J'approchais du bord du lac lorsque je les vis débarquer le poisson qu'ils venaient de pêcher. L'un d'eux, un grand barbu qui devait être leur patron, me dévisagea longuement.

— Suis-moi, lui dis-je.

Il me suivit, ainsi que son frère.
Nous avons marché longtemps. Puis le barbu me dit :

— J'ai faim.

Alors nous nous arrêtâmes pour manger. Ils firent griller du poisson qu'ils avaient emporté et sortirent une miche de pain de leur sac.

— Tu en veux ?

Je souris… Je n'avais pas mangé depuis plusieurs siècles, et j'ignorais jusqu'au goût de ce qu'il m'offrait. Je fis signe que non.

— Tu ne manges pas ? demanda-t-il.
— L'Homme ne vit pas seulement de pain…
— Ah… Tu veux du poisson ?

Toute notre amitié serait parsemée de ce genre de quiproquo. Il était un peu bouché, le barbu. Mais il était bon, et généreux. Je l'aimais bien. Il s'appelait Simon…


Mon histoire, vous la connaissez. Inutile que je la raconte à nouveau, même si ce qu'on vous a enseigné est assez loin de la réalité. Par exemple, lorsqu'ils m'ont amené cet aveugle pour que je le guérisse… J'ai posé mes mains sur ses yeux comme le Père me l'avait appris. Ils ont alors tous crié au miracle. Mais ça n'avait rien d'un miracle : c'est comme cela que j'avais appris à guérir.

De la même manière, ils n'ont cessé de faire la confusion entre le Père et le Dieu auquel ils croyaient tous. Ils n'avaient pas tout à fait tort, mais en même temps ils étaient si loin de la réalité…

— Tu es le fils de Dieu !

Pouvais-je leur dire la vérité sans les effrayer plus qu'ils ne l'étaient déjà ? Ils avaient pris une des femmes qui nous suivait pour ma mère. Ils prétendaient qu'elle n'avait jamais connu d'homme et que, par conséquent, il s'agissait là d'un autre miracle. Je laissai dire ; la réalité aurait été encore plus incroyable à leurs yeux.


Je m'étais réveillé en plein désert. Puis, pendant deux jours, j'avais marché plein nord. Il fallait que je me réhabitue à mon corps, que je réapprenne à marcher, que je sente la chaleur du jour, le froid de la nuit, que je reprenne conscience de ce monde, que je voie quels oiseaux volaient dans le ciel, quels animaux peuplaient le désert. Il fallait également que je réapprenne la place des étoiles dans le ciel. Durant ces deux jours, je me remémorai ma vie passée, ce qui m'avait amené jusqu'ici…

La tribu… Une semaine de chasse loin des grottes. Nous ramenions du gibier en abondance lorsque soudain le chef poussa un grognement inhabituel. Là-haut, venant du ciel, un énorme caillou semblait tomber vers nous. Il brillait de mille feux. Je le fixai longuement, jusqu'à ce que, presque arrivé sur le sol, il freine sa descente. Ce n'était pas un caillou, bien sûr. Il se posa lentement. Je cherchai mes compagnons du regard ; ils s'étaient tous enfuis. Sans comprendre pourquoi, je n'avais pas peur. Au contraire, je me sentais attiré par cet objet volant dont semblaient émaner des ondes de bien-être et de paix.

Et puis, toujours sans que je puisse réaliser comment, je me suis retrouvé à l'intérieur. Des animaux étranges me regardaient. Ils avaient des têtes plates et de grands yeux rouges. Ils ne ressemblaient ni aux singes que j'avais pu voir, ni aux hommes de ma tribu, même si comme moi ils étaient dotés de deux jambes et de deux bras. L'un d'eux me fit signe de le suivre.

Il m'enseigna beaucoup de choses, même s'il s'agissait d'une infime partie de ce qu'il savait. Je n'étais pas le seul à recevoir son enseignement. D'autres créatures bizarres faisaient partie de son groupe d'élèves. Nous apprîmes lentement. La sagesse pour commencer, puis la médecine, puis la maîtrise de nos sept sens : l'ouïe, le goût, le toucher, l'odorat, la vue, mais également la faculté de lire dans les pensées des autres ainsi que de ressentir les maux de leur corps. Nous apprîmes à nous nourrir de l'air qui nous environnait, à nous déplacer sans bouger, à devenir plus légers que l'air. Tout ce que mes futurs compagnons allaient appeler « miracles » mais qui ne sont que le développement de toutes nos facultés physiques, sensitives et intellectuelles.

