Ce que l'oubli ne peut effacer
Lambdales20/09/2018La gare est annoncée et le train ralentit. On arrive de Paris en une heure et demie maintenant. Dire qu'on disait que le TGV ne passerait pas par ici… À l'ouverture de la porte, l'air froid envahit le wagon. Dehors il fait noir, alors qu'il n'est pas encore dix-neuf heures. Je reste un instant immobile sur le quai à respirer ces parfums qui marquent les endroits que l'on aime et que l'on retrouve avec plaisir. Les alentours ont bien changé. Là, juste en face, derrière la voie terminus d'où les TER partent pour un peu plus loin vers l'Est ou le Sud, il y avait un vaste terrain vague et des parkings. Ça s'est construit, de métal et de verre. Avec la nuit, on a même l'impression que la ville s'est resserrée autour des rails.
Je sors, traverse la rue devant la station de taxi où se pressent les voyageurs et m'immobilise à nouveau sur la place Thiers pour reprendre mes marques. Pour emplir mes poumons de cet air qui a nourri l'essentiel de ma jeunesse. Un léger vent s'est levé. Il y a un peu de monde, mais une apaisante sensation de calme domine malgré tout. Comme toujours. À gauche, l'imposante silhouette de mon hôtel se dessine. Il a changé de nom, tiens, je me rappelle…
Mon sac de voyage en bandoulière, je m'enfile dans les rues. Je prendrai ma chambre après le dîner. Je passe devant le lycée Poincaré où j'ai fait une partie de mes études, et surtout mes deux années de classes préparatoires. Allez savoir pourquoi, les souvenirs de cette époque semblent être ma référence. Comme si le temps s'était arrêté à un moment donné au cours de cette période pour alimenter ma nostalgie. Je presse le pas. On m'attend, et c'est moi qui ai réservé dans cet agréable petit restaurant de la rue des Maréchaux.
Le garçon me place à une table pour deux dont je suis pour l'instant le seul hôte. À ma gauche, presqu'en face de moi, une femme est assise sur la banquette. Brune, les cheveux longs, plutôt jolie, elle semble patienter elle aussi. Son visage détendu affiche un calme rassurant. Je me mets en devoir d'entamer la conversation. Elle attend un ami qui lui a donné rendez-vous mais elle ajoute, avec un sourire ironique teinté de déception, qu'elle se demande s'il s'agit de la bonne date. Je reconnais que je n'ai peut-être moi non plus pas été très précis dans mes instructions, me disant en souriant à mon tour qu'on m'a peut-être aussi posé un lapin…
Personne n'est venu et nous avons finalement mangé tous les deux à ma table. Elle n'est pas originaire de la ville même, mais vient des contreforts du massif montagneux, au sud de cette région qu'elle semble tant aimer. Il suffit d'une petite heure de train pour s'y rendre, en prenant l'un de ces omnibus auxquels je songeais en arrivant à la gare.
Elle est directe, enjouée et tout en retenue, comme les gens d'ici. Sa compagnie est agréable, et sans même nous concerter nous flânons, après que j'ai réglé l'addition, jusqu'à la place de la Carrière. Celle-ci me fait remonter un souvenir bien agréable.
