Perdu dans les contrées barbares
H.P. Brodsky20/03/2019… et il était alors rentré chez lui, et il était plus de deux heures du matin, et sa femme l’attendait en lisant un livre, et il se versa un Get 27, et ils parlèrent tous les deux durant un long moment de Bukowski, de ce qui poussait les écrivains à écrire, et de la dernière polémique qui agitait le site littéraire sur lequel ils publiaient tous les deux, et il se dit en la regardant intensément qu’il touchait enfin au vrai bonheur, que c’était cette vie qu’il avait désiré vivre toute sa vie, auprès de cette femme dont il avait rêvé avant même qu’elle ne soit née, et que peu importait aujourd’hui que les Autres l’aient exilé pour toujours dans les contrées barbares ; cela n’avait pas d’importance, cela n’aurait pas d’importance tant qu’elle serait près de lui.
Et si un jour elle n’était plus près de lui, alors plus rien n’aurait d’importance de toute façon.
Ils finirent par se mettre au lit, et elle commença à caresser son entrejambe. Mais il était épuisé et sa nouille resta inerte. Elle décida de la prendre tout entière dans sa bouche afin de la faire grandir, mais il s’endormit comme une masse, vaincu par la fatigue.
En réalité, cet abandon au sommeil était presque une bonne nouvelle. Il ne dormait plus que lorsqu’elle était là. Le reste du temps, il vivait dans la crainte de s’endormir et d’être la proie des cauchemars qui se répétaient sans cesse, nuit après nuit, et le laissaient épuisé au petit matin, pleurant, transpirant, hagard… Il n’était pas à sa place, il n’était pas chez lui dans ces terres ; et plus le temps passait, moins il y comprenait quelque chose.
Ces terres, autrefois civilisées, étaient devenues des contrées barbares.
Cela s’était passé tout doucement, un peu à l’image de la ville qu’il habitait, de sa rue, de la petite résidence dans laquelle il louait l’appartement familial. Lentement, la Ville avait grandi, et il lui semblait que dans le même temps elle avait perdu son âme.
On avait rasé les petits pavillons en meulière avec leurs beaux jardins pour y construire des résidences de luxe qui avaient vu arriver de nouveaux habitants et des centres commerciaux dits « de proximité », avec leur flot désormais ininterrompu de clients toujours avides de trouver de l’inutile moins cher qu’ailleurs. On avait réduit les places de parking et on les avait rendues payantes. Des centaines de voitures circulaient désormais devant chez lui, transformant sa rue si calme auparavant en enfer bruyant du soir au matin. Plus d’endroit où se garer en rentrant du travail. Et les gardiens de la paix transformés en chasseurs de primes, toujours prêts à dégainer le carnet de contraventions qui s’accumulaient sur le buffet de sa salle à manger…
Il avait l’impression que le monde était devenu fou. Devant chez lui, juste à côté du commissariat, les vendeurs de drogues côtoyaient les trafiquants de voitures tandis que les flics posaient les contredanses. Il voulait partir de cet endroit. Rejoindre sa bien-aimée là-bas, en province, dans un lieu encore épargné par cette folie. Mais comment faire ? Son employeur était ici, et son salaire également…
Prisonnier de mes promesses
À tous ces marchands de tapis
Qui me font dormir sur de la laine épaisse
Et qui m’obligent au bout de chaque de nuit
À prendre ma place dans le trafic…
Cette vieille chanson de Cabrel résonnait chaque jour dans sa tête…
Juste assez pour survivre et trop peu pour m’enfuir…
Il se sentait comme un exilé, un réfugié dans sa propre maison. Et chaque nuit, les cauchemars succédaient aux cauchemars.
Son emploi lui-même n’avait plus aucun sens. Sourire… Il était payé pour sourire. Chaque jour, il recevait dans son bureau les cocus de partout, légitimement furieux, prêt à tout casser, et il avait ordre de ne rien faire pour eux, sauf de leur sourire, de les rassurer, de les caresser, de les calmer pour que le monde puisse tranquillement continuer de les dépouiller avant de les emmener à l’abattoir. Il devait leur sourire lorsqu’il les voyait pleurer, leur sourire lorsqu’ils se mettaient à l’insulter, ne pas répondre aux injures, et il était jugé comme responsable si l’un d’eux devenait violent et balançait un coup de poing.
— À votre avis, qu’avez-vous dit ou fait pour qu’il en arrive à cette extrémité ? avait demandé le psy payé par l’entreprise lorsqu’il l’avait consulté.
— J’ai appliqué les consignes.
— Non. Si vous les aviez appliquées, il n’y aurait pas eu échange de coups. Vous devez accepter vos responsabilités.
Il était sorti de là avec la haine au ventre, l’envie de poser des bombes, conscient qu’il fallait taire ce qu’il ressentait, au risque de perdre le peu qu’il lui restait.
Ce soir-là, il avait allumé le poste de télévision en rentrant chez lui et regardé les sept cavaliers de l’apocalypse des primaires de la droite faire leur show à la télévision. Il les avait vus prétendre que l’on pouvait très bien vivre avec moins de 800 euros par mois, étant donné que le prix du pain au chocolat était de 15 centimes. Que pour faire baisser le chômage il fallait supprimer entre 300 000 et 500 000 postes de fonctionnaires, dans l’éducation, dans les hôpitaux, partout, sauf chez les poseurs de contraventions. Et que le burkini mettait la République en péril…
Pas un mot sur la montée des eaux des océans, sur les dérèglements climatiques et les 250 millions de réfugiés qui seraient bientôt sur nos routes, sur les 9 millions de pauvres dont il faisait désormais partie, sur l’explosion des maladies professionnelles que causaient la peur du déclassement et le management par le stress.
La liberté, c’est l’esclavage.
La guerre, c’est la paix.
Orwell avait imaginé cela pour 1984 ; il avait juste un peu d’avance…
Ce soir-là, il avait vomi trois fois et passé une nuit blanche supplémentaire.
Lorsqu’il se réveilla, il regarda cette femme qui semblait dormir si paisiblement près de lui. Ses traits étaient doux, sa peau appelait ses mains, ses seins débordaient de sa nuisette. Il eut envie de la caresser tendrement, de lui faire l’amour. Mais il se retint, soucieux de la préserver, de ne pas la réveiller. Il se leva sans bruit et enfila un pantalon et une chemise de laine. Il alla dans la cuisine pour se faire couler un café. Il alluma l’ordinateur et consulta ses mails. Dehors, le bruit incessant de la rue lui donna le frisson. L’impression que l’emprise sournoise du monde mettait tout en œuvre pour le détruire, à commencer par ses intestins qui semblaient se nouer sans qu’il ne puisse rien y faire.
Et puis il entendit la porte de la chambre qui s’ouvrait, des petits pas dans le couloir… Elle apparut. Il la contempla longuement, sans un mot. Elle avait mis ses lunettes et avait du mal à ouvrir les yeux. Elle était coiffée comme un dessous-de-bras. Elle s’approcha et vint se blottir contre lui. La douceur de sa peau agit alors comme un baume bienfaisant, faisant disparaître d’un coup toutes ses angoisses du matin. Il aimait son odeur, et la respira longtemps en l’embrassant dans le cou.
Comme sur le pont du Titanic
Quand l’orchestre jouait encore,
On entendait de la musique.
Danse, mon cœur, serre-moi fort.
Une nouvelle journée commençait.