« Depuis que tu es partie je m'ennuie un peu. » C'était ce qu'il avait écrit dans son journal intime quelques jours après son séjour chez lui. Yves avait fait exprès d'écrire cette phrase un peu ambiguë, un peu ironique. En effet, quel calme après ce tumulte, cet épisode si plein d'émotions… Ces émotions pas franchement du registre de la joie, et encore moins du plaisir. De la gêne, voilà ce qu'il avait surtout éprouvé, à plusieurs reprises, et pour différentes raisons.
Mais je vais vous conter tout ça en détail.

Cette histoire s'était passée à l'époque de sa jeunesse. Il avait alors vingt-quatre ans, il était encore étudiant. Chaque fois qu'il y avait repensé, même des années après, il ne s'était pas senti très fier de cet épisode de sa vie. Pour tout dire, il avait même longtemps éprouvé de la honte en se remémorant cette « aventure », et il ne l'avait pas racontée à grand monde. Mais arrivé à l'âge de la maturité, les années ayant passé, il était devenu plus indulgent envers lui-même ; il avait réfléchi sur lui-même, il se connaissait mieux, et à la lumière de cette connaissance de soi il avait compris bien des choses. Et il ne regrettait rien.


À l'époque où s'était déroulée cette aventure, il venait de sortir d'une histoire d'amour qui s'était mal terminée ; et bien qu'il se sentît alors mieux, il n'en était pas encore complètement remis, même s'il n'en avait pas totalement pris conscience. Il avait alors décidé qu'il était trop sentimental. En tout cas, trop vulnérable. Aimer, c'est prendre le risque de souffrir. À un moment donné, quand on a subi ça, on ne veut plus prendre ce risque. Faire une pause.

Arrivé à ce stade, après avoir fait ce constat, il se disait non sans amertume que, faute d'une vraie histoire d'amour, il devrait essayer d'avoir des « aventures » ; que ça lui ferait du bien au corps, puisqu'il avait mis son cœur en sommeil.

Morose, il traînait sa déprime de temps à autre en la laissant transparaître auprès des copains. Rarement, en fait : les mecs, ça ne s'épanche pas souvent sur leurs problèmes de cœur auprès d'autres mecs. Des copains qui – bien entendu – étaient au courant de son histoire de l'année précédente. Dans ces cas-là, quand ça ne va pas, il vaut mieux se faire remonter le moral par un bon copain, seul à seul avec lui, ou une bonne copine qui joue le rôle de confidente. Car dans ces cas-là, il y en a certains, des copains – un peu égoïstes – que ça gonfle. L'un d'eux, un jour, lui avait sorti à moitié excédé : « Oh, écoute, prends-toi un Minitel ! »

Il faut expliquer pour les moins de vingt ans (et même les moins de quarante) « qui ne peuvent pas connaître » (comme dit la chanson) ce qu'était le Minitel, relégué aujourd'hui au rang d'antiquité. C'était une invention française qui a périclité puis complètement disparu avec l'apparition d'Internet dont c'était un peu l'ancêtre. Un petit terminal qu'on louait aux P.T.T. (à l'époque où Poste et Télécom ne faisaient qu'un organisme public) et qui permettait d'avoir accès à un serveur fournisseur de services. Ce système conçu au départ pour délivrer de l'information (tel que l'annuaire en ligne) eut un succès fulgurant par son offre de messagerie : c'était l'ancêtre de la boîte mail (il fallait ouvrir une B.A.L., boîte aux lettres), mais surtout de la messagerie instantanée, ancêtre de nos « chats », sauf qu'elle ne permettait que des chats privés… ce qui n'était pas plus mal.

Par contre, outre le prix de la location, celui des communications était assez exorbitant (à une époque où les communications téléphoniques étaient facturées à la minute et vraiment pas bon marché, avec un opérateur unique, d’État). La plupart des messageries se contactaient en composant le 36.15, avec une facturation allant de l'ordre d'un franc la minute, ce qui représentait un coût d'environ 10 € de l'heure… À raison d'une heure tous les jours, on se retrouvait vite avec une facture de 300 € par mois ! Car une heure, ça passe vite…

Les messageries avaient des noms très conviviaux et très corrects, mais rapidement fleurirent des messageries de « cul » portant des prénoms de femmes très suggestifs.

