Coït jazz
Mo12/04/2018C'est Chino qui avait lâché le morceau. Une pute aveugle. Au niveau du boulevard Grosso, elle enchaînait les passes dans une petite piaule d’hôtel. Un genre de grosse mama africaine, les seins jusqu'aux rotules, le bide taillé à la césarienne, la quarantaine frappée, mais blanche comme un flocon nordique. Elle prenait à tarif discount, la moitié de ce qui se faisait sur la plupart des trottoirs du Sud. Vingt euros. Je l'avais pas cru, Chino, mais comme je ne baisais pas beaucoup, voire pas, je dus m'y résoudre et me convaincre que son histoire, c’était pas du toc.
On entamait l’été et Chino s'envolait comme à l'accoutumée pour le Maroc afin de mener à bien sa petite affaire lucrative de Zâtla. Le fait que cet idiot avare s'en allait, loin me conforter davantage, fit que les machineries se mirent en branle.
Je choisis un lundi, jour mort, mais en saison estivale il restait plus qu'effervescent. Grasse matinée. Après-midi obèse à l'ombre. Vers seize heures, je me payai plusieurs bières à quelques centimes au Lidl du coin pour me donner du courage, marchai jusqu’au début de la promenade des Anglais et me posai sur les galets de Carras. Toute une faune se trémoussait au bord de l'eau, peau cramée, vieux et marmots, handicapés, nymphes, armoires à glace, volutes de monoï, maillots échancrés, moules-bite menteurs, chichis, beignets aux pommes et boissons fraîches TTC.
Tout ça grouillait joyeusement, pissait, paradait sous un soleil assassin, léché par une mer azur, transparente et sans remous. On vint me gratter des cannettes ; je rembarrai aussi sec : je suis radin. Surtout les couilles pleines, faut pas chercher l'amour et l’aumône chez moi. Quoique proche du but, pensai-je, je pouvais faire un geste : je levai le coude à ma santé. Je connais trop la valeur des choses ; c’est mon principal défaut.
Et alors qu'ivre, face à la Méditerranée, je formais dans un coin libre de mon crâne des images de chair graisseuse, de bourrelets, de gros culs, de chattes poilues et puantes ouvertes qui se donnaient, je sentais les premières brises de fin de journée, comme des tétons bruns et fermes, passer sur ma nuque, effleurer mes joues, mes oreilles, zigzaguer entre mes orteils, se faufiler entre mon torse et ma chemise. Il était temps de se mettre en route ; il me restait trois bières. Le boulevard Grosso se trouvait à plus six kilomètres. Je ne voulais pas prendre le bus. Il fallait savourer chaque seconde du voyage.
Le ciel était pourpre, le vent chargé de parfums nostalgiques. Des cyclistes, des joggeurs, des skateurs, rolleurs et déambulateurs s'époumonaient le long de l'allée anglaise, m'effleurant à plusieurs reprises sans s'excuser. La nuit tombait en slow motion ; les phares des véhicules, les enseignes électriques et les lampadaires commençaient à percer l'obscurité dévorante. Des putes apparaissaient ici et là… je ne pouvais m’empêcher de bander tout en me laissant porter par le décor.
Chino m'avait rencardé. La dame de joie s'appelait Eleanor. Elle aimait le jazz. Elle allumait une bougie, et ça durait le temps de la flamme. Chaque fois qu'elle finissait un client, elle envoyait un disque d'Ibrahim Maalouf. Elle disait que c’était de la musique pure, de la vibration de puceau qui la nettoyait de haut en bas, tout un bordel spirituel. Chino m'avait dit que c’était pas parce qu'elle était aveugle qu'il aimait la baiser, mais parce que c'était une Maghrébine à la peau blanche comme une républicaine ; ça lui procurait du plaisir. Moi, j'y comprenais rien : une fouffe c'est une fouffe, point barre. Je faisais pas dans le trafic, moi ; j'avais pas les moyens pour les voyages, et les choix dans pratiquement tous les domaines de la vie alors, ces petits plaisirs insolites, je me les permettais pas ; autant aller à la chasse et attendre un cerf rose avant de tirer. Chaque geste d'un homme n'a pour but que de baiser, mais une chatte, même la meilleure du monde, ça ne vaut pas la taule ou les risques que certains prennent. On n'emporte rien nulle part, même le plus beau des soupirs. Le temps dévore tout. Je m’étais demandé comment pouvait faire un manchot laid et sans un rond… en me mettant à sa place, je faillis demander de l'aide à ma sœur ; j'avais pas trouvé de réponse.