Je préparais à l'époque les oraux de mes concours. C'était au printemps, en début de soirée, il faisait bon. Il y avait énormément d'animation : une course très populaire battait son plein depuis le milieu de l'après-midi. Chaque équipe, représentant son école ou son université, devait en vingt-quatre heures effectuer le plus grand nombre de tours de la place à bord de chars improbables propulsés par la seule force humaine. Nous avions rejoint, sur le terre-plein central où étaient installés les stands et leurs ateliers mécanique improvisés, des amis de mon frère aîné. Au sein de ce groupe d'étudiants, j'avais rapidement repéré une très jolie jeune fille. Joli visage, jolie poitrine et jolies courbes en général. Dans un second temps, c'est sa bonne humeur, son sourire et sa franchise bienveillante qui avaient emporté mon cœur, la rendant du même coup intimidante et inaccessible pour un garçon aussi timide et maladroit que je pouvais l'être. Sans m'intégrer vraiment à ce groupe dont les membres étaient de deux à trois ans plus âgés que moi, je m'y sentais bien. Et, avant tout, je me complaisais dans la douce évocation d'aventures romantiques avec celle que je n'osais aborder…
Nous remontons la légère pente de la longue place de la Carrière sans échanger un mot. Je suis un peu perdu dans mes souvenirs, mais je la regarde parfois, un peu gêné de l'abandonner ainsi au silence. Elle me renvoie gentiment à chaque fois un regard doux qui me rassure et semble dire mieux que tous les mots qu'elle aussi se sent bien. Nous débouchons sur la place Saint-Epvre et décidons de nous arrêter pour boire une bière face à la basilique. Le garçon paraît surpris, mais prend notre commande. Il faut dire qu'il est tard et qu'il fait froid. Toutefois, s'asseoir là s'est apparemment imposé comme une évidence pour ma compagne d'un soir et moi-même. C'est là que notre joyeuse bande avait également atterri lors de cette soirée il y a une vingtaine d'années.
Nous avions dû regrouper deux tables pour nous installer, et plusieurs tournées nous avaient entraînés jusque tard dans la nuit. Le hasard avait placé la jeune fille à côté de moi, et je n'avais rien fait pour le contrarier. Chaque mot, chaque bout de conversation avec elle lui avait probablement paru banals, au mieux sympathiques ; ils étaient de véritables victoires pour mon cœur d'artichaut. Lorsque nous nous étions levés pour nous séparer, son regard avait croisé le mien et le temps s'était figé. Je ne voyais plus que ses yeux. Au bout de quelques secondes, elle avait ouvert la bouche :
— Tu voulais me dire quelque chose ?
J'étais resté muet. Nous avions finalement échangé un rapide « bonsoir » puis elle avait tourné les talons en baissant la tête et avait rattrapé ses amis. J'ignorais où mon frère avait bien pu passer. Peut-être était-il parti avec le groupe ; peut-être avaient-ils fini la soirée ailleurs. Et peu importait : j'étais rentré le cœur léger…
Je suis couché sur le dos dans le grand lit de ma chambre d'hôtel. En appui sur ses deux bras tendus au-dessus de mes épaules, elle va et vient lentement contre mon ventre. Je me sens si bien en elle… Sa douce chaleur humide répond à mon ardent désir, et j'aimerais que cette enivrante sensation provoquée par le contact de sa peau contre la mienne ne s'arrête jamais. Nulle parole, nul cri. Juste le silence à peine entamé par le froissement des draps et nos profondes respirations.
Nous étions revenus jusqu'ici ensemble, en discutant paisiblement. Elle m'avait accompagné à la réception. Ensuite à l'ascenseur. Là, dans la promiscuité de la cabine, mes lèvres avaient trouvé les siennes. Ses mains s'étaient posées sur mon torse, puis avaient glissé jusqu'à ma taille. Les miennes avaient à peu près suivi le même parcours sur son chemisier, sous sa veste, en tremblant un peu.
J'ai l'impression que ce long baiser a duré jusqu'à ce que nos corps nus s'enlacent en se laissant tomber sur le matelas. Il n'y a plus qu'elle au monde. Plus rien autour de nous.
Ses mouvements s'accélèrent ; mon cœur cogne dans ma poitrine et contre mes tempes. Nos souffles se répondent, de plus en plus forts. Elle s'effondre sur moi en soupirant, plaquant sa poitrine contre la mienne. Nous jouissons à l'unisson de ce bonheur qui nous attendait depuis si longtemps. Elle se redresse et m'offre à nouveau ce regard auquel j'aurais voulu rester accroché ma vie entière. Ma gorge est nouée, mais il faut cette fois que les mots sortent.
— Oui, je voulais te dire…
« Je t'aime. »
Le temps peut enfin reprendre son cours, comme s'il m'en avait voulu d'avoir laissé partir sans chercher à la retenir cette belle jeune femme brune qui m'avait tendu la main. Mon cœur n'a jamais accepté que ma mémoire la fasse disparaître avec tous ces souvenirs que l'on perd au fil des années. Je ne la quitterai plus.
« Je t'aime. »