
— Ben oui, nous n’avons pas agrandi la maison ! Tu veux un coup de main pour décharger votre coffre ?
— Oh, Allan a des bras solides. Il va se faire un plaisir de s’occuper de nos affaires ; n’est-ce pas, mon grand ?
— Oui, c’est bon. Allez boire un coup. Mais, marraine… je veux bien une bière bien fraîche : j’ai plus de dix-huit ans maintenant, alors je peux boire de l’alcool sans la permission du grand manitou !
— Pff… Pour nous, tu es et tu seras toujours notre bébé à papa et moi…
— Pour Michel et moi, tu demeures notre neveu préféré.
— Pas de mal pour cela : je suis l’unique, le seul. Alors…
Tout le monde rit alors que nous entrons dans la maison. C’est sur la terrasse que nous prenons place et que nous posons nos fesses pour tailler une bavette animée qui ne manque pas de questionnements. Nous formons une vraie famille, même si ce n’est que pour l’espace de quelques heures, au mieux quelques jours. Cette arrivée qui perturbe notre quotidien nous permet au moins de nous dire combien nous nous aimons. Puis une dînette apaise les appétits les plus aiguisés, et c’est tard dans la soirée que nous nous embrassons encore et encore pour nous souhaiter une bonne nuit.
La mienne l’est sans aucun doute. Celle de Michel aussi puisqu’à peine le nez dans l’oreiller, je l’entends qui ronfle comme toujours lorsqu’il a un peu abusé d’un « Petit Chablis » bien frais. Dans la chambre qui jouxte la cloison de notre chambre à coucher, des sons étouffés me parviennent sans que j’arrive à distinguer si le couple, dans le lit, se fait des mamours ou s’ils bavardent simplement avant de trouver le sommeil. Je finis par me persuader que Julie et Bertrand… après tout, c’est dans l’ordre des choses ; et je respecte cela.
Mon réveil est assez étrange. J’ai beaucoup bougé et je suis collée à mon mari, dans une position qui doit lui donner des idées. Encore qu’il n’ait jamais besoin d’être beaucoup poussé pour en avoir des chaudes, de pensées. Ce qui me sort de ma léthargie, c’est sa main qui est collée à mes fesses, ou plus exactement ce que ses doigts promènent sur mon derrière. Mais il attend mon consentement pour aller plus loin dans ses investigations. Et je dois dire que les balancements de son bassin sont là pour me rendre toute chose.
Je me frotte plus encore contre ce qui à mon sens est hypertendu depuis un bon moment. Et bien entendu, monsieur ne se gêne pas pour, cette fois, laisser glisser la caboche lisse de son serpent dans ce fin couloir dont les lèvres sont suffisamment béantes pour accueillir le locataire des lieux. D’une unique ruade, il loge le mandrin en moi et je râle déjà. Il réagit immédiatement et sa paume vient se plaquer sur ma bouche.
— Mais…
— Chut ! N’oublie pas nos visiteurs.
— Oups ! C’est vrai… Julie et Bertrand.
— Écoute juste une seconde !
Je tends l’oreille, et si le grincement que je perçois s’apparente bien à ce que j’imagine… la situation de l’autre côté du mur doit ressembler à ce qui se trame dans notre propre couche. Mais je n’ai guère le loisir de ruminer cette pensée que ma belle-sœur et son mari sont en chantier, parce que Michel reprend également son allure de croisière, et je dois dire que malgré mes efforts désespérés pour ne pas geindre, quelques soupirs involontaires s’envolent dans l’espace clos qui est le nôtre. Après tout, si c’est normal pour eux, pourquoi ne le serait-ce pas pour nous aussi ?
Nous nous sommes enfin tous levés. Allan a une tête de déterré. Quand je m’en rends compte, il discute avec mon mari depuis un bout de temps déjà. Ces deux-là viennent se mettre les pieds sous la table alors que l’odeur du café frais flotte dans la cuisine. Déboulent aussi les deux tourtereaux dans ce lieu qui n’a pas besoin de tout ce monde.
— Allez vous installer sur la terrasse. Il fait beau et bon ! Nous prendrons le petit-déjeuner au grand air ; ça ne peut que nous faire du bien.
— Ouais… surtout après les miaulements dont tu nous as gratifiés au réveil, hein, ma chère belle-sœur ! Je vois que mon frère et toi, c’est toujours aussi physique.
