W.S.O.P.
H.P. Brodsky01/05/2017Ne me demandez pas comment c'est arrivé ; je n'en sais rien moi-même, je n'ai pas eu le temps de réaliser. N'EMPÊCHE QUE C'EST ARRIVÉ : je me suis retrouvé dans les trois premières places de la table finale du World Series Of Poker de Los Angeles, face à Tony G. et Kurt Robert. On venait de me servir un 7 et un 2 dépareillés, la main la plus pourrie du monde ; et comme de bien entendu, j'ai passé mon tour et perdu ma blind. Robert a relancé de 30 000, et aussitôt Tony a commencé à l'asticoter :
— Je suis sûr que tu bluffes, Bobby… T'as déjà pas les couilles de jouer avec une paire de rois, alors si T'AVAIS VRAIMENT QUELQUE CHOSE EN POGNE, tu la jouerais frileux comme d'habitude, genre tapette, prêt à prendre dans le dos le mec qui se baisse pour ramasser la savonnette que tu aurais laissée tomber…
Robert ne répondit pas. Il tentait de rester impassible face aux provocations de l'autre. Mais G. était murgé, comme toujours à ce stade de la compétition. Dans ces moments-là, il était incapable de s'arrêter, et comme il adorait faire le guignol et entendre le public se marrer, il en rajouta une couche :
— Je vais te dire ce que j'ai en pogne, trouduc : j'ai as - roi. Si tu connais tes stats', tu sais comme moi que je suis le plus fort.
Bobby craqua :
— Je vois surtout que tu es short stack, Tony. Alors ferme ta grande gueule et joue.
— OK, Bobby… Tu crois que ton tas de pognon m'impressionne ? Alors, tapis : 280 000 et des brouettes. Si tu perds le coup, il va juste te rester de quoi payer un coup à boire aux autres perdants.
— Suivi !
Je suis sûr que Robert pensait que Tony bluffait. Mais ce dernier retourna effectivement un roi de pique et un as de cœur. L'autre tira la gueule ; il avait une paire de 6, ce qui n'était pas si mal, finalement. Mais ses chances de l'emporter étaient minces…
Le donneur retourna le flop et confirma la chose : valet de cœur, as de trèfle, 5 de cœur.
— Et voilà, mec, tu l'as dans l'os. À ta santé, reprit Tony en levant vers lui son verre de sky.
Surprise : Robert toucha un troisième 6 au turn. Il resta impassible. G. se leva en pestant :
— C'est pas possible ! PAS POSSIBLE, MERDE ! Tu ferais bien de mieux surveiller ta femme, enfoiré ; je suis certain qu'elle en train de se faire tringler dans les chiottes, juste pour que tu gagnes ce coup.
— Si tu savais tout ce qu'elle est capable de faire par amour, mec, dit Bobby en riant.
La river confirma la déroute de Tony G. en offrant un 2 de trèfle à Robert qui ramassa les gains. Quant à moi, je n'en croyais pas mes yeux : j'étais en finale de la table finale ; j'allais jouer le prochain coup pour un million de dollars ! Même dans mes rêves les plus dingues, je n'avais jamais imaginé un truc pareil.
Les huissiers apportèrent sous les applaudissements du public le coffre empli de biftons contenant le premier prix ; devant ce spectacle merveilleux, je ne pus retenir une larme.
Bobby et moi étions désormais face à face. Le donneur me servit deux dames, pique et carreau. Deux putains de belles gonzesses : ma main fétiche, celle avec laquelle je n'avais jamais perdu.
— All in ! m'écriai-je alors sans réfléchir.
— Suivi, répondit immédiatement Bobby.
Et cet enfoiré retourna deux as, cœur et carreau.
Putain, on a beau se dire que c'est la main porte-bonheur avec laquelle on a tout lâché, dans un moment comme ça, c'est comme si la fin du monde venait de nous surprendre sans crier gare. Robert s'est levé, les deux bras en l'air, comme le vainqueur que le sort semblait avoir désigné.