En discutant avec les personnes connectées, on arrivait parfois à s'échanger des noms de messagerie en 36.14, beaucoup moins onéreuse. Ces adresses n'étaient en effet pas rendues publiques (puisque, étant moins chères, moins lucratives). Du coup, il y avait peu de monde sur ces messageries quand on se connectait : on trouvait une liste de moins de dix personnes en ligne – souvent toujours les mêmes personnes – désœuvrées. Ça constituait un petit monde, une petite famille, avec souvent même des cancans, des ragots médisants sur l'une ou l'autre. C'était bien différent des messageries en 36.15 où des hôtesses professionnelles étaient payées pour être en « discussion » avec un grand nombre de mecs affamés, à qui elles balançaient laconiquement des banalités sans intérêt dans le but de les garder le plus longtemps en ligne.

Ainsi, sur le petit salon (ça s'appelait comme ça) qu'il s'était mis à fréquenter, il papotait avec deux-trois personnes qui étaient présentes de temps en temps. Il tombait souvent sur un pilier de ce salon. Elle s'appelait Sylvie, vivait dans le Pas-de-Calais, s'avérait très bavarde.
Rapidement – comme ça survenait souvent avec les gens rencontrés sur des messageries – ils échangèrent leurs numéros de téléphone (fixe, bien entendu : les portables n'avaient pas encore été inventés.)

Il se retrouva rapidement embarqué dans de fréquentes et longues conversations téléphoniques avec elle, dans la journée. En effet, il redoublait sa cinquième année de médecine et n'allait ni à la fac, ni à l'hôpital. Quant à elle, elle travaillait dans une administration mais était en congé parental, ayant eu des jumeaux qui devaient avoir un peu plus d'un an.
La discussion n'était pas passionnante. Elle s'ennuyait, ne faisait pas grand-chose. Comme lui.

Petit à petit, la conversation devint moins anodine et elle commença à se confier : son mari était un drôle de type, manifestement un jaloux pathologique, un facho qui voulait faire de son fils aîné un néo-nazi. Yves l'écoutait avec empathie, préfigurant ce que serait son métier des années après – ce qu'il ignorait encore. Elle n'était pas heureuse. Son mari se comportait avec elle de façon grossière et ne semblait lui témoigner aucun amour.

Entre deux conversations, ses messages écrits, instantanés ou pas, changèrent petit à petit de ton : elle l'appelait « mon cœur » ou « trésor », et lui, il rentrait dans son jeu. Il ne voyait pas quel mal il pouvait y avoir à ça. Cette tendresse était totalement virtuelle. Il ne la connaissait pas du tout : elle était à plus de deux cents kilomètres de chez lui, avec trois mioches et un mari beauf, et il n'avait aucune idée de son physique.

Elle lui avait fait comprendre qu'elle était en surpoids, et à l'époque il était attiré par les femmes rondes : il ne pouvait que l'imaginer, et ce mystère lui permettait d'idéaliser son image, d'autant plus qu'il pensait qu'il ne la verrait jamais. Il fantasmait beaucoup à l'époque, mais était peu aventureux. Il n'aurait donc pas levé un petit doigt pour chercher à la rencontrer, surtout vu le contexte : elle n'était pas la candidate idéale, même s'il était libre côté cœur.

Au fur et à mesure il se rendait compte que le climat chez elle se dégradait : son mari débarquait dans la pièce pendant qu'elle lui téléphonait, se moquait d'elle, lui demandait « Quand est-ce que tu vas épouser ton petit étudiant en médecine ? » Manifestement, il n'était pas violent physiquement, mais en tout cas moralement, et il n'avait pas l'air d'un mec bien équilibré. Avait-il conscience que sa femme qui avait arrêté de travailler à sa demande, qu'il avait isolée de toutes ses connaissances, montrait de plus en plus de velléités de lui échapper ? Son couple se barrait en sucette, et il devait le sentir. En tout cas, vu du côté d’Yves, ça faisait un peu Zola ; c'était malsain, ça le mettait mal à l'aise.