Et puis un jour, le Père (celui qui nous enseignait) nous expliqua qu'il nous avait choisis parmi les habitants de nos mondes respectifs afin d'aider nos frères à devenir eux-mêmes. Après plusieurs siècles, mon temps était venu ; il me renvoya d'où je venais.


Mais le monde est resté hermétique à cet enseignement. Ou alors, je n'étais pas doué… J'ai tout essayé, pourtant : compassion, amour, charité, sagesse… aucun message ne fut reçu comme il aurait fallu. Tout ce qui les intéressait, c'était les tours de passe-passe :

« Il a marché sur l'eau ! »
« Il a changé l'eau en vin ! »
« Il a guéri des malades ! »
« Il a ressuscité un mort ! »

Mais le partage, le souci du prochain, la tolérance, rien de tout cela ne les a émus. Je me souviens du jour où, après avoir parlé pendant près de trois heures à une foule assemblée sur la montagne, je vis Simon venir vers moi, rayonnant.

— Tu as été formidable, me dit-il.
— Tu le penses vraiment ?
— Bien sûr… Nous n'avions que trois poissons et deux pains, et tu as réussi à nourrir plus de trois cents personnes avec. Regarde, on a même pu remplir des paniers avec ce qu'ils n'ont pas mangé.
— Oui, Simon. Mais comment ont-ils reçu ce que je leur ai dit ?
— Alors là, c'est plus difficile. Ils n'ont pas eu l'air de tout comprendre. Moi non plus, d'ailleurs. Cette histoire d'aimer ses ennemis… ce n'est pas comme ça qu'on fera fuir les Romains.

Mais le Père m'avait prévenu. Les hommes étaient sans doute les créatures les moins intelligentes de tous les mondes connus. Il avait même demandé de faire très attention à ne pas trop me mettre en danger.

C'est alors que j'eus l'idée de renverser la table. Je pris de front les Grands Prêtres et rendis mon enseignement scandaleux à leurs yeux. J'affirmai que le Père aimait autant les prostituées et les voleurs que les notables qui faisaient des offrandes au Temple. J'allais dîner chez les bandits, j'allais aux mariages des pouilleux, et j'affirmais qu'ils avaient plus de prix à mes yeux que ceux qui se jugeaient honorables. Je traitais les marchands de voleurs, et les dévots d'hypocrites…

Et ce qui devait arriver arriva : ils m'arrêtèrent et décidèrent de me mettre à mort.

Je savais que le Père ne me laisserait pas tomber. Qu'il interviendrait, et qu'alors les hommes seraient obligés de faire un effort de compréhension. Mais rien ne se passa comme prévu. Je fus torturé, puis crucifié. J'avoue qu'au moment de mourir, je suis tombé dans un abîme d'incompréhension et que j'ai crié « Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? »

Il ne m'avait pas abandonné. Il me fit revenir à la vie trois jours après, ce qui stupéfia le monde. Puis, alors que quelques semaines après j'étais réuni avec mes disciples, il revint me chercher à bord de son vaisseau que les gens assemblés prirent pour une lumière céleste.

Nous avions frappé fort, lui et moi, pour convaincre les hommes… Peine perdue !

Un nommé Paul arriva parmi mes fidèles et commença à détourner l'enseignement que j'avais tenté de transmettre. Simon tenta bien de résister, mais l'autre avait des lettres… Il créa une religion supplémentaire, nouvelle source de discorde au nom de laquelle des milliers de pauvres gens furent mis à mort pendant plus de deux mille ans ; et ça continue aujourd'hui.


Le Père m'a débarqué dans une petite ville d'un pays qu'on appelle « France ». Je suis vêtu comme un vagabond et j'erre dans ce que les habitants appellent avec un mépris mêlé de crainte « la jungle de Calais ». Il y a ici des centaines de réfugiés attroupés devant des voitures de police. Un jeune Irakien me dit qu'on vient pour les expulser.

— Comment t'appelles-tu ?
— Aziz, Monsieur…
— Suis-moi. Nous allons leur parler.

Devant moi, les forces de l'ordre avec des fusils ; derrière moi, une foule d'affamés prêts à se battre. Je sens la haine des uns, le désespoir des autres, les frustrations, les colères… et l'avertissement du Père qui pèse lourdement sur mes épaules : « C'est leur dernière chance, mon fils : s'ils ne t'écoutent pas, la Terre sera détruite ! »