—… ! Ben, Julie, il ne me semble pas que tu sois en manque non plus, si j’en juge par les bruits nocturnes… au coucher comme au lever, du reste. C’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, non ?
Une fois encore elle éclate de rire et file rejoindre les hommes. Allan, lui, revient vers moi avec une allure bizarre.
— Tante Marie… j’ai chopé la reniflette ; je tiens une de ces crèves… Tu as des comprimés pour ce genre de désagrément ?
— Tu veux quoi ? Il y a du paracétamol dans l’armoire à pharmacie de la salle de bain. C’est vrai que tu donnes l’impression d’avoir bien mal dormi !
— En plus, j’ai des maux de tête… mais bon, un cacheton et tout rentrera dans l’ordre. Il faut venir chez toi pour se retrouver avec un refroidissement ! Tu imagines ça, toi ?
— La grippe couve aussi un peu partout depuis quelque temps, il me semble. Tu n’es pas vacciné comme d’habitude ?
— Ce sont les vieux qui se font vacciner !
— Ben tiens, traite-moi de vieille pendant que tu y es, vilain gamin !
— Je peux me servir, alors ?
— Fais comme chez toi ; tu l’es toujours un peu, non ?
Je n’ai pas saisi ce qu’il marmonne entre ses dents alors qu’il se rend à la salle de bain. À son retour, nous sommes tous réunis autour de la table. Mon jeune neveu a les yeux rouges. Manque de sommeil ? Maladie ? Je ne saurais le dire. Pourtant il s’efforce de manger avec délectation les tartines de pain grillé beurrées et confiturées que j’ai confectionnées pour lui. Son état n’est donc pas si alarmant, car chez moi on dit tant que l’appétit va, tout va. Nous établissons tous ensemble un plan de sortie prévisionnel pour le week-end.
Une petite heure après l’ingestion de son médicament, le jeune homme semble aller bien mieux. Ce n’était donc que passager, même s’il continue de renifler et d’éternuer. Michel en rajoute une couche en se moquant un peu d’Allan :
— Voilà ce que c’est que de dormir tout nu ! Il n’y a pas encore une petite demoiselle pour soigner notre petit malade ? Tu peux tout me dire ; je ne répèterai rien à ta mère ni à ton père, mon gaillard.
— Calme plat, tonton, sur ce sujet. Mes études d’abord, et ensuite il sera temps d’aviser.
— Sage, en plus… Mais tu ne vas tout de même pas me dire qu’à la fac où tu vas il n’y a pas une belle pour te faire les yeux doux ?
— Chut ! At… atchoum ! Pff ! Saloperie de reniflette… J’ai passé tout l’hiver sans rien attraper, et trois jours dans cette foutue « Alsace » me voici avec un rhume carabiné.
Les deux couples se gaussent de cette sorte de plainte sourde du gamin. Nous passons un week-end de rêve, sortant pour visiter ensemble la région. Un restaurant sympa, quelques visites à des lieux pas encore envahis par les sempiternels touristes en mal d’évasion et nous voici déjà à l’heure du départ de nos hôtes. Comme d’habitude, Michel est un peu songeur. Son œil brille de voir sa sœur cadette repartir pour sa lointaine ville de Montpellier, là où elle s’est installée avec son Bertrand.
Lui n’a pas perdu son accent si particulier, et c’est avec une voix enrouée qu’il nous invite à venir passer à notre tour quelques jours de vacances dans leur coin, quand nous en aurons envie. Ma main se serre dans celle de mon mari alors que la voiture s’ébranle pour reprendre la route vers sa destination finale. Mon cœur aussi est pris dans un étau alors que les pattes de nos visiteurs se balancent dans des signes d’au-revoir.
Première semaine après le départ de la famille
Nous reprenons Michel et moi le cours de notre vie juste perturbé par ce passage éclair. Les jours sont aussi beaux que mes nuits ; et, pour mon mari, me faire l’amour dès que nous en avons l’opportunité et l’envie, c’est aussi une façon d’oublier que sa sœur lui manque. Ce n’est donc que le vendredi soir que, lors du repas, je trouve un goût très bizarre à cette tourte au jambon que j’ai pourtant préparée avec plaisir. Puis le soir, avant d’aller nous coucher, je dois aussi prendre un comprimé parce qu’il me semble que ma tête va exploser.