Et puis un jour, alors que la relation de couple de Sylvie semblait vraiment détériorée, il reçut un appel téléphonique. C'était une femme qui l'appelait de sa part, lui racontant que Sylvie allait partir avec ses deux petits, et lui demandait de l'appeler. Elle était dans une cabine téléphonique, manifestement, et n'avait même pas assez d'argent pour l'appeler. Pas de bol, la mère d’Yves était chez lui ; elle était venue lui rendre visite. Dans son petit studio d'étudiant, il ne put qu'écouter, dire « oui, oui, d'accord » mais n'osa pas du tout parler devant sa mère qui tendait l'oreille et à qui il n'avait pas la moindre envie de raconter quoi que ce fût de ses relations avec une fille – cette relation fût-elle virtuelle –, et encore moins cette histoire-là.

Est-ce qu'on pouvait appeler ça « une relation », d'ailleurs ? Il aurait été incapable d’y mettre un qualificatif. D’ailleurs, sa mère devait être bien loin d'imaginer le moindre commencement d'une relation de ce type. Le Minitel était tout nouveau, il n'avait absolument pas envie d'évoquer son activité de « chat » ni ces conversations téléphoniques avec celle qui n'était qu'une inconnue.

Une demi-heure plus tard, la femme rappela pour lui annoncer que Sylvie attendait toujours son appel, mais sa mère était encore là ; il ne put dire grand-chose et, à sa grande honte, il ne fit que répondre « oui » à la demande de rappeler Sylvie. Mais comme sa mère ne partit pas dans l'heure suivante, naturellement il n'en fit rien.


Il se passa ensuite plus d'une semaine avant qu'il ne reçoive un coup de fil. C'était Sylvie ; elle était retournée chez ses parents, et ça avait été difficile. Ses parents semblaient avoir découvert ses misères et lui avaient reproché de ne pas les avoir alertés avant, bien que ce soit toujours difficile.
Elle lui écrivit ensuite, et ils continuèrent leur relation sous forme épistolaire.

Il pensait avoir été une oreille compatissante, qu'il lui avait procuré un peu de chaleur humaine, un semblant de tendresse. Cette relation étrange et distanciée avait dû également faire comprendre et entrevoir à Sylvie qu'une autre vie, un autre type de relation avec un homme – un homme normal (du moins pas malveillant) – était possible. Il avait donc été un soutien pour elle, et tout ceci avait dû lui donner le courage et l'énergie pour sauter le pas, et quitter cet homme toxique. À lui, ça ne lui avait pas apporté grand-chose. Il avait juste un peu trompé son ennui quelque temps.

Mais un jour, coup de tonnerre dans un ciel serein : Sylvie l'appela. Elle était en pleurs. Elle lui raconta une histoire qu'il ne chercha pas trop à comprendre, sous le coup de l'émotion : elle avait trouvé de quoi se loger (un foyer d'accueil pour mères célibataires) durant quelques jours seulement, avait laissé ses enfants à ses parents et avait passé quelques jours à l'hôtel, et devait patienter une petite semaine avant de pouvoir disposer de son nouveau logement ; mais elle n'avait plus un sou pour payer les quelques nuitées restantes. Elle lui demandait donc si elle pouvait l'héberger quelques jours. Il était pris de court. C'était si soudain, il ne s'attendait pas à ça. Il cherchait dans sa tête comment faire tandis qu’à l'autre bout du fil, elle insistait, pleurnichait. Il savait dans quelle détresse elle avait été avec ce mari violent et malveillant :
Naturellement, il accepta. Le problème c'est que le lendemain – où elle devait débarquer – il était de garde au SAMU. Il lui dit qu'elle n'avait donc, quand elle arriverait, qu'à venir directement le rejoindre au SAMU et qu'il lui donnerait les clés de chez lui.

Il allait donc être confronté à la réalité. C'en était fini de cette petite relation à distance, téléphonique et épistolaire, finalement assez confortable pour lui car elle n'engageait à rien.
Mais comme d'habitude chez lui, le stress de la gestion immédiate de l'évènement occupait son esprit tout entier, et il ne cherchait pas à savoir comment cette rencontre allait se dérouler.