Je dépassai l’hôpital Magnan, le cœur enveloppé dans une note de trompette, chaude et vibrante, qui se nourrissait de l'essence de la nuit d'un lundi de juin pour me porter sur son dos jusqu'à destination. Parce que c’était pour elle, tout ça, elle qui voulait vivre, qui pulsait depuis le trognon de mon être, et je la suivais, fidèle comme une femme battue tressaille au clic du verrou de la porte de l'appartement. Qu'on est bien seul, sous l'aile de la vie nocturne… Bourré, certes, mais bien quand même, avec l'essentiel dans l'âme.
Mes vingt euros en deux billets de dix dans la poche de poitrine, je pouvais continuer à marcher indéfiniment. Je croisais les autres, tels des cerfs-volants esseulés, virevoltant à basse altitude, en couple, famille, solo, mais tous solos dans le fond… J'ouvris une autre canette. Les chauves-souris flottaient chaotiquement autour des lampadaires grésillants… J’étais chauve, j’étais la souris, j’étais grésillant… Grosso était sous mes pieds. L’hôtel de la Buffa, discret, encastré dans un immeuble vétuste, son enseigne, nez-bleu, débordait tout juste.
Mon corps se mit à accélérer. Chambre 100. Premier étage. Tout un tas de liquides chauds et froids circulaient à plein régime de ma tête aux orteils, en évitant soigneusement mon cœur. Je passai la porte battante aux vitres pleines de traces de doigts ; derrière le comptoir, personne. Je montai, en manquant de me ramasser de peu.
Une peluche était posée devant la porte 100. Signe de passe en cours. J'avais une grande envie de pisser. Je retournai dehors. Mes aisselles ruisselaient. J'avais chaud, d'un coup. J'entrai dans une ruelle sans lumière et pissai longuement contre une porte de garage. Je tapai ma poitrine ; les sous étaient toujours là. Je levai les yeux : on m'observait, ou c’était un pot de fleurs. Les voitures m’éclairaient une seconde, par intermittence, tel une proie débusquée. Je m'en étais foutu plein les pieds… Ma vue se brouillait, l'alcool attaquait en traître. J'en avais marre. Je retournai à l’hôtel. Personne au comptoir. Je montai. La peluche était toujours là. J’étais à deux doigts de donner un coup pied dedans et de défoncer la porte. Je savais depuis tout gosse comment ne pas me casser le délire. Je me retins et entamai les cent foulées dans le couloir.
Il y avait six chambres en tout. C’était mal éclairé, ça sentait la mauvaise bouffe de cantine. Comment Chino avait dégoté ce plan ? Y fallait le vouloir pour se retrouver dans ce trou de balle ! Il m'avait mis sur beaucoup de bons filons. Il admirait ma résignation face au système et ma survie bras dessus bras dessous avec le RSA. Lui brassait beaucoup de pognon et le dépensait très mal. Il attendait, sans le savoir, d'aller en prison, mais ça tardait à venir.
On se connaissait depuis gamins. Il créchait au troisième et moi au rez-de-chaussée et, de ce fait, j'ai été le témoin de tous ses méfaits. Il m'en donnait au passage, on n'a rien sans rien. Les insensibles, les sans-âme ont besoin de luxe, de compliments et de compagnie ; les sensibles de forniquer et de solitude. C'est ce que j'en avais déduit, tout au bout de ces années.
La porte de la chambre 100 couina. Une silhouette se glissa dans l’entrebâillement et s'évapora dans les escaliers. La peluche n’était plus là. Je déglutis. Devant la porte, je vérifiai encore une fois que l'argent était à sa place et toquai. Une voix comme celle qui, sur le quai des gares, annonce les horaires des trains m'ordonna d'entrer. Je ne voulais plus y aller, mais mon âme glissa la première dans la chambre 100.