Michel s’en est aperçu et s’inquiète.
— Tu es malade ? Ça n’a pas l’air d’aller bien !
— Je crois que notre neveu m’a fait cadeau de sa grippe ou de son rhume. Je n’ai plus d’odorat, et mon dîner était bien fade. Je n’ai pas oublié de saler la béchamel ?
— Ben non, tout était bien, mais j’avoue que je n’y ai pas prêté plus attention que cela. Si tu attrapes la grippe, essaie de ne pas me la refiler.
— Je crois que c’est trop tard, après toutes les galipettes que nous avons faites depuis le passage d’Allan et de ses parents.
— Pff ! Je déteste avoir le nez qui coule comme une fontaine. Mince alors… c’est bientôt le printemps, et choper la crève en ce début de saison, c’est pas cool.
— Ouais… Pour le printemps, c’est vite dit : la météo annonce de la neige chez nous dès cette nuit.
— Alors profitons-en pour nous réchauffer. Enfin, si tu en as aussi envie que moi.
— Et le rhume ? Tu n’as donc plus peur là qu’il te fasse pleurer du nez ?
— Ben… tous les cadeaux de ma femme ne sont pas empoisonnés. Et puis, qui sait… je peux en réchapper.
Ma migraine s’est un peu estompée mais j’ai bougrement chaud. Et puis c’est vrai que j’ai bien du mal à dire non à l’empressement dont il fait preuve. Ses pattes se baladent depuis cinq minutes sur ce corps que je ne couvre plus la nuit : rien d’autre qu’une nuisette à peine plus grande qu’un confetti, et il sait si bien se montrer convaincant… Il n’a guère besoin de me pousser pour que je sois toute à lui. Et dès que ses effleurements digitaux sont suffisamment précis et orientés, je me tords comme un ver. Finalement, pour la énième fois de la semaine, nous remettons le couvert. Le grand jeu cette fois, puisque je me sens l’âme folâtre.
Puisqu’il me tripote et que je n’y trouve rien à redire, puisque mes gémissements lui donnent une raideur qui ne se dément jamais, il se contorsionne de manière à amener à mes lèvres cette incroyable excroissance. Je me jette donc dans la bataille avec délice. Il ne se plaint de rien, se contentant de continuer – mais de manière plus aléatoire – ses caresses sur mon entrejambe. Il désire sans doute aussi profiter de cette pipe que je consomme sans modération : ce tabac-là n’est nullement nocif ! Et nos soupirs se mêlent pour n’en former qu’un unique.
Il sait qu’il a gagné lorsque j’adopte ma position favorite, celle qui lui fait savoir que mon attente est énorme. Il est heureux de me voir me mettre à quatre pattes, les fesses tournées vers lui. La levrette, voilà la posture pour faire l’amour qui me donne le maximum de sensations, et il est bien conscient qu’il va devoir assumer ; mais je ne doute pas un seul instant de sa virilité et de sa bonne condition physique. Je ressens donc violemment ces coups de reins qu’il sait si bien donner, et le claquement de son ventre sur mon postérieur ne fait que renforcer mon sentiment d’obscénité de la scène.
Je me fiche de l’heure et du temps, de l’espace aussi, et il doit à plusieurs reprises me repousser sur le milieu de notre couche. Pour que je ne dégringole pas sur la descente de lit, entraînée par les soubresauts de mon amant habituel, il me cramponne par les hanches et fait perdurer ses mouvements cadencés. Ça dure un long moment où je confonds le ciel et la terre, la vie et la mort, et c’est bien totalement vidée de mes forces qu’il me remplit, lui, de sa jouissance. Et cette trique en moi met un long moment pour retrouver une flaccidité qui l’éjecte de son nid douillet.
Je réalise soudain que ma migraine est de nouveau sur le devant de la scène. Je ne peux décemment pas reprendre une pilule contre les maux dont je souffre. La chaleur ne m’a pas quittée non plus, et j’oserais même dire qu’elle s’amplifie. Lui qui est resté collé à mon dos, alors qu’allongés sur le côté nous reprenons nos esprits, me fait une remarque singulière :
— Bon sang, tu transpires à grosses gouttes, ma chérie. C’est notre rodéo qui t’a mise en transes ?