Le souci fut que le jour de sa garde (il était de permanence de régulation, donc surtout téléphonique, mais susceptible de sortir quand même), alors qu'elle lui avait indiqué l'heure approximative de son arrivée, il dut justement sortir en intervention dans cette plage horaire-là. Il était d'autant plus gêné qu'il ne l'avait jamais vue ! Il se demandait comment il allait gérer ça.

La première chose qu'il fit, alors qu'il s’apprêtait à partir, fut de prévenir une permanencière (les personnes chargées de répondre au téléphone aux appels entrants) : une copine devait venir ; il faudrait l'accueillir et lui demander de l'attendre.
Il stressait beaucoup : il n'allait quand même pas raconter aux personnes présentes, aux collègues, qu'il ne l'avait jamais vue !

Il revint d'intervention une heure plus tard, prenant l'air le plus naturel, le plus détendu possible. Personne ne lui dit quoi que ce fût dans la salle de régulation et il ne vit personne d'étranger. Elle n'était peut-être pas encore arrivée. Mais au bout de cinq minutes, un peu inquiet, il demanda à un collègue urgentiste :

— Mon amie n'est pas arrivée ?
— Si. Tu ne l'as pas vue ? Elle est dans la cafétéria.

La boule au ventre il s'y rendit, espérant qu'il n'y aurait personne d'autre (la cafétéria avait un nom un peu pompeux : c'était une petite salle avec un coin cuisine américaine, une table pour une douzaine de personnes et une télé pourvue de deux banquettes). Il trouva une fille affalée devant la télé. Ça ne pouvait être qu'elle.

— Bonjour, Sylvie.
— Bonjour, Yves.

Elle non plus ne savait pas jusque là à quoi il pouvait ressembler, mais il était le seul dans ces lieux à connaître son prénom, ils avaient bien joué.
Ils se firent la bise comme s'ils se connaissaient depuis toujours.

Il aimait les femmes rondes et pulpeuses, mais là, il eut comme un choc : elle n'était pas la jolie ronde aux formes féminines comme elles sont parfois, d'un genre à faire fantasmer certains hommes ; c'était plutôt la grosse dondon au ventre énorme et au visage lunaire ! Il eut encore plus pitié d'elle, à sa grande honte. Il n'était heureusement pas tombé amoureux à distance d'une inconnue. En était-il capable ? Même s'il s'était remis de sa précédente histoire, il n'était manifestement pas ce genre de midinette, même si parfois l'imagination peut jouer des tours aux cœurs. Il avait jusque là seulement éprouvé envers elle des sentiments un peu confus d'amitié, de vague tendresse (comme peut l'éprouver un homme en manque d'amour) mêlés d'un vague espoir d'une relation purement sexuelle (on ne parlait pas encore de « sex friend » à l'époque ; mais voilà ce qu'un jeune homme de vingt-quatre ans, solitaire et dans la force de l'âge, peut espérer au pire de ce type de relation démarrée un peu par hasard. Mais là… le moindre commencement de fantasme s'était arrêté tout net !

En cet instant il n'avait pas envie de démarrer une conversation évoquant la raison pour laquelle elle s'était presque retrouvée à la rue, dans un endroit où des oreilles étrangères auraient pu débarquer à tout moment. Il parla surtout détails pratiques : il lui donna les clés, lui expliqua où était son studio (elle venait pour la première fois dans cette ville). Il commençait à chercher comment elle pouvait s'y rendre (il ne finissait sa garde que le lendemain matin à huit heures) quand l'urgentiste qui lui avait dit où elle se trouvait passa et lui proposa de l'emmener là-bas, puisqu'il avait une petite voiture de service. Le mec super gentil, quoi ! Yves le connaissait à peine, et il découvrait qu'il y avait des mecs super serviables… comme lui-même. Il se doutait bien qu'il ne faisait pas ça pour ses beaux yeux à elle, et il ne préférait même pas imaginer ce qu'elle avait pu lui raconter avant son retour d'intervention.

En fait, il allait s'apercevoir qu'en société elle était heureusement assez discrète, pas vulgaire, ni du genre à étaler sa vie comme une pipelette dénuée de toute pudeur.
Par contre, elle était facilement à l'aise : on aurait pu dire qu'elle s'adaptait facilement à toute circonstance. Il apprendrait plus tard dans sa vie que les gens de sa région (les ch'tis) sont des gens très sociables et très ouverts, ceci expliquant cela.