Eleanor se tenait sur le lit. Elle ne portait rien, la tignasse tirée en arrière, bras épais comme des pains de campagne, cuissots translucides, largement écartés. Un pachyderme sensuel. Une sorte de vaseline étalée sur ses cheveux lui donnait une ambiance surréaliste, cosmique. Ça sentait la mèche brûlée. Dans ses mains, elle tenait comme un animal de compagnie, une sorte de mini radiocassette flambant neuve. Le regard mort, elle pressa une touche.
— L'argent, pose-le dans le creux de ma main !
La voix robotisée était sortie des entrailles de son appareil. Sa main était déjà tendue. Je m’exécutai, complètement ébahi, fasciné. Elle porta les deux billets de dix euros jusqu'à ses narines et les huma. Ses yeux étaient remplis d'un blanc opaque, comme celui des œufs. Au centre gisait une blafarde pâleur bleuie. Un effluve artificiel de sucreries, comme des Dragibus ou des fraises Tagada, l'enveloppait. Elle pressa encore sur engin :
— Déshabille-toi, fit la voix.
J’obéis.
Chino ne m'avait pas mis au parfum concernant la radiocassette… Était-elle muette ? Était-ce un rite ? Fichtre ! J’étais à poil. Elle se leva, et tout en tâtant le décor elle arriva à la commode. Elle sortit d'un tiroir une minuscule bougie, et à l'aide d'un briquet donna vie à une flamme. La chose était trop étrange pour l'interrompre… elle revint en me frôlant. Son visage était soigné, les traits fins, un maquillage outrageux le recouvrait. Sa bedaine était séparée en deux par une cicatrice aux teintes pourpres. Son flanc portait l'entaille de l’appendicite. Ses cuisses étaient d'une fermeté étonnante. Rien qu'à la vue, rien qu'en posant les yeux dessus, l'imagination s’embrasait sans retour.
Chino m’avait dépeint une croûte horrible… je la trouvai délicieuse. Je jouai le missionnaire, rampai, le cul à l'air, sur le drap râpeux jusqu'à l'antre originel. Par la fenêtre, la nuit nous matait, sans lune. Je songeai un instant au sida, à toutes les saletés transmissibles, mais à vingt euros on ne peut pas se payer le loisir de jouir en sécurité.
J'avais raison de ne pas m'attendre à de l'affection ; elle leva les jambes bien haut et s'agrippa au coussin derrière sa nuque. C’était comme de pénétrer un tableau de maître. Une bougie frêle dans le dos, je me laissai aspirer goulûment. Je ne fus pas long. Je restai entre ses cuisses entre la vie et la mort le temps de reprendre mes esprits et de me sentir mal. Elle se contenta de ne pas bouger. J’étais recouvert de son odeur. Mes mains étaient pleines de vaseline. Après une douche sommaire, je me rhabillai.
De retour de ma toilette, une musique jazz à faible volume se déversait dans la pièce. Un fin sourire faisait frémir la frimousse inexpressive d'Eleanor. Elle pressa une touche de son animal-radio :
— Claque la porte en sortant. Merci.
Je tournai les talons et, à pas de velours, avançai jusqu'à la porte. Je m'immobilisai et l'observai. Une trompette sonnait orientale sur une batterie lente et feutrée. Je claquai la porte de l’intérieur. Je pouvais au pire récupérer ma mise et en prendre au passage. La bougie vacillait. J’étais vraiment bidon. Ça ne valait pas la peine de perdre mes sous ; je devais les récupérer. Je tentai d'avancer, espérant qu'elle se rende aux toilettes pour que je puisse fouiller à mon aise. La mélodie poignante tentait de m'arracher de l’émotion. Mon oseille en premier ; je pleurnicherais ensuite !
Eleanor se leva en titubant et avança dans ma direction en se cognant. La bougie, pensai-je, elle voulait l’éteindre. Je retenais ma respiration ; c’était accalmie avant le solo…. Elle était toute proche. Ne sentait pas ma présence. Elle souffla sur la bougie. La trompette s'envola loin. Elle continua d'avancer, me passa sous le nez, arriva à la porte. Je me permis d'avancer un peu, à l'ombre du jazz. Elle attrapa la poignée, ouvrit la porte, se tourna vers moi. Je stoppai mon ascension.
— Tu vas sortir d'ici, petit con ?