— … ? Je n’en sais rien. Je ne me sens pas très bien. J’ai chaud.
— Attends voir un peu…
Michel vient de poser sa patte son mon front, et dans l’obscurité sa voix troue la nuit :
— Merde alors ! Tu es bouillante. Tu as de la fièvre ?
— Je crois que j’ai surtout très froid, d’un coup. Je ne me sens pas vraiment en forme.
— Mais… pourquoi m’as-tu laissé faire si tu n’allais pas bien ?
— Tout bêtement parce que moi aussi j’en avais vraiment envie. Et puis… je ne suis pas à l’article de la mort non plus, mon chéri.
— Ne bouge pas, je reviens.
— Et où vas-tu ? Dis-moi, pourquoi te relèves-tu ?
— Je veux m’assurer que ta fièvre n’est pas trop conséquente…
— Comment ça ?
— Ben, nous avons bien un thermomètre, non ?
— Tu ne serais pas en train de vouloir en profiter un peu plus encore ?
— Quoi ? Qu’est-ce que tu marmonnes ? Redis-moi ça !
— Non, rien… Fais comme tu veux.
Je suis dans mon monde, entre rêve et réalité. Rien ne m’atteint plus sauf ce bruit que font mes dents qui s’entrechoquent. Mon mari est revenu, et il se charge de la basse besogne. Je sens bien qu’il insiste un peu et que l’objet pour contrôler ma température devient aussi une forme de jeu pour lui. Il en plonge le bout au cœur de mon rectum, et la sensation de gêne occasionnée par l’intrusion de l’engin froid me fait sursauter.
— Hé, doucement ! Ce n’est pas très agréable.
— Ah ? Tu préfères que je sonde avec autre chose ?
— Idiot ! C’est la fièvre que tu contrôles, ou tu essaies de rejouer une autre partition ? Mais pas question pour moi : j’ai ma dose pour ce soir.
— Attention, j’allume la lampe et je retire le truc.
— Ouais… ce n’est pas plus sympa à la sortie qu’à l’entrée, ton machin…
— Tu es certaine qu’il marche bien, ce thermomètre ?
— Il ne sert pas souvent, mais je crois qu’il n’est pas abîmé. Pourquoi ?
— Ben… ça frôle les quarante et demi… C’est beaucoup, non ?
— Peut-être. Mais j’ai déjà pris un médoc pour les maux de tête ; je ne peux décemment pas en avaler plus.
— Tu veux que je te refroidisse le visage avec un linge humide ?
— Il vaut mieux que nous dormions, et si d’aventure demain ça ne passe pas, j’appellerai notre bon docteur.
— Comme tu veux. Mais n’hésite pas à me réveiller si ça ne va pas.
— Mais oui, mon cœur… De ton côté, essaie de ne pas ronfler comme un tonneau ; je finirai bien par plonger dans le sommeil, si tu n’es pas trop bruyant.
— Pff…
Michel s’est tourné comme à son habitude de son côté et je reste sur le dos. J’ai froid, et la couverture remontée jusqu’au menton je me pelotonne dans les draps. Vaseuse, c’est bien le mot qui me vient à l’esprit alors que je cherche à m’endormir. Nuit apocalyptique dans laquelle je cauchemarde sans raison.
À ma remise sur pied, au petit matin, la glace me renvoie l’image effrayante d’une vieille momie. Le café qui passe n’a pas son parfum ni son arôme ordinaire. Rien n’a donc de goût depuis hier ? Non seulement il me semble insipide, ce petit-déjeuner, mais il me soulève le cœur, et la remontée de ce que j’absorbe fait tiquer Michel.
— Bon, Marie, je crois qu’une visite à notre médecin s’impose ! Je l’appelle pour un rendez-vous.
— Tu sais bien que le matin il fait ses visites à domicile…
— Qu’à cela ne tienne. Avec un peu de chance, il trouvera un créneau pour faire un saut ici. Pas besoin de te déplacer. Après tout, c’est aussi bien.
— Je crois que c’est juste une grippette ; dans deux jours tout sera rentré dans l’ordre. Je vais m’étendre sur le canapé.