Il la retrouva donc le lendemain installée dans son studio. Elle ne semblait pas envahissante, elle n'avait que très peu d'affaires. Elle ne devait rester que quelques jours (une petite semaine quand même, mais il n'allait pas mégoter, elle était dans la mouise). Il allait falloir vivre avec elle, cohabiter durant ces quelques jours. Il avait décidé de ne pas changer son emploi du temps : ce même jour, il devait passer la soirée avec ses deux meilleurs potes. Une de ces soirées habituellement occupées à discuter, jouer au whist, boire des cocktails, fumer un peu d'herbe.

Son temps libre – coincé entre deux gardes au SAMU qu'il enchaînait cette année-là à un bon rythme, étant donné qu'il n'avait ni stage ni gardes à l'hosto – était relativement restreint : il l'informa de cette soirée et qu'il allait la traîner chez son pote. Elle en fut ravie, lui un peu moins, mais ça allait permettre au temps de passer un peu plus vite (il redoutait en effet que les journées fussent un peu longues, seul avec cette inconnue, franchement peu sexy, avec qui il n'était pas question de flirter ; leurs rapports, depuis qu'elle avait débarqué, étaient d'ailleurs purement amicaux).

Le soir même, son pote lui ouvrit et sembla un peu surpris de voir cette fille accompagner Yves. Celui-ci la présenta comme une copine.

Le second pote arriva plus tard. Pas au courant non plus, il afficha pendant toute la soirée un sourire amusé. Yves était même certain qu'il refrénait une envie de rire. Ce n'était sans doute pas le physique de Sylvie qui provoquait ces réactions, mais l'incongruité de voir leur pote avec une fille tombée d'on ne sait où, manifestement pas étudiante et qui détonait un peu avec ses relations habituelles, d'autant qu'Yves n'avait pas donné d'explications. La conversation n'avait apporté aucun élément d'information ; d'ordinaire, avec une nouvelle venue, un copain aurait échangé des indices, des souvenirs d'un passé commun. Là, bien évidemment, il n'y avait rien, puisqu'ils se connaissaient depuis peu, et n'avaient partagé jusque là quasiment que des conversations au téléphone.

Yves était évidemment mal à l'aise. Ça devait se sentir. D'autant qu'ils comprirent à un moment qu'elle squattait chez lui. Ça n'était pas habituel chez ce bon fils de famille à qui on n'avait jamais connu de liaison, encore moins de colocataire. À un moment donné, tandis qu'elle était partie aux toilettes, Thierry (le pote chez qui ils étaient ce soir) lui posa la question, sans curiosité malsaine et avec bienveillance :

— Tu l'héberges quelque temps ?
— Oui, elle est dans la galère.
— Ah, tu fais le bon Samaritain…
— Oui, c'est ça.

Dans la bouche de Thierry, baba cool chrétien de gauche, ça n'avait rien d'ironique. Yves n'aurait pas été étonné s'il avait vu Thierry se comporter de même ; il était plutôt cool. Yves se rappelait la fête d'il y a un an où Thierry avait invité tous ses potes chez ses parents en leur absence et n'avait pas empêché certains de piller la cave de son père. Il en avait même retrouvé un en train de pioncer dans son propre lit et avait dû dormir sur le tapis du salon avec les autres.

La soirée finit par se terminer. Yves et Sylvie rentrèrent.

Bien entendu, dans ce petit studio avec une kitchenette et un recoin chambre, il n'y avait qu'un couchage : son lit, un peu plus large qu'un lit d'une personne. Il s'empressa donc de sortir un matelas mousse de camping, de le dérouler sur le sol de la pièce principale, laissant, galant homme et bon hôte, son lit à son invitée.

— Mais, tu ne vas pas dormir par terre… ?
— Mais si, il n'y a pas de souci. J'ai l'habitude avec le camping, il n'y a pas de problème.