Le flop le calma immédiatement : 3 et 5 de pique, mais surtout dame de cœur. Une douce clameur s'éleva dans la salle ; le sort avait changé de camp : j'avais un brelan. Ma main fétiche avait raison, comme elle avait toujours eu raison dans toutes les parties que j'avais jouées. Le turn 7 de pique ne changeait rien.
Le donneur s'apprêtait à retourner la dernière carte.
— Un roi… suppliait Robert en regardant le ciel. Brodsky, tu dois savoir que le Seigneur ne m'abandonne jamais. Je t'en supplie, ô mon Dieu, donne-moi un roi…
Et la river fut UN ROI… de pique.
Mon cœur faillit s'arrêter de battre avant que je n'eusse compris ce qui venait de se passer. Bobby avait bien touché un brelan supérieur au mien, mais je venais de mon côté de toucher UNE FOUTUE COULEUR GRÂCE À MA DAME DE PIQUE. Je sautai de joie, et…
BRAOUM !
La déflagration surprit tout le monde. La tribune dans laquelle le public était assis vola en éclats et je fus éclaboussé de sang tandis que passaient devant moi les membres arrachés des premières victimes.
TCHAKATACHAKATCHAT… TCHAK TCHAK TCHAK…
Le fusil-mitrailleur faucha Bobby qui tomba sur le sol tel un pantin désarticulé. Moi-même, je me réfugiai sous la table en espérant être épargné. C'est alors qu'ils envoyèrent les gaz asphyxiants. J'ignorais à quoi cela pouvait ressembler… Je le sus alors. Une abominable odeur de merde me prit à la gorge et…
… je me réveillai en sursaut, inondé de sueur et le cœur battant à tout rompre. Je mis quelques minutes à COMPRENDRE QUE J'ÉTAIS BIEN VIVANT. Et quelques secondes de plus à remarquer que l'odeur pestilentielle des gaz asphyxiants était toujours présente. Je me retournai alors vers Sally qui faisait semblant de dormir profondément, mais dont les joues étaient devenues rouge écarlate. Je compris alors ce qui venait d'arriver : je ne gagnerai jamais les World Series Of Poker, mais Sally resterait à jamais la championne des World Series Of Prout.
Je pris sur moi pour ne pas lui coller une beigne et je me levai pour ouvrir en grand la fenêtre malgré le froid glacé de l'hiver. Sauf que j'étais à poil. Je décidai de me rendre à la cuisine et de boire un verre d'eau, le temps que l'odeur disparaisse.
À peine dans le couloir, j'entendis le chouinement de Zébulon qui avait lui aussi été réveillé par la déflagration. Il allait ouvrir la porte de sa chambre et me surprendre la bite à l'air… Merde ! J'eus juste le temps de me réfugier dans les chiottes.
J'entendis alors ses petits pas avancer, et il tenta d'ouvrir la porte.
— Y a quelqu'un, Zébulon… Retourne te coucher.
— Mais non, Henri, j'ai peur, et j'ai envie de pipi.
— Eh bien retourne dans ton lit et je te dirai quand tu pourras y aller.
— Non, j'ai trop envie… je vais faire pipi dans ma culotte !
— Écoute, Zébulon, là je fais caca, et j'en ai pour un moment. Alors va dans la salle de bain et fais pipi dans la baignoire.
Je l'entendis s'éloigner… pour revenir trente secondes après.
— Je suis pas assez grand, Henri. J'arrive pas à faire pipi dans la baignoire.
— Eh bien va demander à maman qu'elle t'aide ; moi, je ne peux pas sortir.
Nouveau départ de Zébulon, et nouveau retour trente secondes plus tard :
— Maman dort. J'arrive pas à la réveiller.
— Mais non, MAMAN FAIT SEMBLANT DE DORMIR. Retourne la voir dans la chambre.
— Nooon !
— Pourquoi ?
— Ça sent trop mauvais dans la chambre. C'est ta faute, tu arrêtes pas de faire des prouts.
— Mais… ce n'est pas moi cette fois, Zébulon.
— Si, c'est toi. Je te connais : tu fais tout le temps des prouts !
Il y a des moments où l'on se sent seul, tellement seul au monde…