— Tu as raison. Je vais m’occuper du toubib et de la table. Va te reposer…
Je somnole depuis combien de temps ? Une ombre est proche du divan. Mes yeux ont du mal à s’entrouvrir, et le train sous mon crâne déraille dans un fracas épouvantable.
— Alors Marie, ton mari me dit que tu n’es pas en forme…
—… Ah, c’est vous, Docteur ?
— Ben, qui veux-tu que ce soit ? Allez, raconte-moi ce qui t’arrive. C’est vrai que tu as une mine de papier mâché.
— Je crois que je couve une bonne crève ou la grippe.
— Tu veux bien ouvrir ta chemise de nuit que je t’ausculte ?
— Oui… oui, bien sûr !
Il me faut une plombe pour me redresser, et c’est au prix de mille efforts que j’arrive à me mettre assise. Il me fait pencher en avant ; le froid de son stéthoscope me fait frissonner.
— Tu as pris ta température ?
— Cette nuit, oui. Michel dit que j’avais plus de quarante de fièvre.
— Ah, quand même… Le pouls est un peu accéléré ; voyons voir la fièvre… Humm, ça n’a pas l’air d’être brillant, tout cela… Et puis ça racle fort là-dedans. Tu n’as pas de mal à respirer ?
— Pas trop, non. Mais j’ai froid.
— C’est la fièvre, ça. Bon, c’est la grippe sans doute, comme tu l’as diagnostiqué. Mais si ça devait s’aggraver, tu me rappelles, je reviendrai. Vous n’avez pas voyagé en dehors du département ces derniers jours ?
— Non. Nous ne sommes pas sortis depuis dimanche dernier.
— Alors ce n’est pas possible.
— Quoi ?
— Non, rien. Ne t’inquiète pas outre mesure, je suis un vieux radoteur… et je parle tout seul.
— … ?
— Allez, tu continues à te reposer, et un paracétamol toutes les quatre heures, sans dépasser les quatre dans la journée. Ça devrait faire tomber la fièvre et calmer tes migraines. Si tu te sens trop mal, tu prends un bain. Pas froid, mais tiède, hein ! Michel est par là ?
— Je suppose qu’il vous attend à la cuisine ou sur la terrasse.
— Il neige depuis une heure : il n’est sûrement pas dehors par un temps pareil.
— Ah bon, il neige ? Je ne savais pas…
— Bonne journée… enfin, fais pour le mieux et n’hésite pas à faire appel à moi si ça ne s’améliore pas.
Il est parti vers la cuisine, et les bruits de voix que j’entends sont flous, perdus dans une vague de mal-être. Est-ce que je me suis endormie ? Je n’ai plus la notion d’heures ou de temps. Michel est revenu près de moi et il me parle, semblant très loin alors qu’il est tout bonnement à moins de deux mètres de moi. Mon nez est pris et ma gorge aussi me fait désormais souffrir. J’ai des difficultés pour respirer. Les mots ne veulent même plus sortir pour franchir le seuil de ma bouche. Je sombre lentement, mais sûrement, dans une léthargie très mal venue.
— Tu as faim ? Hé, Marie, ma chérie, ça n’a pas l’air de s’arranger, ton affaire !
— …
— Bon, je crois que le docteur va devoir revenir. Ce n’est pas normal d’être dans un pareil état pour une grippette ou un rhume.
— …
Pas moyen de comprendre, et encore moins de répondre à ce que mon mari me raconte. Mes poumons me brûlent et j’ai l’impression qu’un feu s’est allumé partout dans ma poitrine. Je suis fatiguée, et rien ne peut plus stopper mes maux de tête. Ma caboche aussi est totalement dans la ouate, mais un coton épineux. Je ne sais plus trop où je me trouve, ni même qui est cet homme qui gesticule devant ma couche. Il m’éponge le front, me frôle la joue. Seule l’intonation se veut rassurante ; j’avoue que je suis si mal que je n’en ai rien à faire.
Quelque chose de frais s’est posé juste au-dessus de mes seins. Ça bouge lentement, mais je ne cherche pas à savoir de quoi il s’agit. Je deviens aérienne et me sens transportée dans les airs. Je suis ballottée à droite et à gauche, et un bruit strident vient couper par intermittence mes apnées de plus en plus longues. Je me noie dans un air brûlant. Ma respiration… je crois qu’elle fait un bruit de sirène. Je dois délirer tout mon saoul.