Elle se fit instante, puis elle changea de registre, passant du ton indigné au ton enjôleur.
Que se passa-t-il dans la tête d’Yves ? Il ne résista pas bien longtemps. Elle ne l'attirait vraiment pas. Elle l'excitait encore moins. Aucune envie. Qu'est-ce qui aurait bien pu lui donner envie chez elle ? Mais après tout, se dit-il, un câlin, un peu de tendresse ça n'engageait à rien. Il n'était même pas obligé de lui faire l'amour s'il n'en avait pas envie. Pour une fois, avec une fille il était débarrassé de l'angoisse de performance, du désir de plaire, de lui faire de l'effet. Il n'en avait rien à foutre. Il n'allait quand même pas dormir sur le matelas mousse et la moquette, après tout.
Il céda donc.
Enhardie, elle voulut allumer le spot à l'ampoule rose qu'il avait installé au-dessus du lit dans le cas d'une éventuelle rencontre sexe ou très romantique, et qui n'avait encore jamais servi.

— Non, non ! objecta-t-il, je préfère dans le noir !

Il n'avait vraiment pas envie de la voir, pitié ! Mais il n'allait quand même pas lui expliquer pourquoi.
Elle n'insista pas.

Il se retrouva rapidement dans ses bras enveloppants. Dans le noir, son corps était mou et chaud. Rapidement elle se mit à gémir ; elle n'en pouvait plus. Il la caressa, sans aucune conviction. Sans doute par culpabilité, à un moment donné il décida de lui brouter le minou. Il avait toujours beaucoup aimé prodiguer cette caresse à une femme et il l'avait fait à toutes les femmes qui étaient passées dans son lit depuis sa majorité (qui pouvaient se compter sur les doigts d'une main).

Dans le noir, il commença à se pencher vers la cible… mais une odeur très forte le saisit. Il ne put se faire violence : là, c'était vraiment au-dessus de ses forces ! Pour la première fois de sa vie il renonça à son projet : non, il ne pouvait pas le faire. Heureusement qu'ils étaient dans le noir absolu et qu'elle ne vit ni son intention ni son mouvement de recul dû à la répulsion.

Il se demanda ensuite comment il parvint à bander. Le manque, sans doute. La physiologie et sa jeunesse l'emportaient sur son absence de désir. Il sentit néanmoins qu'il bandait mou : il avait l'impression que son sexe flottait dans la chatte de Sylvie, mais elle, elle grimpait aux rideaux ! Il bougeait comme il pouvait, dans tous les sens. Elle, elle poussait des cris, elle n'en pouvait plus. Il n'en revenait pas ! Fallait-il qu'elle le désirât depuis si longtemps… Quel mystère que la femme ! Elle exultait, l'appelait par son prénom. Elle devait être encore plus en manque que lui.

Elle jouit bruyamment. Elle n'arrêtait pas de jouir. Il finit par jouir lui aussi, et il n'avait pas eu de mal à se retenir un peu. Mais ce qu'il ressentit alors lui confirma ce qu'il subodorait mais n'avait jusque là jamais éprouvé : même chez un homme, l'éjaculation n'est pas toujours synonyme de plaisir.

Il se disait qu'il lui avait fait plaisir, dans tous les sens du terme. C'était toujours ça. Il pensa à toutes ces femmes qui, à un moment ou à un autre, se laissent faire l'amour par un homme pour lui faire plaisir, sans ne rien éprouver.

Il fut réveillé au matin par un bruit fort, régulier et caractéristique. La vision qu'il eut à ce moment-là le secoua : elle était étendue à côté de lui – une énorme masse – et ronflait comme un sonneur. Là, pour la première fois, il eut pitié de lui-même. Il mit ça sur le compte des punchs qu'il avait bus et des pétards qu'il avait fumés dans la soirée. Il se dit qu'il devait se ressaisir. Heureusement qu'il avait encore une double garde dans la semaine, il n'allait pratiquement plus dormir avec elle.


Dans les jours suivants, elle sembla joyeuse, heureuse de vivre, comme quelqu'un qui se sent plus léger parce qu'il obtenu ce qu'il voulait. Heureusement, elle ne chercha pas à coucher à nouveau avec lui. Sans doute cela lui avait-il suffi. Ou bien était-elle très probablement moins bête qu'elle n'en avait l'air : elle avait inévitablement ressenti qu'il n'était pas tombé amoureux d'elle, loin de là, et très probablement aussi qu'il n'avait eu aucun plaisir à coucher avec elle. D'autant qu'ils n'en parlèrent pas. Certains silences, certaines absentions sont souvent plus lourds de sens que les mots.

Durant la garde suivante, elle lui téléphona plusieurs fois. Il lui avait expliqué comment l'appeler, au cas où. Après tout, elle était seule chez lui, même si on faisait rapidement le tour du studio. Il fut très discret au téléphone, n'étant pas seul au moment de son appel. Son collègue – un autre pote – entendant la conversation, lui demanda ensuite, lui aussi :

— Tu héberges quelqu'un ?

Il dut en effet se demander quelle anguille sous roche il y avait. Mais Yves pensa « Tu ne risques pas que je te la présente, celle-là… » L'héberger, c'était un fait, une bonne action ; mais il avait honte d'avoir couché avec elle. Et il avait honte d'avoir honte. Si ça s'était su, les copains se seraient dit qu'il avait vraiment très faim ; mais ça n'avait même pas été le cas. Il n'avait pas profité de la situation : c'était plutôt elle qui en avait profité, mais il aurait eu encore plus honte d'avouer ça. Et puis se retrouver à devoir cacher une relation à ses copains, fût-ce une relation sexuelle unique, il trouvait ça vraiment glauque. « Vivement qu'elle s'en aille… » pensait-il très fort. Il n'attendait que ça. Comme première rencontre avec cette technologie nouvelle, c'était vraiment réussi !

Quand il revint chez lui le matin, à la fin de sa garde, il fut surpris : Sylvie avait passé le temps à ranger son intérieur ; mais elle avait également passé sa vieille table ronde à l'huile. « Ça nourrit le bois, elle en avait besoin. » lui dit-elle. Il était trop gentil pour lui dire qu'elle ne lui avait pas demandé la permission, mais il fulminait intérieurement : sa pauvre vieille table que sa mère lui avait dégoté chez un brocanteur, elle avait une drôle d'allure, imbibée d'huile d'arachide !

Il avait hâte qu'elle s'en aille. Il avait l'impression qu'elle voulait laisser sa marque chez lui, qu'elle aménageait son intérieur comme si elle avait l'intention de revenir, voire de s'installer avec lui. Il n'était pas dans sa tête, certes ; elle ne donnait pas cette impression par ses paroles, et elle n'était sans doute pas assez bête pour imaginer que ça pourrait se faire, ni que lui en aurait envie.

En dehors de cette coucherie d'un soir où il s'était laissé aller (sous l'effet de l'alcool, de l'herbe, et du « Pourquoi pas ? »), il n'avait plus eu aucun geste ni une parole tendres pour elle, aucune tentative d'approche.

Finalement, cette semaine arriva à sa fin. Il allait la déposer à la gare, elle repartait sur Paris pour un logement qu'on lui avait trouvé en grande banlieue. Il n'avait pas fait attention aux détails, ça ne l'intéressait pas beaucoup. Il repartait chez ses parents pour le week-end ; ils habitaient en banlieue Ouest. Elle lui demanda par où il passait. Ce n'était pas vraiment sa route, mais elle insista pour qu'il la dépose à une gare des Yvelines. Il avait bien compris que c'était pour prolonger le moment où ils seraient ensemble, côte à côte en voiture, et s'offrir une éphémère illusion d'être un couple, c'était évident.

Encore une fois il céda.

Il fut crispé tout le long du trajet. La tension était palpable. Il était de mauvaise humeur et ne devait pas arriver à le cacher. Elle avait réussi à faire prolonger cette situation au-delà ce qui était prévu, et ça l'énervait. Il était impatient d'en être débarrassé.

Arrivés devant la gare il s'arrêta, se gara sur un trottoir. C'était la gare où il descendait du train quand il allait au lycée plusieurs années auparavant. Les abords étaient moches, bétonnés et tristes, il s'en rendait encore plus compte maintenant ; il avait eu des bons moments pourtant dans ses années lycée.