Merveille des merveilles ! De l’air frais entre dans ma poitrine. C’est trop bon ! Je ne reconnais personne, et des anges en blanc, en vert et même en rose s’activent tout autour de moi. Ce que je respire est plus pur, moins compliqué aussi à inspirer. Un de mes bras est tripoté et une abeille vient ficher son dard dans ma peau. Cette fois je sombre. Je coule dans un bienheureux torrent de calme. Plus personne ne bouge dans ce qu’il me reste comme champ de vision. Je suis dans un univers aux couleurs tendres, des pastels dont je ne sais rien.
Premier jour chez les anges
Michel m’embrasse, et j’adore ce petit bisou affectueux. Les contours de tout ce que je regarde sont déformés, partiellement imparfaits. J’ai de la lave qui coule dans mes veines et je me sens envahie par un besoin de chantonner. Je revois mes parents qui marchent sur les chaumes. Nous allons à la cueillette des myrtilles qui serviront à faire de bonnes tartes, de la confiture également. Qui est-ce, cette gamine qui court au milieu des arbrisseaux, qui se fait rappeler à l’ordre par papa ? Pourquoi ai-je autant rétréci ? Et où se cache mon Michel ?
J’ai huit ans et je me vois de l’extérieur de moi ? C’est aberrant, fou ! C’est idiot, mais pourtant, tout semble si vrai… Les baies violettes qui me tachent les lèvres, premier gloss d’une fillette espiègle. Et puis pourquoi est-ce que j’ai besoin de ce truc sur la bouche pour me sentir bien ? Un ange bleu est là qui soulève ma paupière. Il me colle du soleil dans la pupille. Je voudrais lui dire que j’ai soif, que j’ai peur. Qu’est-ce qu’il baragouine à un fantôme tout en blanc celui-là ?
— Marie… je t’aime !
Où est-il celui qui fredonne ces quelques mots ? Pas là à mes côtés, sinon il me tiendrait la main. Michel ! La voix me rappelle celle de mon Michel, mais pourquoi ne se montre-t-il pas ? Un clown, charlotte sur la tête, me fixe du regard, me tient le poignet. Je ne perçois que des bribes de ce qui m’entoure, que des petites parties de ce qui se raconte dans mon entourage. Réveillée… qui a demandé si j’étais réveillée ? Bien sûr que je le suis, mais mes paupières sont trop lourdes pour se soulever.
Mes oreilles filtrent aussi de manière bizarre des sons épurés qu’elles ne parviennent pas à décrypter. Je suis entre le monde des vivants et celui du zombie que je deviens. Mon mari ? Comme il me manque, et pas seulement lui ! L’envie de lui aussi est là, chevillée à mes tripes comme si c’était vital que je m’accroche à l’idée que j’aime faire l’amour avec cet homme, invisible dans mon ciel blanc. Il y a également ce bip qui vrille mes tympans et me donne des frissons. J’ai l’impression très nette que je suis d’un coup moins lourde.
Mon corps ne repose plus tout à fait de la même manière. Comme si j’avais bougé sans faire un seul mouvement. J’en serais… j’en suis bien incapable, du reste. Notre salon… mon canapé, il demeure d’une clarté inconnue, plus pâle qu’à l’accoutumée. Cette fois un pantin tout rose me passe quelque chose de frais sur le visage. Je tente de sortir ma langue pour voler au passage un peu de cette humidité qui me donne un plaisir soudain. Ah ! Un truc me pénètre dans le cerveau, et mes paupières se soudent plus hermétiquement encore. Je réalise que ce sont des mots, jetés en vrac, que ma cervelle se refuse à analyser. Je sais que je sais ce qu’ils veulent dire, mais je ne suis pas en capacité de faire l’effort pour en saisir le sens véritable. Ils sont là, c’est tout. Ils sont pour moi, c’est indéniable, mais je ne peux pas m’en servir. Ni même les étudier pour les décortiquer. Est-ce que mes lèvres remuent ? Une chape de plomb s’est abattue sur mon corps tout entier. La fleur rose n’est plus là, il n’y a plus que la lente monotonie du plafond qui est sous moi.
Sous moi ? Alors je suis la tête en bas ? Pourquoi ? Un courant d’air me souffle sur le front. Je navigue dans des mers et des océans sans que jamais une seule côte ne soit en vue. En route pour mes Indes à moi ? Pour mon Amérique ? Et les images de la nuit d’hier. Celle où nous avons fait si bien l’amour. Il ne cherche pas à me caresser pour me rendre au monde ? Qu’est-ce que tu fiches, Michel ? Ne me laisse pas sombrer corps et âme dans un abîme de néant ! S’il te plaît… viens me donner la main. Caresse-moi, de cette si subtile manière qui éveille tous mes sens. J’ai besoin que tu me touches, que tu me murmures des mots doux.
Le soleil brille depuis trop longtemps. Dieu est-il dans ce groupe qui vient de traverser ma lumière ? Ils ronronnent tous et je ne pige pas grand-chose. Les Martiens qui se penchent sur moi, font-ils des expériences avec mon corps ? Il est lourd, celui-là, et cependant je n’arrive plus à le manœuvrer pour ne serait-ce que remuer l’auriculaire.
— La fièvre est-elle un peu tombée ?
La fièvre ? Mais c’est Michel qui a pris ma température ! Je vous en supplie, vous, le démon en vert avec de gros yeux, ne me touchez pas là où mon homme… Ouf ! L’extraterrestre se recule d’un pas. Du coup, je ne vois plus son ombre entre mes cils collés. Qu’est-ce qu’il raconte, ce gnome qui ne se montre plus, mais dont j’essaie de déchiffrer le langage codé ?
— Si son cas s’aggrave encore, nous devrons la mettre dans un coma artificiel et l’intuber. Mademoiselle, vous surveillez tous les quarts d’heure ; nous ne devons pas la perdre aussi…
Zut ! J’ai de nouveau la sensation que je me noie, que je perds pied. Ça dure longtemps, une éternité durant laquelle je suis entre le néant et la vie, flottant entre ciel et terre. Puis l’impact sur mon visage de je ne sais quoi, et tout redevient beaucoup mieux. Ma poitrine se soulève de nouveau plus aisément.
Douzième jour après le naufrage
Le soleil n’est plus fixe dans mon champ de vision. Cette nuit, nous avons encore fait l’amour, Michel et moi, et j’ai gémi très fort. Mais là, ce matin – sommes-nous bien le matin ? Je n’en suis plus aussi certaine – j’ai le sentiment que l’astre du jour s’est déplacé. Les formes qui traversent sa lumière sont moins floues. Sur ma bouche, un masque me mange la moitié du visage, et dans mon bras une perfusion file vers un flacon de liquide incolore. Je ne comprends pas bien ce que c’est que ce cirque. Je voudrais appeler à l’aide, sans résultat probant.
Michel… où es-tu ? Nulle part dans la chambre inconnue où je suis alitée. Qu’est-ce que je fais dans ce lieu aux murs d’un blanc total ? Et puis… ces danseuses en tutu qui vont et viennent dans les couloirs, ombres bleutées ou verdâtres, voire blanches, qui tournent leurs frimousses masquées vers ma place, qui sont-elles ? Je n’arrive pas à saisir ce que je fiche là. Ce dont je me souviens, c’est d’une grippe, du passage de mon médecin de famille, et puis c’est tout. Je suis d’une faiblesse inouïe.
Mes mains, mes doigts sont aussi lourds que des enclumes et restent collés aux draps. Une Fantômette est là qui me passe une serviette sur le front.
— Ça va, Madame ? Vous êtes enfin réveillée ?
— … chel…
— N’essayez pas de parler, vous allez vous fatiguer encore plus que vous ne l’êtes déjà. Laissez-vous porter par le calme, et le professeur passera vous voir tout à l’heure.
— … ?
J’ai encore bien du mal à assimiler ce qu’elle me raconte. Un professeur ? Mais pourquoi ? Pour une simple grippe ? Je ne pige pas, et tout s’embrouille de nouveau dans ma caboche. Mes paupières retombent sur une nuit sans étoiles. Mais dans celle-là, mon amour me sourit. Il est beau, fort, et je veux puiser dans sa force à lui un peu de son tonus. Je ne demande qu’à connaître le pourquoi du comment. Je me rendors ? À moins que la distorsion du temps ne me soit devenue complètement étrangère. Pour moi, hier j’étais chez moi.