Ils n'échangèrent pas un mot ; ils n'avaient rien à dire. Elle lui caressait la main ; il ne bougeait pas, tendu et comme figé. Il réalisa des années après, en y repensant, combien son absence de réaction avait dû être glaçante, combien ce silence et cette immobilité devaient être plus parlants que s'il avait prononcé une seule parole désagréable. Elle le regardait avec des yeux tendres, tristes et résignés. Elle le fixait. Lui regardait droit devant lui, attendant la fin de son supplice. Tout était dit.

Elle finit par descendre après qu'ils aient échangé une bise amicale et polie, et partit prendre son train. Il poussa un grand OUF ! de soulagement. Il se sentit enfin léger.

Juste avant de sortir de son studio elle lui avait pris son transistor, le petit appareil avec lequel il écoutait la radio le matin dans sa salle de bain, un appareil qui l'accompagnait depuis des années, depuis sa Terminale : « Je te l'emprunte, je te le rendrai. » Il n'avait rien dit mais avait fulminé intérieurement. « Quel culot ! » Déjà passablement énervé par la façon dont elle avait réaménagé son petit appartement à son image à elle, en en prenant très à son aise, il comprit que ce petit poste de radio serait le prix à payer pour ne plus la revoir, qu'elle avait pris cet appareil en otage. Elle avait dû penser « Tu seras bien obligé de me revoir si tu veux le récupérer… », il en était convaincu. Ce n'était même pas un acte manqué, mais un acte volontaire qui cherchait à l'obliger à faire ce qu'il n'avait pas envie de faire.
Et il avait toujours eu horreur qu'on cherche à lui faire faire ce qu’il n'avait pas envie.


Dans les mois qui suivirent, elle l'appela au téléphone plusieurs fois. Lui donna de ses nouvelles. Elle était bien dans son appartement, avait repris le boulot ; elle semblait heureuse.
Elle lui posait toujours la même question, comme un leitmotiv : « Et toi, tu en es où avec ta petite infirmière ? » En effet, à un moment donné lors de leurs conversations téléphoniques d'il y avait plusieurs mois, il s'était laissé aller à la confidence, lui racontant qu'il pensait à une fille, une infirmière prénommée Catherine qu'il semblait attirer, mais qu'il ne savait pas trop s'il devait y aller, son cœur encore meurtri ou paralysé par son chagrin d'amour de l'année précédente, et il ne savait pas vraiment s'il avait des sentiments ; il avait peur de la faire souffrir, de tout faire foirer. Alors il lui faisait toujours la même réponse stéréotypée : il allait la voir, oui, évoquant un début hypothétique de relation. Il disait ça pour la décourager, pour qu'elle lui foute la paix, mais elle revenait invariablement à la charge avec ses questions lourdingues qu'il sentait teintées de jalousie. Parce qu'en fait cela faisait longtemps qu'il avait laissé tomber le projet d'entamer une relation avec Catherine.

Il finit par ne plus répondre. Elle laissait des messages sur son répondeur, et bien entendu il ne la rappelait pas.

Il regrettait presque une seule chose : le jour où ils étaient partis, elle était affalée à plat ventre sur le lit en train de pianoter sur le minitel, à chatter avec les copines. Il l'attendait et la voyait en bottes, sa jupe remontée à mi-cuisses, son derrière rebondi. Il s’était demandé comment elle aurait réagi s'il lui avait remonté sa jupe et baissé sa culotte. Est-ce qu'elle aurait continué à chatter sans se soucier de ce qu'il faisait et allait faire ? Aurait-elle été ravie d'une seconde partie de jambes en l'air en perspective ? Est-ce qu'il se serait laissé aller à chercher le pot de margarine dans le frigo, puis à lui enduire la raie des fesses ? L'aurait-elle laissé se débraguetter, s'allonger sur elle, sa queue raide dans son sillon fessier ? L'aurait-elle laissé aller jusqu'au bout quand il lui aurait enfoncé son vit dans la rondelle et l'aurait enculée lentement, à longs coups souples, jusqu'à ce qu'il jouisse en se disant que son petit trou était bien serré et meilleur que sa chatte ?
Il ne le saurait jamais.

Une bonne raison pour laquelle il ne l'avait pas fait, c’est – qu'elle eut aimé ou pas – que ça lui aurait donné l'impression à elle qu'il était ainsi parti pour continuer une relation, fût-elle purement sexuelle.
Il valait mieux être libre.