Un cosmonaute est arrivé, et il me secoue doucement le bras.
— Madame… L’infirmière m’a dit que vous étiez revenue parmi nous. Vous allez mieux, on dirait. Vous avez échappé de peu à une intubation. Vous allez avoir encore besoin de quelques jours pour vous remettre d’aplomb, mais le plus dur est derrière vous. Vous vous souvenez de moi ?
— …
Impossible d’articuler deux mots, alors je secoue la tête dans un signe de négation. Il porte un masque, et seuls ses yeux me laissent penser qu’il sourit.
— Ça fait douze longs jours que vous êtes là. Normalement, si tout se passe bien, vous allez désormais récupérer très vite. Il est fort probable d’après votre mari que ce soit votre neveu qui, lors de son séjour à Mulhouse, a contracté le virus et vous l’a transmis.
— …
Pourquoi me parle-t-il d’Allan ? Et où est mon Michel ? Il est peut-être aussi malade ? Je n’arrive pas à remettre en place mes idées. Douze jours ? Douze longs jours que je suis ici dans un hôpital ! Lequel, du reste ? Et puis de quel virus s’agit-il ? La grippe n’est pas si terrible cette année, du moins à ma connaissance. Mais comment poser des questions alors que mes forces sont si peu présentes ? La main gantée du grand ponte m’a serré les doigts et j’ai senti sa chaleur malgré le latex. Signe que je ne cauchemarde plus tout à fait.
Il est parti, me laissant plus de questions que de réponses. Et toujours pas de Michel à l’horizon. Pourquoi m’abandonne-t-il ici sans venir me voir ? Finalement, je referme mes paupières : c’est si simple de ne plus rien cogiter, de ne plus chercher à savoir… Et le temps glisse sous mes quinquets clos. Les infirmières repassent à des intervalles dont je ne sais rien du déroulé. Toutes ont un mot gentil…
Première semaine après le sauvetage
Petit à petit mes pensées sont moins floues. J’ai encore du mal à réaliser ce qu’il m’arrive. Mais apparemment, les services hospitaliers feraient face à une vague de cas similaires au mien. C’est très compliqué, très difficile de discuter avec les agents soignants. Ils sont sur tous les fronts, et seules les filles qui passent régulièrement pour aseptiser les chambres sont plus loquaces. J’apprends donc que dehors, la vie s’est totalement arrêtée, que les gens vivent reclus chez eux, qu’ils ont interdiction de sortir sans un motif impérieux et légitime.
J’arrive à en déduire que mon Michel est lui aussi confiné dans notre maison et qu’il ne peut venir à mon chevet. J’aimerais lui parler, ou du moins l’entendre au téléphone, mais mon portable m’a été confisqué dès mon entrée ici. Alors je ronge mon frein et prends mon mal en patience. Bon sang, que c’est difficile d’être ainsi sortie tout droit du trou du cul de diable et de ne pas pouvoir me raccrocher à celui que je chéris plus que tout au monde…
Les jours se suivent dans une ronde, en ballets incessants d’anges et d’archanges qui vont et viennent pour prendre soin de ma petite santé. Dans deux jours, si tout va bien, je devrais être renvoyée dans un service autre que celui des urgences absolues. Peut-être pourrai-je enfin entendre ta voix. Tu me manques, et ce n’est rien de le dire… Pour cacher mon désarroi, je me force à revenir sur les dernières images de ce qui nous a réunis, et surtout cette fameuse soirée où j’ai adoré faire l’amour avec toi, Michel.
Je sens encore les effets de ton sexe dans ma gorge et je frissonne, sinon d’amour, au moins de savoir que ça aurait pu être notre dernière fois. Heureusement que ni Dieu ni Diable n’ont voulu de ma petite personne ! Et je me promets de passer une nuit tout entière à refaire avec toi ces gestes si tendres, si merveilleusement câlins qui nous soudent à jamais. Je veux te dire, te redire, et surtout te le prouver que j’ai besoin de toi, de ton ventre, de ton sexe et de tout ce qui peut nous offrir un peu de bonheur.
Je me jure là, sur un petit lit blanc, de te donner et de prendre avec toi le plus de plaisir, juste pour oublier que personne ne sait jamais de quoi demain sera fait.
Et dans un cri muet, je me surprends à te hurler « Je t’aime, Michel ! »